UN COMMUNISTE ALLEMAND INCONNU

Est-ce que, en Allemagne comme en France, la question de la propriété elle-même, de toute la propriété commençait à se poser ? La critique, appliquée à la propriété féodale et ecclésiastique, s’étendait-elle à toutes les formes de la propriété, aux formes bourgeoises et capitalistes comme aux autres ? Et peut-on trouver dans le mouvement de la pensée allemande l’équivalent des pensées encore incertaines du demi-communisme de Dolivier, du demi-fouriérisme de L’Ange ? En lisant la correspondance de Forster, je fus très frappé de ce qu’il écrivait de Paris à sa femme, le 19 juillet 1793 : Un bon livre allemand me réservait hier une autre joie : Sur l’homme et sa condition, 1792, petit in-octavo, Berlin, à la librairie de Franke. C’est une des plus rares productions de notre temps, l’œuvre d’un homme jeune, qui pense et sent avec justesse. Je voudrais savoir qui il est et comment il se nomme. Comme il est impossible qu’il y ait accord complet des esprits, il y a un point sur lequel ses vues s’éloignent des miennes : ce sont ses idées politiques sur la communauté de la propriété. » Un livre communiste à Berlin en 1792, en pleine tourmente de la Révolution, et un livre qui passionnait le grand et libre esprit de Forster !

Je signalai le passage à Edouard Bernstein, qui a cherché et trouvé le livre à la Bibliothèque royale de Berlin. Il en a publié dans le 3e cahier de ses Documents du Socialisme la partie communiste. L’objet essentiel du livre est l’éducation, et nulle part l’auteur (inconnu) ne se rattache directement et explicitement à la Révolution française. Mais est-il possible d’admettre que l’immense renouvellement politique et social de la France n’ait pas agi sur un esprit aussi épris de nouveauté ? Aussi bien, il se réfère aux œuvres de Wieland, qui, comme nous l’avons vu, a souvent abondé dans le sens de la Révolution française. Comment le jeune écrivain qui se proclame le disciple, presque le fils intellectuel de Wieland, n’aurait-il lu que les œuvres politiques et sociales du maître antérieures à la Révolution et aurait-il négligé ce qu’il écrivait sur la Révolution elle-même, spectacle prodigieux ? Il me semble d’ailleurs, à la façon dont il parle de Wieland et se réclame de lui, qu’il espère couvrir de son autorité ses propres hardiesses et qu’en même temps il reconnaît l’avoir dépassé.

« Mes guides, écrit-il, furent les œuvres de Wieland. Je trouvai là la nature plus nettement caractérisée qu’elle-même ne s’offrait spontanément à moi. Mes pensées se séparèrent chaque jour davantage des pensées communes ; je trouvai dans notre condition et dans l’ensemble des institutions qui devaient nous préparer au bonheur tant de choses contraires au but, que je ne pus réprimer plus longtemps le désir de soumettre mes idées au public et de m’éprouver ainsi moi-même. C’est en lisant le Miroir d’or et l’Histoire de Danischmend que mes pensées prenaient force... Ainsi ce n’est point par un vil larcin que je me suis approprié ce qu’il peut y avoir des autres dans mon livre et c’est pour être assuré contre tout soupçon de ce genre que j’ai publiquement reconnu ici combien je dois au père de la littérature allemande pour mon éducation. Quelle attitude prendra Wieland à l’égard de cette mise en œuvre de ses propres travaux : c’est ce que m’apprendra bientôt ou un jugement public ou un silence plein de mansuétude... Mais pourra-t-il y avoir déshonneur, pour lui à avoir ouvert mes yeux qui, à la vérité, restent mes yeux ? »

Ainsi il a bien conscience de la hardiesse de son entreprise et il engage tout ensemble et dégage Wieland. Il voudrait se couvrir de lui, et il craint en même temps, s’il le compromet, d’en être brutalement désavoué. A voir tous ces manèges de prudence et toute cette diplomatie, je suis tenté de croire que c’est uniquement pour ne pas aggraver son cas et pour glisser ses idées révolutionnaires sant trop de péril, que l’auteur se garde de toute allusion à la Révolution française. Mais je crois bien qu’elle est le vrai foyer où ses pensées prenaient force. Car il y a bien loin des pauvres phrases apitoyées et vagues de Wieland, que j’ai citées, sur la misère des journaliers et sur la nécessité de créer des ouvroirs nationaux, à tout le plan de communisme égalitaire développé par l’écrivain.

Dans cet exposé communiste, « les Droits de l’Homme » reviennent sans cesse comme un refrain, et quoi qu’il y ait dans Wieland même, comme nous l’avons vu, une Déclaration des Droits, il est bien malaisé de penser que cet appel aux Droits de l’Homme, en 1792, n’est pas un écho de la Révolution. Parfois même, malgré les calculs de prudence de l’auteur, l’accent révolutionnaire éclate. Quand il parle de la longue patience, de l’incroyable résignation des peuples à toutes les exploitations et à toutes les servitudes, il ajoute : « Sauf quand le désespoir, de sa main puissante, rétablit l’homme dans ses droits ». C’est bien, en ce passage, le grondement sourd de la Révolution voisine. A vrai dire, son communisme reste encore très utopique, et tandis que chez Dolivier, chez L’Ange, chez les premiers socialistes français, le lien réel des idées communistes et des événements révolutionnaires apparaît, ici l’idée communiste reste dans l’abstrait et on serait tenté de ne voir dans ce livre qu’une thèse d’école, s’il ne participait, malgré tout, par je ne sais quel frémissement et par le tour audacieux de certaines paroles, à l’ébranlement du monde :

« Beaucoup d’hommes n’ont pas ce à quoi leurs besoins leur donnent droit et le mécontentement universel n’est que trop fondé.

A mesure que s’accumulent les richesses, grandissent aussi les besoins factices des privilégiés ; de là gaspillages, convoitises, envie, violence.

Ah ! s’il était possible que la propriété privée (Privateigenthum) cessât d’être le seul moyen, si corrupteur, d’étendre son moi, et si le citoyen, comme les enfants de la maison du père, pouvaient se rassasier à la table commune d’un État aux proportions modestes, quelle foule énorme de crimes, et plus encore de vices, amis des ténèbres et fils du luxe, s’évanouiraient ! »

Mais quel chaos d’idées dans cette Allemagne morcelée et impuissante ! Le communisme, l’étroite et familiale solidarité, n’apparaît possible à l’écrivain que dans les États minuscules. Et voilà son communisme marqué d’un trait rétrograde, négation de la grande Allemagne unifiée.

Mais, « cette suppression de la propriété privée est-elle conforme à la nature humaine ? Comment l’industrie se maintiendra-t-elle à l’avenir, si la propriété, l’œuvre de ses mains, lui est enlevée ? »

Observez qu’il ne s’agit pas ici seulement du communisme agraire, mais du communisme universel, et particulièrement du communisme industriel. Oui, l’industrie, toute l’industrie pourra vivre et se développer sans l’aiguillon de la propriété individuelle :

« La question est importante et la méfiance à l’égard de la race humaine est justifiée par ses propres fautes. Tu connais l’homme par ses faiblesses, mais tu ne connais point la cause de celles-ci. Crois-tu sérieusement que rien de plus grand ne peut sortir de la nature humaine ? As-tu cherché si le même sol avec une autre culture ne donnerait pas du blé au lieu de chardons ? La nature de l’homme est telle, elle comporte des modifications si infiniment multiples, qu’on peut la former à tous les degrés de perfection, — du diable à l’ange. — Et nous nous trompons si nous voyons dans notre nature, façonnée par le temps et les circonstances, la nature de l’homme. La propriété privée est à coup sur une forte excitation au travail et, lorsque le désir de la propriété est vif, l’homme sacrifie volontiers sa peine et sa vie même. Mais la question est de savoir si la propriété est en effet le seul moyen d’exciter l’activité de l’homme. »

N’est-ce point déjà, malgré le caractère trop général de ces propositions, un commencement d’application de la méthode évolutive et historique au problème de la propriété ? La nature humaine est conçue comme infiniment plastique : le rôle d’excitation de la propriété privée n’est point méconnue. Mais, avec d’autres circonstances sociales, avec un autre milieu social, d’autres principes d’action seraient efficaces.

« S’il n’y avait pas de propriété individuelle, penses-tu, nous reviendrions bientôt à la nature brute. La propriété nous a donc éduqués et élevés. Mais comment puis-je en être sûr ? Est-ce parce que la propriété privée a été constatée partout où l’industrie domine et progresse ?... L’expérience, autant qu’elle peut être démonstrative, semble conclure en ce sens : mais si l’essence des choses est limitée par leurs formes passées, nos plus belles espérances s’effeuilleraient en un jour. »

C’est bien le grand souffle d’optimisme du XVIIIe siècle, et comment le prodigieux spectacle de la Révolution française, qui suscitait soudain tant de formes nouvelles de vie, n’aurait-il point contribué à l’essor de l’espérance humaine ?

Aussi bien, si la propriété privée semble jusqu’ici avoir accompagné et favorisé tous les progrès, on la retrouve aussi aux degrés les plus bas de la civilisation humaine. L’ichtyophage ne veut pas que l’on touche au poisson qu’il a pris. Le chasseur sauvage s’isole pour être seul maître de son gibier, et cet isolement prolonge la sauvagerie. Pas plus qu’elle n’a toujours haussé le niveau de la vie humaine, la propriété privée n’a pu empêcher la chute des sociétés. C’est sur la propriété privée que reposait la puissance des Phéniciens, des Grecs, des Romains : tous ces empires se sont dissous. A côté des progrès substantiels et vrais, le zèle de la propriété privée, la convoitise et l’orgueil qui en sont inséparables ont suscité des progrès factices et funestes.

« La mode use au service de ses caprices et de ses frivolités d’innombrables forces de travail. Des littérateurs de pacotille fabriquent des romans à la grosse, pour remplir un peu la tête vide des femmes. Les vrais artistes, ceux qui créent des formes sévères et pures de beauté, sont rebutés par les princes, par les riches, maîtres de l’art même et du beau par la puissance de l’or. Le travail et la vie même des peuples sont comme pétrifiés en palais fastueux et médiocres, où éclatent la vanité et la sottise. C’est à peine si, de loin en loin, une pure fleur de beauté et de noblesse peut éclore. Les éducateurs de la nation, pauvres, dédaignés et blêmes ne lui communiquent que tristesse et incertitude. Voilà au moins une part des effets de la propriété privée. Elle parvient encore à tromper l’homme sur sa propre nature. Parce que la propriété dirige et égare l’industrie, parce qu’elle lui impose des œuvres inutiles ou insensées, on croit que c’est la propriété qui suscite l’industrie. Non : elle la pervertit, elle ne la crée pas. Elle la précipite en de faux chemins ; elle n’en est pas le ressort.

« Le principe de toute activité est le sentiment de la force. Si ce sentiment est dès la jeunesse nourri et dirigé par le travail, alors l’emploi de cette force devient une nécessité absolue et le mode d’emploi de cette force est déterminé, en partie par la direction qui lui est systématiquement donnée, en partie par le goût de la nation. C’est à l’éducation de décider du mode selon lequel cette force de travail s’exercera. Et le jour où l’intérêt de l’État ne se confondrait pas artificiellement avec l’intérêt de castes d’exploitation et d’oppression, le jour où l’État aurait secoué le lourd parasitisme des hommes de loi, des douaniers, des bourreaux, des moines, ce jour-là l’irrésistible force de travail se dirigerait vers l’intérêt commun de l’État et des individus, vers le bien-être large et sain de tous. »

« Dans les communautés des frères Moraves, qui n’ont point de propriété individuelle, qui sont seulement les admirateurs temporaires du domaine commun, le travail est très actif, et l’industrie très perfectionnée. Et si ces hommes paraissent tristes et sombres, c’est à cause de la dureté de leur loi religieuse, ce n’est point parce qu’ils sont déliés par le communisme des soucis et des luttes de la vie.

« Ce n’est pas la forme politique, la forme extérieure des sociétés qu’il importe de changer. Les régimes politiques les plus divers peuvent être bons, s’ils préservent les citoyens de l’arbitraire. Mais ce sont les mœurs, les systèmes d’éducation et les institutions sociales qu’il faut renouveler pour substituer la paix et la joie de la propriété commune aux conflits et aux douleurs que suscite la propriété privée.

Mais qu’adviendra-t-il des métiers les plus bas et pourtant les plus nécessaires, et auxquels on ne soumet que par cette extrême nécessité qui ne connaît plus les bienséances ? — Mais, s’il y a des métiers répugnants, c’est en partie parce qu’ils sont sales, et il y a bien peu de ces besognes qui ne pourraient être ou supprimées ou réduites par un autre genre de vie. Cette répugnance tient aussi à une fausse idée des bienséances et je conviens qu’il est beaucoup de travaux dont la délicate Dame Décence ne peut soutenir un instant la vue sans porter son éventail à son visage. Un MONSIEUR DE... s’accommoderait fort mal d’avoir à faire une paire de souliers pour lui-même ou pour un autre. Mais je doute que ce genre d’occupation lui répugnât plus qu’il ne répugnerait à un brave citoyen, dans une société fondée sur la nature, de jouer le personnage d’un MONSIEUR DE... Cette mobilité des convenances factices devrait nous rassurer, quand bien même la multiplicité des goûts et des penchants humains, qui peuvent être dirigés et stimulés dans le sens des besoins sociaux, ne nous donnerait pas la garantie qu’aucun genre de travail ne manquera précisément d’amateurs. »

C’est, comme on le voit, l’éternelle et sotte objection qui est faite, encore aujourd’hui, au socialisme.

Mais les joies intimes et profondes que donne la propriété personnelle ne vont-elles point disparaître ou s’atténuer ?

« C’est moi qui me suis bâti cette maison : ici est attachée une parcelle de ma vie, et c’est pour cela que ce bien m’est cher. J’ai planté cet arbre, je l’ai planté pour moi : j’attends qu’il me donne des fruits à moi, et à nul autre, et il m’en vient un rafraîchissement. Et lorsque je pense qu’il appartiendra à mes enfants, et que, bien-longtemps après que je serai en terre ils pourront se rassembler sous cet arbre et me bénir, oh ! cela me fait du bien au cœur ! Et vois : prends-moi maintenant mon arbre et ma maison, mon bonheur n’est plus. — Dieu nous garde que dans tout un État le bonheur, sèche comme dans ton cœur. — C’est donc un vrai bonheur que le mien ? — C’est un vrai bonheur ; mais dis-moi, pourquoi l’œil de ton voisin est-il si trouble ? — Cela ne doit pas te surprendre. Son attelage s’est abattu et il s’est trop pauvre pour en acquérir un autre et pourtant le fonctionnaire demande la corvée. — Le pauvre homme ! Mais à qui donc était cet attelage qui s’est abattu ? — A qui ?... Mais à lui-même et à nul autre. — Et cet homme n’a point d’arbre planté par lui, et à l’ombre duquel il puisse se reposer et se rafraîchir ? — Il en a ; mais quand le chagrin et le souci sont en nous, il n’y a pas d’ombre qui soit douce. — Et ne souhaiterais-tu point que ton voisin aussi fût joyeux ? — Comment ne pas le souhaiter ? Mais qui peut lui venir en aide ? — Vois : là précisément est la question. Qui peut l’aider ? qui l’aidera ? Il y a plus d’un habitant de ce village qui possède plus que ce dont il a besoin ; mais ce plus est à lui, et le moi insensible ne sait rien de la souffrance d’autrui. — Lui feras-tu un grief d’avoir ce plus et de ne pas le donner ? — Pas précisément. Celui qui est indifférent à la souffrance d’autrui doit se garder de se trouver lui-même dans une situation où on le paiera de la même monnaie. Mais un mal qui, dans des conditions données, est nécessaire, et, par suite, excusable, cesse-t-il par là d’être un mal ? — Non certes. — Cesse-t-il d’être sensible à un cœur noble qui voudrait voir la joie tout autour de lui ? — Non certes, — Et si cette souffrance de tes frères disparaissait au moment où cet arbre cesserait d’être lien, ce sacrifice te coûterait-il ? — Non, par Dieu, il ne me coûterait pas. — Je savais bien que ton cœur n’était pas assez étroit pour se contenter de ton seul bonheur. Oh ! c’est un bonheur pitoyable, un bonheur digne d’être pleuré, que d’être seul heureux ! Quand la vanité se mire, la sagesse rit. Mais, quand l’égoïsme absorbe comme une éponge toute la vie de la création et reste froid devant la souffrance et la mort des autres, alors le génie de l’humanité pleure et se fait de la triste destinée humaine un voile de deuil.

Oh ! songe à ce que sera pour toi le bonheur le jour où aucun visage ne sera plus l’expression de la douleur et du souci, où les pures impressions de la sensibilité se feront jour, où l’invisible correspondance de ces sentiments heureux sera comme un universel échange de sérénité ; car c’est à ce degré de bonheur que l’homme peut atteindre. Alors tu pourras garder ton arbre et être joyeux à son ombre. — Comment dois-je comprendre cela ? L’arbre n’est plus à moi et quel droit ai-je encore sur lui ? — Mais n’y a-t-il donc que la propriété qui puisse te donner droit sur une chose ? Comment pourrait-il en être autrement ? — Suppose que toutes les familles de ton village se sont réunies pour mettre en commun leur avoir et leurs biens et qu’on considère tout cela comme la propriété de la société, sur laquelle il sera pourvu aux besoins de chacun. Tous seraient rassasiés dans une maison commune, à une table commune, où le faible observerait le fort, où l’ignorant s’instruirait auprès du savant ; excellent moyen de mettre en circulation les idées utiles. Le travail de chacun lui serait assigné par le plus âgé, seul chef. Le besoin particulier d’un membre de l’État serait la chose de l’État lui-même. Quel changement de point de vue ! Chaque existence individuelle n’est plus confiée à sa propre faiblesse : toute société la cautionne. Le bonheur et le malheur ont perdu leur force ; le destin ne joue plus avec les faibles un jeu trop facile, l’humanité lui oppose une ferme résistance et l’homme se dresse en face de sa propre destinée. — Bien, mais tu me promettais tout à l’heure un droit qui serait l’équivalent de la propriété sur des objets qui pourtant ne sont plus les miens. — Ton arbre te reste, ton jardin aussi ; car la société n’a pas pris pour l’appauvrir, mais pour que tu puisses avoir davantage et que nul ne manque du nécessaire. Qu’est-ce qui t’empêche de planter des arbres et de te réjouir de leur fécondité ? Qui empêchera tes enfants de te bénir ? Qui viendra les chasser de cette demeure aussi longtemps qu’ils s’y trouveront heureux ? Du bien la pensée que cet arbre est à toi, rien qu’à toi, que son ombre est à toi, rien qu’à toi, éveille-t-elle en ton cœur un si pitoyable bonheur que tu aies besoin, pour en jouir, de te représenter que toute la race humaine en est exclue ?

LOUIS XVI EST CONDUIT DU TEMPLE A L’ASSEMBLÉE NATIONALE, 11 DÉCEMBRE 1792
(D’après une estampe allemande de la Bibliothèque Nationale)

... Le jour où nous serons devenus capables d’autres sentiments et d’autres joies, nous ne trouverons plus que ce soit chose si consolante de laisser notre fortune à nos enfants. Les exemples abondent tellement de riches jeunes gens qui, à cause de leur richesse même, se croient dispensés de toute application sage et utile de leurs forces, qu’un père devrait redouter pour eux cette terrible épreuve. Un père peut-il rien, en effet, souhaiter de plus raisonnable que de voir ses enfants heureux ? »

Comme on voit, c’est à peu près le communisme du Code de la Nature de Morelly. Ce qui donne à l’œuvre allemande un caractère utopique, un peu déplaisant en cette période de rénovation active et de réorganisation sociale, c’est que l’auteur ne fait aucun effort pour rattacher le communisme à l’immense mouvement révolutionnaire. Tandis qu’en France le communisme naissant plongeait par toutes ses racines dans la réalité de la Révolution, tandis qu’il se réclamait des Droits de l’Homme enfin promulgués, tandis qu’il intervenait dans la crise des prix et dans l’organisation des subsistances, en Allemagne, c’est comme une nuée de rêve qui passe bien haut dans l’espace froid, à peine colorée d’un pâle reflet lointain des événements. Et pourtant, il n’est pas sans intérêt que, dans la fermentation des idées allemandes sous l’action révolutionnaire, des germes de communisme aient apparu. L’esprit pratique et passionné de Forster ne voyait pas dans ce livre un simple thème d’école. Sans doute, il résistait au communisme. Mais dans la vie d’épreuves et de combat à laquelle les vicissitudes de la Révolution l’avaient condamné, il n’aurait eu que dégoût pour une œuvre abstraite et vaine.

Dans l’atmosphère passionnée par la Révolution toutes les idées prenaient vie. Chose curieuse ! à peine Forster, dans sa lettre du 19 juillet 1793, a-t-il fait ses réserves sur le communisme, qu’il est amené à protester avec violence contre les prétentions de la propriété à s’imposer comme un droit indiscutable. La contre-Révolution était victorieuse en Allemagne et elle proclamait que nul n’aurait le droit d’écrire s’il ne reconnaissait pas d’abord la propriété comme un principe essentiel et intangible. Évidemment, à l’abri du « droit de propriété », elle voulait sauver les formes anciennes, féodales et ecclésiastiques, de la propriété. Forster s’indigne dans sa lettre du 23 juillet :

« Du ton de la proclamation, je dois conclure que c’en est fait de toute justice, de toute liberté vraie en Allemagne. Quoi ! si l’on veut avoir la permission d’écrire, il faut reconnaître le sentiment de la propriété comme le principe de l’ordre social ? Et pourtant, cet ordre pourrait très bien subsister sans ce sentiment et même sans la chose (la propriété) qui, quelque important que soit et puisse être son rôle, ne peut pas être déclarée essentielle. »

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