LES SYMPATHIES GIRONDINES EN ALLEMAGNE

Presque tous ces enthousiastes, amis de la liberté, étaient en quelque mesure monarchistes.

Un des plus ardents parmi eux, George Kerner, qui était allé à Paris pour être au centre même des événements, était, au Dix Août, parmi les défenseurs des Tuileries et du roi. Peut-être un secret instinct les avertissait-il que plus la Révolution française se développait et poussait loin ses conséquences, plus l’écart s’aggravait entre elle et la médiocrité des forces révolutionnaires allemandes. Ils auraient voulu retenir un peu et ralentir « le char de la Révolution », pour être mieux en état de le suivre. Si l’Allemagne, pour se conformer à la France, était obligée non seulement d’abolir les privilèges féodaux et l’arbitraire princier et d’organiser la représentation nationale, mais encore d’abolir toute royauté et de briser l’Empire, n’allait-elle pas être accablée sous le poids démesuré de l’entreprise ? Ne risquait-elle pas aussi de perdre toute chance d’unité en brisant ce lien de l’autorité impériale qui créait seul encore une certaine communauté de vie publique ?

C’est sans doute par l’effet du même instinct de prudence que la plupart des jeunes universitaires de Tubingue et de l’école carolienne étaient de cœur avec la Gironde contre la Montagne. Sans doute, ils y étaient prédisposés par leurs relations avec Strasbourg, où le maire Dietrich, suspect dès la fin de 1791 à la Montagne, avait créé un foyer de Révolution modérée semi-feuillant, semi-girondin. Ils y étaient aussi encouragés par leur jeune camarade Reinhard qui, précepteur à Bordeaux, était un partisan passionné de la Gironde et restait en communication avec Tubingue par une correspondance assidue. Et encore, la culture plus fine, plus brillante et plus étendue (au moins c’était la légende) des principaux Girondin s’éveillait la sympathie des étudiants d’Allemagne, passionnés pour les lumières.

De loin, et à travers les calomnies de ses adversaires ou le parti pris grossier de quelques-uns de ses amis, la Montagne pouvait leur apparaître comme un sans-culottisme grossier, comme la démagogie de l’ignorance. Et ils se détournaient d’elle. C’est elle aussi qu’ils rendaient responsable de toutes les violences qui, commentées et amplifiées en Allemagne, y servaient la cause de la contre-Révolution. Ils prenaient au sérieux et ils accueillaient comme une preuve d’humanité courageuse les tardives et hypocrites protestations de la Gironde intrigante et rouée contre les massacres de septembre. Mais surtout l’indécision fondamentale de la Gironde, cette perpétuelle contradiction des formules hardies et éclatantes et des compromis prudents répondait à la complication hésitante de l’Allemagne, à son audace spéculative et à sa timidité pratique.

Les Girondins se seraient accommodés, même à la veille du Dix Août, de la royauté, à condition de gouverner sous son nom. Après avoir déchaîné les premiers la guerre extérieure pour intimider la monarchie et la mettre à leur merci, ils cherchaient à restreindre, à atténuer le conflit de la France révolutionnaire et du monde ; la peur d’animer les puissances de l’Europe contre la Révolution n’était pas étrangère, dans l’esprit de Brissot et de ses amis, aux tergiversations, aux manœuvres subtiles et timides par lesquelles, en novembre, décembre et janvier, ils cherchaient à éluder la nécessité terrible de la mort du roi. En cherchant ainsi à gagner du temps pour eux-mêmes, ils gagnaient du temps aussi pour les révolutionnaires du dehors, qui n’avaient pas hâte de se prononcer. La politique girondine, politique de concessions et de compromis, marquait, pour ainsi dire, l’extrême limite où pouvait atteindre l’effort révolutionnaire général de l’Allemagne. Et qui sait encore si leur lutte contre Paris, leur conception souple de l’unité nationale, qui se serait accommodée, non certes d’un démembrement et d’une dislocation de la patrie, mais d’une fédération suffisamment centraliste, ne s’harmonisait pas avec la pensée politique de cette Allemagne sans capitale, qui ne pouvait arriver à l’unité qu’en resserrant son lien fédératif ?

C’est pour toutes ces raisons que les révolutionnaires de la Souabe, du Wurtemberg, étaient avec la Gironde. Aussi, à mesure que le crédit des Girondins est ruiné et que celui de Robespierre et de la Montagne s’élève, les révolutionnaires allemands commencent à se replier sur eux-mêmes, à se retirer à demi de la Révolution. La forme politique très nette, et même brutale, que prend à la fin de 1792 l’intervention de la France révolutionnaire au dehors, les trouble aussi et les déconcerte. Oui, ils étaient prêts à suivre, dans la mesure où l’état politique et social de l’Allemagne le permettait, l’exemple de la France. Oui, cette propagande de l’exemple, qui laissait à la Révolution allemande naissante ou espérée son autonomie, et à la nationalité allemande la liberté de conquérir la liberté, servait en Allemagne le mouvement des idées nouvelles.

Mais quoi ! voici que la France s’avise de proclamer elle-même et d’organiser la Révolution, au dehors comme au dedans ! Ainsi la liberté est imposée ! C’est une étrangère qui s’installe despotiquement dans la vieille maison gothique de l’Allemagne. C’est elle qui abat sans ménagement le vieil édifice et qui trace le plan de reconstruction sur le type de la France nouvelle. O rêveurs de Tubingue, qui amalgamiez les rêves de nationalisme allemand et de liberté universelle, quel trouble d’esprit est le vôtre ! Un demi siècle après, Herwegh dira brutalement :Nous ne voulons pas de liberté étrangère. Nous ne voulons pas de cette fiancée que les soldats de la France ont tenue dans leurs bras avant de la conduire à nous. »

C’est cette sorte d’orgueil national et de pudeur nationale que les révolutionnaires allemands commencent à éprouver à la fin de 1792.

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