FICHTE ET LE RÉGIME SEIGNEURIAL

Il attaque à fond le privilège nobiliaire. La noblesse avait un sens dans le monde antique, où de larges espaces s’ouvraient aux héroïques initiatives. La gloire de la famille excitait les descendants à déployer à leur tour les grandes et audacieuses vertus. Mais les sociétés modernes sont un mécanisme bien réglé où toutes les activités sont également prises. Aussi bien, Fichte trouve inutile et injuste d’abolir, par la loi, les noms de noblesse, d’arracher à des familles illustres leur désignation traditionnelle et, en ce point, il se sépare de l’Assemblée constituante. Il veut même laisser subsister les titres de noblesse qui ont fini par s’incorporer au nom de certaines familles. Mais il demande que nul ne soit tenu, par la loi, de désigner sous ces titres telle ou telle personne et de la saluer d’un : Monsieur le comte ou Monsieur le baron. Il demande en outre (et cela est en réalité l’abolition des titres de noblesse) que chaque citoyen puisse s’en affubler à son gré.

Mais ce sont les privilèges de propriété, plus encore que les privilèges de vanité, qu’il veut détruire. D’abord, les nobles se sont réservé une certaine catégorie de biens, les biens des chevaliers (Rittergüter), que des nobles seuls peuvent acquérir. Ici l’or bourgeois perd sa valeur, il n’a plus puissance d’achat. Les nobles prétendent que la propriété foncière est la base nécessaire de leur privilège de noblesse. Soit ; mais alors pourquoi les fils n’auraient-ils pas la force morale de refuser les offres qui pourraient leur être faites, et de maintenir en fait l’inaliénabilité du domaine ? Pourquoi font-ils appel à l’intervention de la loi, qui met hors du commerce une partie de la terre allemande ? Déjà, pour faciliter l’échange des biens des chevaliers entre nobles, la noblesse a créé des caisses de prêt, qu’elle alimente seule (ou avec le concours de l’État), et où elle puise seule. C’est, dit Fichte, une combinaison assez égoïste, et ce crédit de caste est bien étroit. Mais enfin, il n’y a rien là qui offense la justice. Pourquoi les nobles vont-ils au delà, et excluent-ils la bourgeoisie et le paysan du droit d’acquérir certaine catégorie de biens ? Il faut que le principe des biens des chevaliers tombe.

« Mais il y a d’autres privilèges, dont la noblesse est jalouse et qu’elle n’abandonnera pas volontiers aux mains du citoyen. Examinons-les donc pour voir si le propriétaire foncier, qu’il soit noble ou non, est vraiment fondé à les revendiquer. Nous trouvons d’abord des droits sur les biens des paysans, corvées déterminées ou indéterminées, droits de pacage et pâturage, et antres analogues. Nous ne voulons pas rechercher l’origine réelle de ces droits ; supposé que nous en découvririons l’injustice, nous n’aurons rien avancé par là, parce que sans doute il serait impossible de trouver les vrais descendants des premiers oppresseurs et des premiers opprimés, et de désigner à ceux-ci l’homme auprès duquel ils auraient à se pourvoir. — Mais l’origine du droit est aisée à montrer. Voici comment on justifie théoriquement et juridiquement les redevances. Les champs ne sont qu’en partie ou ils ne sont pas du tout la propriété du paysan, et celui-ci est obligé de payer l’intérêt ou bien du capital du maître foncier engagé sur sa terre (c’est ce qu’on appelle en langage féodal : eiserner stamm, la branche de fer), ou bien même de la totalité du domaine ; et cet intérêt, cette rente, il ne la paie pas en argent, en monnaie, mais en services, en avantages procurés par lui au maître foncier sur le domaine qu’il ne possède que sous condition ou à titre de prêt. Même si ces privilèges ne s’étaient pas constitués ainsi à l’origine, tout s’équilibre par l’échange des biens de chevaliers et des biens de paysans. Il est naturel que le paysan paye d’autant moins pour l’achat de son domaine que les charges qui pèsent sur ce domaine et les intérêts comptés en argent représentant un capital plus considérable, et que le possesseur d’un bien de chevalier paie d’autant plus pour l’achat de ce domaine que les services des paysans qui s’y rattachent, évalués en capital, sont plus importants. Dès lors, celui-ci a en réalité payé la valeur des redevances, et c’est à bon droit qu’il exige le payement des intérêts. Contre la légitimité de cette revendication en soi il n’y a rien à dire, et c’était au reste, par une grossière attaque au droit de propriété, qu’il y a quelques années, les paysans d’un certain État voulaient se soustraire violemment, et sans la moindre indemnité, à ces services. Cette attaque au droit de propriété provenait de l’ignorance des paysans, et aussi de l’ignorance d’une partie de la noblesse, qui n’était pas renseignée sur le fondement de droit de ses propres prétentions. Et on aurait paré au danger beaucoup mieux par une adresse fortement motivée que par de ridicules dragonnades et de déshonorantes condamnations au régime de forteresse. (Les paysans armés de faux et de fourches n’auraient pas tardé à renoncer à toute attaque ; mais le lieutenant N... vengea l’honneur des armes de l’État de S..., raconte un pompeux historien de cette glorieuse expédition.) — Mais contre la façon de percevoir ces intérêts il y a beaucoup à objecter. Je ne veux pas parler du dommage que cause à tous le droit de pacage. Après toutes les démonstrations qui en ont été faites et qui sont demeurées stériles, il paraît inutile de se dépenser encore en arguments. Je ne veux pas parler non plus de la dépense de temps et de forces et de la dégradation morale qui résulte pour tout l’État du système des corvées. Les mêmes mains qui travaillent à la corvée sur le champ du seigneur, le plus languissamment possible, parce qu’elles travaillent à regret, travailleraient autant que possible sur un champ à elles. Le tiers des corvéables, loués à un salaire raisonnable, produiraient plus que ces travailleurs forcés tous ensemble. L’État aurait gagné les deux tiers des travailleurs ; les campagnes seraient mieux travaillées et utilisées ; le sentiment de la servitude, qui corrompt profondément le paysan, les plaintes réciproques qui s’élèvent entre lui et le seigneur et le mécontentement où il est de son propre état, disparaîtraient. Il serait bientôt un homme meilleur et le seigneur aussi. Je veux aller au fond même de la question, et je demande : D’où vient le droit de vos branches de fer », de vos cens perpétuels, de vos redevances éternelles ? Je vois bien que tout cela procure les plus grands avantages à ceux qui possèdent, et particulièrement à la noblesse, qui a imaginé ces formes de redevances. Mais je ne demande pas où est votre intérêt, je demande où est votre droit. — Votre capital ne doit pas vous être dérobé, cela se comprend de soi-même. Nous ne pouvons pas non plus vous obliger à en recevoir de nous la compensation en argent. Vous êtes copropriétaires de notre bien, et nous ne pouvons vous obliger à nous vendre votre part, si vous ne voulez pas vous en défaire. Soit ! Mais qui nous dit pourquoi ce seul bien est nécessairement indivisible et ne doit former qu’un seul bien ? Si votre copropriété et la façon particulière dont vous l’exercez ne nous plaisent plus, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de vous rendre votre part ? Si je possède deux charrues de terre et si je n’ai payé que la moitié de leur valeur, parce que la seconde moitié doit rester votre « capital de fer », la moitié de deux charrues n’est-ce point une charrue ? J’en ai payé une, et la seconde est à vous : je garde la mienne, reprenez la vôtre. Qui pourrait élever un grief contre cette opération ? — Vous est-il au plus haut point incommode de la reprendre ? Soit, s’il peut m’être commode à moi de la garder, faisons un nouveau contrat sur le mode de règlement des intérêts, qui soit avantageux non seulement pour vous, mais pour moi. Si nous sommes unis, les choses peuvent aller ainsi. — Voilà les principes de droit, d’où procèdent des moyens multiples d’abolir le système oppressif des corvées et des redevances sans injustice et sans attaque à la propriété, si seulement l’État prend la question au sérieux, si ses objections ne sont pas des échappatoires, et s’il ne préfère pas l’intérêt du petit nombre des privilégiés au droit et à l’intérêt de tous.

LA RÉPUBLIQUE
Image contre-révolutionnaire (D’après une estampe du Musée Carnavalet)

Pour appliquer ce principe au paysan qui n’a sur son bien aucun droit de propriété, mais qui l’a simplement reçu à usage de son seigneur, il est parfaitement clair qu’il a le droit de rendre ce bien si les services et redevances qui le grèvent lui paraissent injustes ou oppressifs. Si le seigneur veut néanmoins qu’il le garde, ils ne peuvent traiter l’un avec l’autre jusqu’à ce qu’ils soient d’accord.

Mais non, dit le droit traditionnel, le paysan, qui n’a aucune propriété sur le sol, appartient lui-même au sol ; lui-même est une propriété du seigneur ; il ne peut pas s’éloigner du bien comme il veut, le droit du seigneur foncier s’étend à sa personne. Mais ceci est une contradiction violente avec le droit de l’humanité en soi ; c’est l’esclavage dans la pleine acception du mot. Chaque homme peut avoir des droits sur les choses, mais aucun ne peut avoir un droit immuable sur la personne d’un autre homme ; chaque homme a la propriété inaliénable de sa propre personne.

« Aussi longtemps que le serf veut rester, il peut rester ; aussitôt qu’il veut partir, le seigneur doit le laisser partir, et cela en vertu de son droit. Il ne peut pas dire ici :J’ai payé en achetant mon bien le droit sur la personne de mon serf. » Personne ne pouvait lui vendre un pareil droit, car personne ne l’avait. S’il a payé quelque chose pour cela, il s’est trompé, et il peut s’en prendre au vendeur. Aucun État ne peut se vanter d’être civilisé quand ce droit inhumain existe encore, quand un homme a le droit de dire à un autre : « Tu es à moi. »

Et Fichte ajoute en une note indignée :

« Deux États voisins avaient fait un contrat sur la remise réciproque des soldats déserteurs. Dans les provinces frontières des deux États le servage, le droit de propriété sur la personne du paysan, était établi. Depuis longtemps un malheureux, pour échapper à l’inhumanité de son seigneur, s’était enfui au delà des frontières, et il était libre, après les avoir atteintes. Mais les seigneurs fonciers s’empressèrent des deux parts d’étendre le contrat à la livraison des paysans fugitifs, et, entre autres, un serf mourut, qui avait fui pour avoir détourné deux ceps de vigne. Il fut livré et succomba aux coups de bâton. Et cela se passait dans les cinq années qui viennent de finir, dans l’État que je considère comme le plus éclairé de l’Allemagne ! »

Oui, il y a dans Fichte un accent de Révolution. Ce n’est pas, comme Marx l’a dit, avec un dédain un peu sommaire, de l’ensemble de la littérature révolutionnaire allemande de cette époque, une traduction pédantesque de l’effort de Révolution de la France en « exigences de la raison pratique » et en formules kantiennes. Fichte se passionne pour les droits de l’homme et pour la dignité humaine, et il est prêt, visiblement, à entrer dans l’âpre combat pour les défendre. Il proteste avec force contre les dragonnades qui, dans un État allemand, furent dirigées contre les débiles tentatives de violence des paysans. Contre toute servitude personnelle, il prononce la sentence définitive : l’abolition sans indemnité. Et il indique, pour le rachat des servitudes réelles, un système qui sera appliqué plus tard en Allemagne et en Russie. Mais il est vrai que, malgré sa ferveur de justice et l’intrépidité de son âme, il ne perçoit pas toute la puissance des vibrations révolutionnaires de la France. Il paraît ignorer, quand il parle du faible soulèvement des paysans allemands, que presque partout, avant le 4 août, et bien souvent depuis, les paysans français s’étaient soulevés et que cette explosion de force n’avait pas été étrangère à l’abrogation des droits féodaux.

Et surtout, chose curieuse, Fichte, qui est si informé pourtant des choses de France, des décrets des Assemblées, des mouvements de l’opinion, et qui fait particulièrement allusion aux projets de loi agraire, semble ignorer les décrets de la Législative supprimant sans indemnité, après le Dix Août, des catégories entières de droits féodaux réels, le cens, le champart, etc. Ces décrets, d’une si grande importance politique et sociale, se perdirent-ils un peu dans le terrible éblouissement de la Révolution du Dix Août ? Ou bien Fichte, préoccupé d’éliminer tout le système féodal sans toucher au droit de propriété, a-t-il fait volontairement le silence sur des lois d’expropriation qui contrariaient son système et pouvaient, selon lui, compromettre, en Allemagne, la Révolution ? Son argumentation, comme sa conclusion, est un peu timide.

Il est bien vrai qu’il est impossible de retrouver les premiers oppresseurs et les premiers opprimés et leurs descendants. Mais si, dans son ensemble, le système féodal est une œuvre d’usurpation et de violence, s’il a son origine dans la force brutale et déréglée, qu’importe à la classe spoliée qu’il soit devenu difficile, par la longueur même de l’injustice qu’elle a subie, de mesurer et de doser exactement les réparations et les sanctions individuelles ? C’est à une libération d’ensemble qu’elle a droit et qu’elle prétend. Aussi les révolutionnaires français ne craignaient pas de fouiller jusqu’à la racine historique du droit féodal et de la mettre à nu. D’un geste la Révolution l’arrachait. Les paysans français, fiers, conscients de leur droit et de leur force, n’auraient jamais consenti à la solution imaginée par Fichte et qui prévaudra plus tard en plus d’un pays. Quoi ! pour nous libérer des corvées, des dîmes féodales, des droits censuels et casuels qui pèsent sur nous depuis des siècles, il faudra que nous les consacrions au profit du seigneur et que nous les consolidions en capital foncier ! Et, pour nous débarrasser de la servitude qui infeste toute notre terre, il faudra que nous abandonnions au noble une partie de cette terre en toute propriété ! Pour nettoyer notre jardin de l’herbe féodale qui l’a tout envahi, il faudra que nous remettions au seigneur quelques carrés de jardin, et nous ne pourrons purger notre petit domaine de toute servitude qu’en le mutilant ! Cette amputation aurait été intolérable aux paysans de France. La grande vague révolutionnaire qui soulevait l’esprit de Fichte ne lui arrivait pourtant que ralentie et alanguie.

L’ANARCHISTE
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)

FICHTE ET LES BIENS DU CLERGÉ

Mais, s’il est moins hardi que la Révolution française en mouvement à propos des biens et droits féodaux, il va jusqu’au bout de l’expropriation révolutionnaire pour les biens d’Église, ou du moins il y paraît aller. Sa déduction est forte, hardie, presque provocante. C’est une audacieuse application de la critique kantienne à la théorie des contrats.

De même que, selon Kant, les catégories de la raison ne valent que par leur application à l’expérience et dans le champ de l’expérience, de même, selon Fichte, les contrats ne valent que lorsqu’ils se réalisent dans les limites du monde sensible. Or, les contrats conclus avec l’Église touchent, par un bout, à la terre dont on abandonne à l’Église une portion, et par l’autre bout aux régions invisibles où l’Église promet d’invérifiables avantages. Les contrats avec l’Église sont donc hors du monde manifesté, ils n’ont donc ni sens ni réalité, ni force contraignante pour l’homme.

« Aucun contrat n’est exécuté jusqu’à ce qu’il ait été introduit dans le monde des phénomènes, jusqu’à ce que les deux parties aient fourni ce qu’elles avaient promis de fournir. Un échange de biens terrestres contre des biens célestes ne passe pas, au moins en cette vie, dans le monde des réalités sensibles. Le possesseur des biens terrestres a bien fourni sa part, mais le propriétaire des biens célestes n’a pas fourni la sienne. C’est seulement par la foi que le premier s’est approprié un bien en échange duquel il ne donne pas seulement l’espérance que ses biens à lui passeront à l’Église, mais la possession réelle de ces biens. Qui sait s’il a réellement la foi à l’Église ? Qui sait s’il la gardera toujours, s’il ne la perdra pas avant sa fin ? Qui sait si l’Église a la volonté de tenir sa parole ? Et si, même au cas où elle aurait maintenant cette volonté, elle ne changera point ? Qui sait s’il y a là vraiment, ou non, un contrat réel entre deux parties ? Nul autre que l’Omniscient. Une partie ou les deux peuvent à tout moment révoquer leur volonté, dès lors la volonté réciproque n’est point entrée dans le monde du phénomène.

« Le possesseur des biens terrestres en fait la livraison, et il a reçu en retour le droit d’espérer que l’Église livrera aussi : il pense que sa propriété est devenue propriété de l’Église. Maintenant il perd la foi ou en la bonne volonté de l’Église ou en sa capacité de le rendre heureux, il n’a donc aucun dédommagement à espérer. Sa volonté est changée et son bien suit sa volonté. Celui-ci était toujours resté sa propriété, maintenant il se l’approprie de nouveau réellement. Si l’on a en quelque contrat le droit de repentir, c’est manifestement dans un contrat avec l’Église. Pas d’indemnité ! Nous n’avons pas joui des biens célestes de l’Église, l’Église peut les reprendre ; elle peut nous frapper de ses peines, de son anathème, de sa damnation. Elle en est pleinement libre, — et si nous ne croyons plus à l’Église, cela ne fera pas grande impression sur nous...

« Mon père a légué tous ses biens à l’Église pour le salut de son âme. Il meurt, et j’entre, conformément au droit civil, en possession de ses biens, à condition il est vrai de remplir toutes les obligations dont il les a grevés par contrat. Il a conclu sur ces biens un contrat avec l’Église, mais qui n’a jamais été réalisé dans le monde du phénomène, et qui ne repose que sur la foi. Si je ne crois pas à l’Église, un pareil contrat est nul pour moi ; pour moi l’Église n’est rien, et si je revendique les biens de mon père, je n’attente du moins au droit de personne. L’État ne peut m’en empêcher. L’État, comme État, est aussi incroyant que moi ; comme État il sait aussi peu de l’Église que moi-même ; l’Église est aussi loin d’être quelque chose pour lui que pour moi. L’État ne peut pas protéger la possession d’une chose qui pour lui n’est pas. Il m’a assuré la possession de mes biens paternels à la condition que je ne m’approprie la propriété d’aucun autre citoyen décédé. Je n’ai point fait cela ; il est donc tenu d’après le contrat de me protéger dans la possession de mes biens. C’étaient les biens de mon père, ils sont restés siens jusqu’à sa mort, car ce contrat qui, dans le monde des phénomènes, est nul devant la juridiction du droit naturel comme devant celle du droit social, n’a pu les aliéner. Il pouvait à la vérité y renoncer volontairement, et j’aurais pu confirmer sa volonté par mon silence, alors l’État n’aurait pas été pris à partie. Mais maintenant je ne confirme pas cette volonté, et j’interpelle l’État. Je puis abandonner mon droit, mais l’État ne le peut à ma place. — Mais mon père a cru ; pour lui, ce contrat était un lien. — Il a paru croire ; s’il a réellement cru, je n’en sais rien ; croit-il encore, s’il existe ? Je le sais encore moins. On peut dire ce qu’on voudra. Même avec mon père, je n’ai point affaire à un membre du monde invisible, mais à un membre du monde visible, et particulièrement de l’État. Il est mort, et dans l’État c’est moi qui occupe sa place. S’il vivait encore et s’il se repentait de s’être dessaisi, aurait-il le droit de reprendre ses biens ? Il l’aurait, donc je l’ai, car dans l’État je suis lui-même, je représente la même personne physique... Si mon père ne veut pas cela, qu’il revienne dans le monde visible, qu’il y reprenne possession de ses biens, et qu’il s’en dépouille ensuite comme il lui plaira. Jusque-là j’agis en son nom. — Mais puisqu’il est mort dans la foi, j’agis plus sûrement en me conformant à sa foi ; je puis bien risquer mon âme, mais non celle d’un autre. — Oh ! si je pense ainsi, je ne suis pas décidément incroyant à l’égard de l’Église ; alors j’agis de façon inconséquente et folle si je risque même mon âme seule. Ou l’Église a dans une autre vie une puissance efficace ou elle ne l’a pas. Là-dessus, il faut arriver à une opinion ferme. Aussi longtemps que je ne l’ai pas, il est plus sûr pour moi de ne pas toucher aux biens d’Église ; car l’Église maudit, et cela de son plein droit, tous les spoliateurs de l’Église jusqu’au dernier jour. Le droit de revendication qu’a le premier héritier, le second l’a aussi et le troisième et le quatrième, et cela dans toute la suite des générations, car l’héritier n’hérite pas seulement des choses, mais des droits sur les choses.

« Mais les principes ainsi posés ont des conséquences plus vastes encore, et nous n’avons aucune raison de nous arrêter dans la voie des déductions possibles. Même en admettant que cette idée doive être limitée par des considérations ultérieures, qu’elle n’ait pas son application dans la réalité de la vie et qu’elle se réduise à un exercice de la réflexion, non seulement l’héritier régulier, mais tout homme, sans exception, a le droit de s’approprier des biens qui sont purement des biens d’Église. L’Église, comme telle, n’a ni force ni droit dans le monde visible ; pour celui qui ne croit pas à elle, elle n’est rien, et ce qui n’appartient à personne est la propriété du premier qui s’en empare dans le monde visible. Je m’installe en un point de la terre (je ne décide pas ici, à dessein, s’il y a en ce point trace d’un travail antérieur ou non), et je commence à le travailler pour me l’approprier. Tu viens, et tu me dis :Retire-toi de là, cette place appartient à l’Église. » — Je ne sais rien d’aucune Église ; je ne reconnais aucune Église ; que ton Église me prouve son existence dans le monde visible, je ne sais rien d’un monde invisible, et la puissance de ton Église dans celui-ci n’a aucune prise sur moi, car je n’y crois pas. Tu aurais mieux fait de me dire que cette place appartient à l’homme qui est dans la lune, car si je ne connais pas cet homme, je connais du moins la lune ; je ne connais pas ton Église et je ne connais pas non plus le monde invisible où il faut qu’elle soit puissante. Laisse donc cet homme continuer sa vie dans la lune, ou fais-le descendre sur la terre et me démontrer son droit antérieur de propriété sur cette placé ; je suis, moi, l’homme de la terre, et je veux à mes risques et périls en assumer la propriété.

« Mais si l’Église, comme Église, se rattache à un ordre invisible, elle a néanmoins, dans le monde visible, des représentants qui prétendent parler en son nom, qui revendiquent en son nom, et qui ont reçu d’elle, comme bénéficiaires, les biens dont elle dispose. Mais ces bénéficiaires, moi je ne les connais pas. Je ne connais que le bien qu’ils occupent, et qui est le mien. S’ils s’imaginent le tenir légitimement d’une Église à l’invisible pouvoir, c’est leur affaire et non la mienne et je n’ai point à les dédommager d’illusions dont je ne suis pas responsable, de songes que je n’ai point suscités. Tout ce que je leur dois, en les considérant comme des individus réels, dans le monde réel, c’est de les indemniser de la plus-value qu’ils auront donnée à mon bien par leur travail. Cette indemnité ne va nullement à l’Église dont ils se réclament. Libre à eux de la lui remettre, s’il leur plait. Ce n’est pas comme bénéficiaires ou représentants d’Église que je les indemnise, c’est comme travailleurs et dans la mesure des valeurs que leur travail a créées. »

Ainsi sont réglés par Fichte les droits de l’individu sur les biens d’Église. Mais quels seront les rapports de l’État ? L’État ne peut avoir, selon Fichte, d’autre droit que celui des individus. Si la totalité des individus qui constituent l’État rompent avec l’Église, cessent de croire à elle et revendiquent leurs biens, l’État sera fondé à agir comme ces individus eux-mêmes et il reprendra, comme État, les biens que comme État il avait donnés à l’Église, maintenant inexistante pour lui. Il reprendra, comme État, les bénéfices qu’il a distribués au nom d’une Église qui n’est même plus une ombre pour lui, mais un néant. Il reprendra de même, comme État, les biens revendiqués sur l’Église au nom des individus et dont les individus lui feront abandon, et ceux pour lesquels ne se présenteront pas des héritiers qualifiés. Mais l’hypothèse d’une rupture unanime des individus composant l’État avec l’Église et avec la fol est chimérique. Il n’y aura jamais qu’une portion des citoyens qui se retirera de tout système de rapports avec l’Église. Mais cette portion ira grandissante et c’est en son nom que l’État exercera sur les biens d’Église une revendication grandissante.

Comme on voit, la solution proposée par Fichte pour le problème des biens d’Église est à la fois plus hardie et plus timide que celle des légistes révolutionnaires de la France. Elle est plus hardie en ce qu’elle fait de la revendication des biens d’Église l’affirmation suprême de la conscience libérée. Le contrat conclu entre l’Église et les donateurs n’est pas précisément un contrat ; il n’a qu’une valeur subjective. Il ne garde quelque prise sur le donateur ou ses héritiers que s’ils croient et continuent à croire à l’action efficace de l’Église dans un ordre invisible. Donc, la vraie rupture d’un contrat purement subjectif, c’est l’affirmation de la liberté subjective.

Selon Fichte, l’homme qui dit à l’Église : « Rends-moi le bien que je t’ai donné ou que mes ancêtres t’ont donné », lui signifie par là même :Je ne crois plus en toi », et c’est dans la profondeur de la conscience que ce contrat illusoire se dénoue, comme il s’y était noué. La reprise de la propriété sur l’Église est donc en même temps une reprise de la pensée libre, et, de même que l’aliénation apparente du domaine aux mains de l’Église avait été le signe et l’effet de la servitude de l’esprit abusé, la revendication du domaine est le signe et l’effet de la liberté reconquise par l’esprit éclairé. Et c’est en un drame intime et profond de la conscience et de la pensée, c’est en une sorte de tragédie intérieure que se résout pour Fichte la grande expropriation révolutionnaire des biens d’Église.

Oui, cela est plus profond en un sens et plus audacieux que la simple sécularisation. Sur chaque parcelle de terre laïcisée luit la lumière d’une pensée affranchie. Mais, quand on regarde aux nécessités de l’action, comme cette hardiesse est timide au fond, et paralysante ! Si la France révolutionnaire avait fondé le droit à l’expropriation de l’Église sur l’émancipation individuelle des consciences répudiant la croyance, elle aurait à peine détaché quelques parcelles du domaine ecclésiastique. Elle était presque toute catholique et si, pour reprendre aux moines fainéants, aux abbés de cour, aux évêques de boudoir, leurs prébendes, leurs abbayes, leurs bénéfices, il avait fallu que les citoyens rompent avec l’antique foi et se délient eux-mêmes de tous les liens d’habitude et de crainte qui les rattachaient à un ordre « invisible », moines, évêques et abbés auraient retenu pendant des siècles encore les somptueux palais, les grasses prairies et les dîmes opulentes. Les révolutionnaires s’appliquèrent au contraire, à dissocier leur vaste opération politique et sociale du problème de la croyance.

Non, nous ne voulons pas toucher à la foi. Non, nous ne vous demandons pas à l’égard de l’Église qui vous dépouille un aveu d’incrédulité. Même si vous continuez à croire à l’Église comme Église, même si vous avez foi en son origine surnaturelle et en sa vertu surnaturelle, vous avez le droit de n’être pas pressurés et spoliés par ses représentants indignes. Et ce n’est pas comme un abandon, c’est au contraire comme une restitution et comme une épuration de la foi, qu’ils présentaient la nationalisation des biens d’Église. Ce n’est pas en contestant le droit de l’invisible » et en niant la réalité du contrat, que les légistes de la France ruinaient la propriété ecclésiastique. Ils affirmaient, ou bien avec Talleyrand que l’État, en reprenant le domaine d’Église, était fidèle à la pensée des donateurs qui n’avaient désigné l’Église qu’à défaut de la nation, ou bien avec Thouret que l’Église, n’ayant jamais été un corps, n’avait jamais eu le droit de recevoir et de posséder. Mais toutes ces raisons juridiques laissaient hors d’atteinte, elles laissaient même hors du débat la croyance elle-même et la validité du contrat appuyé sur la foi. C’est par là que la Révolution put réussir. Et lorsque, trois ans après les discours de Talleyrand, de Thouret, de Mirabeau, trois ans après les grandes mesures qui sécularisaient au profit des bourgeois et paysans de France tout le domaine d’Église, on lit les paroles audacieuses et presque provocatrices de Fichte, qui veut libérer à la fois la conscience et la terre, et celle-ci par celle-là, on est d’abord frappé de cette combinaison hardie d’esprit révolutionnaire et d’esprit kantien ; on admire ce que l’exemple révolutionnaire de la France, bouleversant tout le vieux système féodal et ecclésiastique, communique d’audace agressive au kantisme, et tout ce que le kantisme donne de profondeur, d’intime et héroïque liberté, à l’esprit révolutionnaire un peu extérieur de la France. Mais on comprend aussi bien vite que si la France révolutionnaire avait surchargé du problème de la croyance la question déjà terriblement lourde de l’expropriation totale des biens d’Église, elle aurait succombé.

Les légistes révolutionnaires, expéditifs et hardis, réduisant au minimum les bagages de la Révolution en marche, lui ouvrirent d’emblée des routes toutes droites à travers la vieille forêt de préjugés et d’erreurs ; mais ils ne frappèrent d’abord à coups de hache que juste ce qu’il fallait abattre pour que la Révolution passât. Bien des murmures, des croyances et des rêves d’autrefois continuaient à flotter dans la vieille forêt humaine. Qu’importe ! la trouée de la Révolution était faite. Et le sol même où croissait l’antique forêt était arraché à l’Église. Lentement se modifieront les sèves. Fichte, au contraire, avant de nationaliser et de séculariser la terre, demandait aux arbres et aux brins d’herbe de renoncer aux flottantes chansons de jadis, aux bruissements accoutumés dans le vent du soir. C’était immobiliser la Révolution au seuil de la forêt incertaine et obscure.

Au reste, la déduction toute individualiste et subjective de Fichte n’aboutissait pas à une action d’ensemble, la seule décisive contre un ennemi redoutable. Ce n’est pas tout le domaine d’Église qui aurait été sécularisé, mais seulement la part de ce domaine correspondant aux revendications des individus affranchis de la foi. La théorie de nos légistes, au contraire, invalidait les contrats de donation ou autres qui avaient constitué la propriété d’Église pour des raisons générales. Et c’est toute la propriété d’Église, en bloc, qui était transférée par eux à la Nation.

Ainsi la Révolution de propriété, transposée sur le mode de la pensée allemande, perdait un peu de sa vigueur et de son audace.

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