Le 12 août 189…, la Commission B de l’Amirauté anglaise (Naval-office) était réunie. Le mois d’Auguste (August) dépeuple les habitations luxueuses de Londres. Banquiers, fonctionnaires, lords, tous ceux que la fortune a touchés de sa magique baguette ont filé à toute vapeur vers les lieux de villégiature en vogue. De Brighton à la pointe de Cornouailles, de l’île de Wight au cap Wrath, les stations balnéaires, lacustres, thermales sont envahies par des familles joyeuses, avides de repos et de grand air. Beaucoup même ne craignent pas de traverser la mer et, ainsi que des oiseaux migrateurs, on voit apparaître les complets à carreaux des gentlemen, les chapeaux canotiers des petites misses blondes, à Ostende, Dunkerque, Boulogne, Mayville, Dieppe, Trouville, en Bretagne, en Dauphiné, en Auvergne, dans les Gorges du Tarn.
Aussi la Commission B était-elle représentée seulement par trois membres. Mais ces trois valent une armée ; ce sont ceux qui ne se reposent jamais, qui tissent sans relâche l’immense toile d’araignée, faite de fils et de câbles télégraphiques, dont l’Angleterre prétend emprisonner le monde.
Donc lord Steam, président, le baronnet Helix et sir Torpedo travaillaient. Leurs plumes grinçantes couraient sur le papier, rédigeant ces ordres laconiques qui, tout autour de la boule terrestre, troublent la paix des nations.
De temps à autre, l’un des scribes levait la tête et la face impassible posait une question :
– Une petite insurrection sur le Mékong, afin de détourner du Niger l’attention des Français ?
– Cinq mille fusils à tir rapide aux indigènes du Cameroun ? Les Allemands se préoccupent trop de la question du Nil ?
Les deux autres répondaient :
– Nous pensons ainsi.
– All right !
Et la séance continuait.
Soudain la porte s’ouvrit et un usher – huissier – entra d’une allure compassée.
Les membres de la Commission interrompirent leur besogne et d’un regard inquiet enveloppèrent le nouveau venu.
Il fallait un motif grave pour que, contrairement à tous les usages, on se permît de les déranger.
L’huissier portait sur un coussin de velours une lettre décachetée.
– Qu’est-ce, Simmy ? demanda lord Steam d’une voix mal assurée.
– Une lettre qu’a reçue sa Gracieuse Majesté la Reine et qu’elle transmet à l’Amirauté pour qu’elle y réponde au mieux des intérêts de l’Angleterre.
– Très bien, donnez… maintenant, allez dehors.
Simmy obéit après une révérence de grand style.
Alors le noble gentleman déplia la lettre et lut d’une voix lente ces lignes, dont la tournure très anglaise ne laissait aucun doute sur la nationalité de celui qui les avait tracées :
« En un point du monde, ce 11 mai 189…
« Très Haute, très Vénérée, très Gracieuse Majesté,
« Je sais que vous êtes bonne et non capable de faire dommage à quelqu’un ; mais de votre Bonté les Ministres regardent à cela autrement. Ils disent le peuple est heureux, et le peuple répond tout bas : Je ne suis pas !
« C’est votre Justice que je viens réclamer pour cause de deux choses impropres exécutées certainement en dehors de votre approbation, et qui marqueraient de taches le glorieux règne de Votre Majesté.
« Je dois fermer la bouche sur l’une de ces choses, mais pour l’autre, je puis dire ce que je signifie.
« La matière est sir Toby Allsmine, général Directeur de la police sur toutes les terres de langue anglaise baignées par l’océan Pacifique (Australie, Malacca, Bornéo, Nouvelle-Guinée, Archipels divers, Nouvelle Zélande, Tasmanie, Comptoirs chinois et japonais, Provinces occidentales du Dominion ou État du Canada), lequel est en résidence à Sydney, dans son hôtel de Paramata-Street.
« Ce personnage devrait avoir la prison ouverte sur lui-même et non pas l’ouvrir pour les autres corps. Votre Majesté verrait la vérité en ordonnant une sérieuse investigation.
« Je pense que Votre Grâce pourra répondre par la voie de la Presse dans les trois mois à venir, mais je lui déclare, de respect étant pleinement, que ce temps passé sans aucune réponse, je considérerai être lésé dans mon Droit. Alors, tout en restant rempli de loyalisme, je me souviendrai que je suis un libre citoyen et proclamerai la guerre en face de l’administration perfide. Alors les rives du Pacifique seront tremblant de moi. Je me dis le plein de respect et de foi de Votre Auguste Majesté.
Signé : « TRIPLEX, bientôt corsaire si vous aimez cela. »
Un silence suivit cette lecture. Les trois membres de la Commission B se consultaient du regard, hésitant à formuler une opinion en présence de l’audacieux défi du correspondant inconnu de la Reine.
Enfin lord Steam comprit qu’en sa qualité de président, il avait le devoir de parler le premier :
– Ne croyez-vous pas, demanda-t-il, que cet écrit est l’œuvre d’une folle tête de bûche ?
– Nous le croyons, modulèrent Helix et Torpedo.
– All right ! Vous estimez donc comme moi, qu’il doit être classé sans suite ?
– Oui.
– Au surplus, cette lettre est datée du 11 mai. Nous sommes arrivés au 14 août ; les trois mois indiqués par le signataire sont écoulés.
– En effet.
Satisfait, le président prit un crayon bleu et traça en travers de la feuille la phrase usuelle :
« Classé sans suite sur l’avis unanime des membres présents. »
Il soulignait cette mention d’un trait vigoureux quand la porte se rouvrit, livrant passage à l’huissier Simmy, porteur de son coussin de velours sur lequel se voyaient plusieurs papiers :
– Câblegrammes, dit-il seulement.
Il fit glisser sur la table trois dépêches et se retira.
Les traits des assistants exprimèrent la stupeur. La séance était troublée pour la seconde fois, fait sans précédent dans les annales de la Commission B.
Oubliant leur flegme, tous étendirent la main vers les dépêches. Chacun en saisit une, la parcourut, eut un soubresaut. Les bouches des trois gentlemen s’ouvrirent enfin et laissèrent tomber la même exclamation :
– Aoh ! très grave !
Puis lord Steam s’empara d’une gomme à effacer et « gomma » rageusement la note qu’il venait d’inscrire sur la missive transmise par la Reine.
– Pas folle tête de bûche du tout, ce Triplex, grommela-t-il. Helix et Torpedo approuvèrent de la tête et de la parole :
– Non, pas du tout !
Avec quelque surprise, le Président examina ses compagnons. Comment lui répondaient-ils ainsi puisqu’il avait lu le câblegramme des yeux seulement ; mais il vit les papiers dans leurs mains et se frappant le front :
– Dépêche en triple expédition, je comprends.
– Sans doute.
– Trois… vu la gravité exceptionnelle.
– Tout à fait exceptionnelle.
– Datée d’hier, 13 août.
– Exactement.
– Expédiée de Wickham, province de Queensland, Australie ?
– Vous vous trompez, interrompit le baronnet Helix. La dépêche vient d’Essington dans la Colombie britannique, Dominion du Canada.
– Hein ? Vous dites ? clama le Président.
LES TROIS DÉPÊCHES.
Ce fut sir Torpedo qui répliqua :
– Je dis que vous errez tous les deux. La provenance est Singapoor, presqu’île de Malacca.
– Voyez vous-même… Wickham.
– Et ceci : Essington.
– Singapoor est assez lisible.
Les trois hommes s’étaient levés. Ils se passaient les câblegrammes, ahuris, égarés. Retombant sur leurs sièges, chacun se prit la tête à deux mains :
– Comprenez-vous ? bégaya le Président.
Les autres eurent un geste désolé en bredouillant :
– Je ne fais pas.
– Il est impossible qu’un homme se trouve le même jour, à la même heure en trois endroits séparés par des milliers de lieues.
– Mathématiquement impossible.
– Cependant ces dépêches sont formelles.
– Elles relatent des faits précis.
– Voyons, mes honorés collègues, du calme, tâchons de voir clair dans tout cela.
Et le Président, ramenant à lui les malencontreux papiers qui bouleversaient à ce point la Commission, reprit d’un accent plus ferme :
– Je vais les relire à haute et intelligible voix.
Il s’enfonça dans son fauteuil, puis continua :
– Premier câble : Wickham, Queensland, 13 août ; garnison absente pour manœuvres ; malfaiteurs ont fait sauter fort Wickham. Trouvé sur décombres carte piquée d’un canif portant inscription : TRIPLEX, corsaire (depuis le 11).
Un temps et lord Steam prit le second papier :
– Deuxième câble : Essington, Dominion, 13 août ; garnison absente pour grande chasse ; malfaiteurs ont fait sauter le fort Essington. Trouvé sur ruines carte piquée par un harpon : TRIPLEX, corsaire (depuis le 11).
Après une nouvelle pause, le lecteur acheva :
– Troisième câble : Singapoor, Établissements de Malacca, 13 août ; garnison absente pour surveillance des pêcheries ; malfaiteurs ont incendié poste Herlang. Sur débris calcinés trouvé carte piquée grande épingle siamoise : TRIPLEX, corsaire (depuis le 11).
Lentement le président posa la dernière dépêche sur la table à côté des deux autres, et croisant les bras, interrogea ses auditeurs :
– Que faire ?
Ils levèrent les mains vers le plafond :
– Quoi faire ? Je le demande à moi-même ?
– Excessivement délicat, articula Steam.
– Excessivement.
– Nous ne pouvons rien.
– Cela est vrai.
– Cependant nous devons agir.
– Tel est notre devoir, en effet.
– Alors… Quoi faire ?
Ainsi que trois augures, les Anglais se regardaient, le visage sombre. Soudain la face sanguine de sir Torpedo s’éclaira :
– Il est quelqu’un qui est au courant.
– Qui donc ? questionnèrent les autres, haletants.
– Sir Toby Allsmine, dont le nom figure dans la lettre.
– C’est juste.
– Donnons-lui des ordres. Il est en jeu deux fois. Comme accusé par ce corsaire ubiquiste et comme Directeur général de la police du Pacifique.
La Commission était rassérénée. Torpedo avait raison. L’Amirauté ne pouvait perdre son temps à deviner l’énigme ; c’était là le devoir de l’agent responsable de la bonne tenue des possessions britanniques des antipodes.
Et sans tarder, réunissant missives et dépêches en un dossier, on expédia le tout à sir Allsmine, avec injonction formelle de capturer mort ou vif l’aventurier qui avait osé toucher d’une main coupable des édifices abrités sous le pavillon de la vieille Angleterre.