L’INFLUENCE DE L’ENCYCLOPÉDIE

Allemagne était toute préparée à s’intéresser à la Révolution française. L’action intellectuelle de la France sur l’Allemagne au XVIIIe siècle avait été immense. Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie, l’Académie des Sciences avaient au delà du Rhin suscité les idées, passionné les esprits. Et même ; quand l’esprit allemand prit conscience de son originalité, quand il s’affranchit, dans l’ordre de l’art et de la pensée, de l’influence exclusive de la France et se créa sa littérature, son théâtre, sa philosophie, il resta en communication vivante avec l’esprit français. C’est Klopstock qui donne le premier au génie allemand une expression épique et lyrique vraiment nationale et n’est Klopstock qui vibrera d’enthousiasme aux premiers événements de la Révolution française, aux premières affirmations de la liberté. En Lessing, qui libère le théâtre allemand de l’initiative servile du théâtre français et qui donne à la critique religieuse une profondeur inconnue en France, la marque de l’esprit critique français, si nette et si aiguë, est toujours visible. Lorsque Kant résout le problème des rapports de la pensée et de l’être par une solution d’une hardiesse incomparable, lorsqu’il fait l’accord de la pensée et du monde sur la primauté de la pensée créant elle-même les lois selon lesquelles le monde se manifeste, que fait-il sinon justifier la science, glorifier la pensée, affermir les fondements de la connaissance et de l’expérience, c’est-à-dire continuer sa manière la grande tradition du XVIIIe siècle français ? Il intervient en réalité pour protéger contre l’offensive possible du doute les magnifiques audaces de la science expérimentale. Il consolide la voie où marchèrent les encyclopédistes, et il en fait la voie royale de la pensée, législatrice des choses.

En tous les esprits allemands de la seconde moitié du XVIIIe siècle, chez les plus modestes comme chez les plus grands, se marquent les traits décisifs de la culture française. C’est un libre souci de la vérité universelle, c’est la haine ou le dédain du préjugé, c’est l’incessant appel à la raison, c’est la large sympathie humaine qui va à tous les peuples et à toutes les races, surtout à tous les efforts de civilisation et de pensée, sous quelque forme et en quelque nation qu’ils se produisent ; c’est le besoin de tout comprendre et de tout harmoniser, de briser l’unité factice de la tradition pour créer l’unité vivante de la science et de l’esprit ; c’est l’inspiration encyclopédique et cosmopolite, la passion de la science et de l’humanité ; c’est le grand mouvement que les Allemands ont appelé l’Aufklaerung, reflet du mot que le XVIIIe siècle français aimait tant et qui avait alors un éclat tout jeune et tout vif : les lumières.

En même temps, et par un lien plus particulier, par une influence plus singulière et plus pénétrante, le Genevois protestant Rousseau, avec son rationalisme religieux, avec son sens douloureux des problèmes moraux, mettait en communication profonde la pensée de la France et la conscience de l’Allemagne. Quelle fut son action sur toute la pensée allemande, je n’ai pas à le dire.

Comment une Allemagne ainsi façonnée par notre XVIIIe siècle, ainsi pénétrée d’esprit français, ne se serait-elle point émue au grand événement de liberté qui, en 1789, ébranlait toute la France ? Comment n’aurait-elle pas été attentive à cette affirmation des Droits de l’Homme qui semblait donner à un fait historique l’ampleur de la pensée et à l’action particulière d’un peuple une valeur symbolique et universelle ?

Mais si l’Allemagne, au moins l’Allemagne pensante, était ainsi disposée d’abord à la sympathie envers la Révolution, il ne pouvait y avoir entre l’Allemagne et la France cette communauté d’action que fonde seule l’union durable des esprits. L’Allemagne, malgré la hardiesse de ses penseurs, n’était pas à l’état révolutionnaire : elle n’était pas prête à accomplir chez elle la révolution de liberté et de démocratie bourgeoise que la France, à ses risques et périls, essayait glorieusement.

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