LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE EN SOUABE

Dans le Wurtemberg, dans la Souabe, il y avait, en ce quart de siècle qui précéda la Révolution, une grande animation de pensée, et aussi une vie politique assez riche. Ce fut, avec les pays du Rhin, le plus chaud foyer révolutionnaire d’Allemagne. Les villes y avaient gardé d’importantes franchises et les États, où les diverses classes étaient représentées, avaient quelque puissance et quelque activité.

SCHELLING
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

A vrai dire, l’horizon des bourgeois et artisans était un peu étroit. Il s’était formé des oligarchies bourgeoises qui avaient là, comme partout en Europe, absorbé peu à peu le pouvoir municipal ; et la lutte était engagée entre les corporations d’artisans et la bourgeoisie moyenne d’une part, qui voulaient reconquérir leur influence, et l’oligarchie. C’est souvent sur des questions minuscules et d’intérêt purement local que s’engageait la lutte.

Mais, dès que la Révolution française éclata, elle fournit à ces luttes municipales des formules plus vastes. C’est au nom des Droits de l’Homme que les classes moyennes demandaient une interprétation plus large des constitutions municipales. Et la revendication des libertés coutumières du moyen âge, usurpées ou resserrées peu à peu par des coteries de bourgeois riches, s’autorisait parfois du Contrat social. C’était comme un grand souffle passant soudain dans un décor d’archéologie. Mais les étudiants, surtout ceux de l’Université de Tubingen, ceux de l’école carolienne, étaient tout préparés à se passionner pour la liberté révolutionnaire. Il y avait d’abord, entre leurs études, qui les mettaient en contact avec la libre vie de la Grèce et de Rome, et la discipline étroitement militaire à laquelle ils étaient soumis à l’école carolienne un contraste qui se traduisait parfois par des soulèvements. Mais surtout, une ardente vie intérieure s’accumulait en eux qui ne tarderait pas à se répandre en sympathies de Révolution. Elle était faite d’éléments multiples et confus, mais dont la confusion même était d’une extrême richesse. C’était un mélange des souvenirs des républiques anciennes et des formules de la démocratie moderne. Quand Sparte, Athènes et Rome les avaient exaltés, Rousseau les enflammait ; un vent large et chaud passait sur l’agora ou sur le forum et semblait les élargir, y appeler les multitudes. Le droit inaliénable de l’homme proclamé par Rousseau leur paraissait le moyen nouveau de retrouver l’antique liberté ensevelie sous des siècles d’oppression. C’était comme la pioche, forgée au feu des forges modernes, qui sous l’accumulation des servitudes retrouve la statue mutilée, mais belle encore et noble, de la liberté grecque ou de la liberté moderne. Ils adoraient en démocrates ce que Winckelmann exhumait et commentait en artiste. Et, d’autre part, en ces jeunes esprits effervescents il s’était fait comme une fusion de nationalisme allemand, de loyalisme impérial, de cosmopolitisme humain et de liberté démocratique.

Schubart, Karl Friedrich von Mœser étaient des patriotes ardents. Ils rêvaient de reconstituer une Allemagne une, grande et puissante. Ce n’était point par une entière fusion et centralisation à la manière française qu’ils entendaient la réaliser, mais plutôt par un fédéralisme puissamment ordonné et pénétré du sentiment national. « Dans la confédération suisse, disait Schubart, la division en treize cantons est une division géographique ; elle n’atteint pas le cœur même des confédérés... Oh ! que l’Allemagne serait heureuse, qu’elle serait tranquille si un Berlinois apprenait à considérer comme sa patrie, à aimer et à vénérer Vienne, Vienne le Hanovre, et la Hesse Mayence ! » Mais c’est la grande autorité impériale fortifiée, affermie, qui leur paraît le lien nécessaire de la fédération allemande. Elle sera le symbole vivant et la garantie de l’unité.

Le jeune poète Thill glorifie l’Empire : « O Père, tu n’as rien montré de plus grand sous le soleil que le trône impérial d’Allemagne. » Et Schubart, en 1784, pousse le cri de guerre du nationalisme et de l’impérialisme allemand. « Les lions s’éveillent, ils entendent le cri de l’aigle (l’aigle impérial d’Allemagne), son battement d’ailes et son appel de combat. Et ils arrachent aux mains de l’étranger les pays qui nous furent dérobés, les grasses prairies et les ceps chargés de raisins. Au-dessus d’eux s’élèvera un trône impérial allemand et il projettera sur les provinces de ses voisins une ombre terrible. » Ces enthousiastes fondaient en une seule et glorieuse image de héros réformateur et guerrier les traits de Joseph II et ceux de Frédéric II, « l’unique, l’incomparable ». Mais ils ne se livraient pas tout entiers à ces élans belliqueux. Souvent aussi, sous l’action de la philosophie française, c’est à l’humanité tout entière qu’ils voulaient se dévouer.

Schiller, en un des premiers numéros de sa Thalie du Rhin, avait dit :J’écris comme un citoyen du monde qui n’est au service d’aucun prince. J’ai commencé par perdre ma patrie pour l’échanger contre le grand univers. » Et ce cosmopolitisme animé de liberté se mêlait dans l’âme confuse et ardente des jeunes Souabes aux rêves de nationalisme héroïque. Ils conciliaient ces tendances diverses en se figurant que la grande Allemagne rétablie en sa puissance servirait la cause de l’humanité et de la paix. A peine Schubart, en 1787, échappe-t-il à la dure captivité de dix ans que lui avait infligée le despotisme du duc de Wurtemberg, il salue l’espérance, grandissante d’une Allemagne forte et pacificatrice. Il annonce les jours lumineux, où la libre Germanie sera, comme elle commence à l’être, « le centre de toute la force européenne et le haut aréopage qui apaise les différends de tous les peuples ».

Dans la jeunesse des Universités de Wurtemberg et de Souabe, toutes les espérances mêlées et vastes se répandaient. La Révolution française n’obligea point tout d’abord ces libres et riches esprits à faire un choix entre leurs tendances, à opter entre la liberté et la patrie. Car la Révolution, en ses débuts, fut à la fois une affirmation de liberté humaine et de paix. Elle abolissait les tyrannies et les privilèges et condamnait les guerres de conquête. C’est donc de tout cœur que la jeunesse de l’Université de Tubingue et de l’école carolienne se donnait d’abord à la Révolution et Schubart, dans sa Chronique allemande, les y animait. Les étudiants formèrent un vrai club, où les journaux français étaient lus avec enthousiasme, où des discours enflammés glorifiaient la liberté. Le voisinage des émigrés qui avaient poussé jusqu’en Souabe les exaspérait et il y avait des collisions et des duels. Même sous la discipline militaire de l’école carolienne, les étudiants trouvèrent le moyen de former un club secret. Les plus brillants d’entre eux, Christophe Pfaff, Georges Kerner, haranguaient leurs camarades. Ils s’associèrent, le 14 juillet 1790, à la grande fête française de la Fédération ; et, de nuit, trompant la surveillance de leurs chefs qui n’avaient point prévu un coup aussi audacieux, ils se rendirent dans la salle ducale du trône. Ils installèrent sous le baldaquin une statue en plâtre de la liberté, flanquée des bustes de Brutus et de Démosthène, et ils annoncèrent, en paroles véhémentes, la fin de toutes les tyrannies. Que la France révolutionnaire était grande qui faisait ainsi battre les cœurs !

Les étudiants se risquèrent même à des manifestations publiques. Aux fêtes figurées données à Stuttgard en l’honneur des émigrés, des membres de la « Ligue de la liberté » se glissèrent, et une première fois, ils représentèrent, par une pantomime inattendue et contre laquelle on n’osa pas sévir, l’abolition de la noblesse. Premier châtiment des émigrés qui, hors de la patrie qu’ils avaient désertée, trouvaient la moquerie et l’affront. Ils peuvent s’enfoncer au loin, même dans la passive Allemagne, la Révolution est encore là pour les bafouer. Une autre fois, au cours des fêtes, les jeunes révolutionnaires brisèrent une urne que portait un de leurs camarades déguisé en dieu Chronos. Et de l’urne s’échappèrent en abondance des bouts de papier où étaient inscrites les devises de liberté et des attaques contre les princes français. Mais si ces ruses et espiègleries audacieuses attestent l’esprit de révolution qui fermentait dans la jeunesse, elles témoignent aussi que la Révolution en Allemagne n’était pas un large mouvement public.

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