C’est en vertu des mêmes principes et avec la même hardiesse qu’Adam Smith demande à ses compatriotes de modifier leur système colonial, conforme d’ailleurs au système colonial de toute l’Europe. Les colonies étaient alors, pour la métropole, un champ réservé d’exploitation. Elles ne pouvaient vendre leurs produits qu’à la métropole : elles ne pouvaient acheter que les produits de la métropole. En sorte que, toujours soumises à des prix de monopole et toujours à leur détriment, elles devaient vendre au plus bas et acheter au plus haut. Et le transport des produits à l’importation et à l’exportation était réservé à la marine métropolitaine. Comment les colonies pouvaient-elles se développer et prospérer avec un pareil régime ? C’est que deux causes neutralisaient, en partie du moins, les effets dangereux de ce monopole de la mère patrie.
D’abord celle-ci, s’étant en quelque sorte subordonné tout le commerce des colonies, avait intérêt à encourager la production coloniale. Et, ne pouvant l’encourager par la liberté du commerce, elle l’encourageait par un abondant apport de capitaux. « La prospérité des colonies à sucre de l’Angleterre a été, en grande partie, l’effet des immenses richesses de l’Angleterre dont une partie, débordant pour ainsi dire de ce pays, a reflué dans les colonies. » Et, en second lieu, les colonies nouvelles étant surtout agricoles, souffraient moins des restrictions apportées à la liberté de leur négoce que si elles avaient eu une production industrielle analogue à celle de la métropole.
Adam Smith dit (et il a vraisemblablement raison) : « Quoique la politique de la Grande-Bretagne, à l’égard du commerce de ses colonies, ait été dictée par le même esprit mercantile que celle des autres nations, toutefois elle a été au total moins étroite et moins oppressive que celle d’aucune autre nation ».
Même les colonies américaines, soulevées contre l’Angleterre au moment où écrivait Adam Smith, avaient joui d’un régime assez libéral. Quant à la faculté de diriger leurs affaires comme ils le jugent à propos, les colons anglais jouissent d’une entière liberté sur tous les points, à l’exception de leur commerce étranger. Leur liberté est égale, à tous égards, à celle de leurs concitoyens de la mère patrie, et elle est garantie de la même manière par une assemblée de représentants du peuple qui prétend au droit exclusif d’établir des impôts pour le soutien du gouvernement colonial. L’autorité de cette assemblée tient en respect le pouvoir exécutif ; et le dernier colon, le plus suspect même, tant qu’il obéit à la loi, n’a pas la moindre chose à craindre du ressentiment du gouverneur ou de celui de tout autre officier civil ou militaire de la province. Si les Assemblées coloniales, de même que la Chambre des Communes en Angleterre, ne sont pas toujours une représentation très légale du peuple, cependant elles approchent de plus près qu’elle de ce caractère et, comme le pouvoir exécutif, ou n’a pas de moyen de les corrompre, ou n’est pas dans la nécessité de le faire, à cause de l’appui que leur donne la mère patrie, elles sont peut-être, en général, plus sous l’influence de l’opinion et de la volonté de leurs commettants. Les conseils qui dans les législatures coloniales répondent à la Chambre des pairs en Angleterre ne sont pas composés d’une noblesse héréditaire. En certaines colonies, comme dans trois des gouvernements de la nouvelle Angleterre, ces conseils ne sont pas nommés par le roi, mais ils sont élus par les représentants du peuple. Dans aucune des colonies anglaises il n’y a de noblesse héréditaire.
« Avant le commencement des troubles actuels, les assemblées coloniales avaient non seulement la puissance législative, mais même une partie du pouvoir exécutif. Dans les provinces du Connecticut et de Rhode-Island, elles élisaient le gouverneur. Dans les autres colonies, elles nommaient les officiers de finances qui levaient les taxes établies par ces assemblées respectives, devant lesquelles ces officiers étaient immédiatement responsables. Il y a donc plus d’égalité parmi les colons anglais que parmi les habitants de la mère patrie. Leurs mœurs sont plus républicaines et leurs gouvernements, particulièrement ceux des trois province, de la Nouvelle-Angleterre, ont aussi jusqu’à présent été plus républicains. »
Et voilà pourquoi c’était folie au ministère anglais d’attenter à des libertés auxquelles les colons d’Amérique étaient depuis longtemps habitués et qui leur rendait plus nécessaires encore leur rapide croissance. Adam Smith, écrivant en pleine guerre, parle de ces questions et des responsabilités du gouvernement de son pays avec beaucoup de réserve. Mais c’est contre toute la politique commerciale, suivie alors par les grands pays de l’Europe à l’égard de leurs colonies, qu’il s’élève. Il affirme qu’elle est aussi mauvaise pour la métropole que pour les colons. Elle dirige en effet artificiellement vers les colonies ainsi réservées une trop grande part du capital national. Elle déshabitue la mère patrie de produire au meilleur marché possible et par là elle l’affaiblit dans la lutte entre les nations. Adam Smith croit que si l’Angleterre a renoncé à pénétrer en France par ses produits, si elle s’est laissée chasser par l’industrie française, notamment par l’industrie lainière, des côtes de la Méditerranée et des marchés du Levant, c’est parce qu’elle s’est complue à l’excès dans le profit trop facile qu’elle se ménageait aux colonies par ce commerce exclusif. Et la croissance démesurée, « monstrueuse », du commerce colonial a absorbé une trop large part des ressources d’énergie et des ambitions de la nation. Il y aurait intérêt pour l’Angleterre, pour la sage distribution de sa force économique sur le marché du monde, à desserrer les liens de monopole qui attachent les colonies. Et Adam Smith fait servir à sa thèse la leçon imprévue que donnent à l’Angleterre les événements d’Amérique. Qui n’eut cru que l’Angleterre, ayant mis sa plus forte espérance en son commerce colonial, allait être frappée grièvement par la brusque suspension des échanges avec les colonies américaines révoltées ? Or, il se trouvait au contraire que de larges compensations s’étaient aussitôt offertes à elle. Et si ces compensations ont pu être procurées à l’Angleterre par la faveur des événements, c’est parce que déjà ses relations d’affaires avec le monde étaient étendues et variées.
Ainsi, au débouché qui se resserrait ou se fermait sur un point, se substituaient des débouchés nouveaux. D’où il était aisé de conclure que l’Angleterre devait chercher la sécurité et la puissance non dans l’exploitation exclusive de marchés réservés et étroits, mais dans une expansion variée et indéfinie, dans l’élargissement et le renouvellement continuel du marché.
« Le commerce des colonies, en entraînant dans ce commerce une portion beaucoup plus forte du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s’y serait naturellement portée, paraît avoir entièrement rompu cet équilibre qui se serait établi sans cela entre toutes les diverses branches de l’industrie britannique. Au lieu de s’assortir à la convenance d’un grand nombre de petits marchés, l’industrie de la Grande-Bretagne s’est principalement adaptée aux besoins d’un grand marché seulement ; son commerce, au lieu de parcourir un grand nombre de petits canaux, a pris son cours principal dans un grand canal unique. Or, il en est résulté que le système total de son industrie et de son commerce en est moins solidement assuré qu’il ne l’eût été de l’autre manière ; que la santé de son corps politique en est moins ferme et moins robuste. La Grande-Bretagne, dans son état actuel, ressemble à un de ces corps malsains dans lesquels quelqu’une des parties vitales a pris une croissance monstrueuse et qui sont, pour cette raison, sujets à plusieurs maladies dangereuses auxquelles ne sont guère exposés ceux dont toutes les parties se trouvent mieux proportionnées. Le plus léger engorgement dans cet énorme vaisseau sanguin qui, à force d’art, s’est grossi chez nous fort au delà de ses dimensions naturelles et au travers duquel circule, d’une manière forcée, une portion excessive de l’industrie et du commerce national, menacerait tout le corps politique des plus funestes maladies. Aussi jamais l’Armada espagnole et les bruits d’une invasion française n’ont-ils frappé le peuple anglais de plus de terreur que ne l’a fait la crainte d’une rupture avec les colonies. C’est cette terreur, bien ou mal fondée, qui a fait de la révocation de l’acte du timbre une mesure populaire, au moins parmi les gens de commerce. L’imagination de la plupart d’entre eux s’est habituée à regarder l’exclusion totale du marché des colonies, ne dût-elle être que de quelques années, comme un signe certain de ruine complète pour eux ; nos marchands y ont vu leur commerce complètement arrêté, nos manufacturiers y ont vu leurs fatigues absolument perdues, et nos ouvriers se sont crus à la veille de manquer tout à fait de travail et de ressources. Une rupture avec quelques-uns de nos voisins du continent, quoique dans le cas d’entraîner aussi une cessation ou interruption dans les emplois de quelques individus dans toutes ces différentes classes, est pourtant une chose qu’on envisage sans cette émotion générale.
Le sang, dont la circulation se trouve arrêtée dans quelqu’un des petits vaisseaux, se dégage facilement dans les plus grands sans occasionner de crise dangereuse ; mais, s’il se trouve arrêté dans un des grands vaisseaux, alors les convulsions, l’apoplexie, la mort sont les conséquences promptes et inévitables d’un pareil accident. Qu’il survienne seulement quelque léger empêchement ou quelque interruption d’emploi dans un de ces genres de manufacture qui se sont étendus d’une manière démesurée, et qui, à force de primes et de monopoles sur les marchés national et colonial, sont arrivés artificiellement à un degré d’accroissement contre nature, il n’en faut pas davantage pour occasionner de nombreux désordres, des séditions alarmantes pour le gouvernement et capables, même, de troubler la liberté de délibération de la législature.
A quelle confusion, à quels désordres ne sommes-nous pas exposés infailliblement, disait-on, si une grande portion de nos principaux manufacturiers venait tout à coup, à manquer totalement ?
Le seul expédient, à ce qu’il semble, pour faire sortir la Grande-Bretagne d’un état aussi critique, ce serait un relâchement modéré et successif des lois qui lui donnent le monopole exclusif du commerce colonial, jusqu’à ce que ce commerce fût en grande partie rendu libre. C’est le seul expédient qui puisse la mettre à même ou la forcer, s’il le faut, de retirer de cet emploi, monstrueusement surchargé, quelque portion de son capital pour la diriger, quoique avec moins de profit, vers d’autres emplois, et qui, en diminuant par degré une branche de son industrie et en augmentant de même toutes les autres, puisse insensiblement rétablir entre toutes les différentes branches cette juste proportion, cet équilibre naturel et salutaire qu’amène nécessairement la parfaite liberté, et que la parfaite liberté peut, seule maintenir.
Ouvrir tout d’un coup à toutes les nations le commerce des colonies pourrait non seulement donner lieu à quelques inconvénients passagers, mais causer même un dommage durable et important à la plupart de ceux qui y ont à présent leur industrie ou leurs capitaux engagés. Une cessation subite d’emploi, seulement pour les vaisseaux qui importent les quatre-vingt-deux mille muids de tabac qui excèdent la consommation de la Grande-Bretagne, pourrait occasionner des pertes très sensibles. Tels sont les malheureux effets de tous les règlements du système mercantile. Non seulement il fait naître des maux très dangereux dans l’état du corps politique, mais encore ces maux sont tels qu’il est souvent difficile de les guérir sans occasionner, pour un temps au moins, des maux encore plus grands. Comment donc le commerce des colonies devrait-il être successivement ouvert ? Quelles sont les barrières qu’il faut abattre les premières, et quelles sont celles qu’il ne faut faire tomber qu’après toutes les autres ? Ou, enfin, par quels moyens et par quelle gradation rétablir le système de la justice et de la parfaite liberté ? C’est ce que nous devons laisser à décider à la sagesse des hommes d’Etats et des législateurs futurs. Cinq événements différents, qui n’ont pas été prévus et auxquels on ne pensait pas, ont concouru très heureusement à empêcher la Grande-Bretagne de ressentir d’une manière aussi sensible qu’on s’y était généralement attendu, l’exclusion totale qu’elle éprouve aujourd’hui, depuis plus d’un an (depuis le 1er décembre 1774), d’une branche très importante du commerce des colonies, celui des deux Provinces-Unies de l’Amérique Septentrionale. Premièrement ces colonies, en se préparant à l’accord fait entre elles de ne plus importer, ont épuisé complètement la Grande-Bretagne de toutes les marchandises qui étaient à leur convenance ; secondement, la demande extraordinaire de la flotte espagnole a épuisé cette année l’Allemagne et le Nord d’un grand nombre de marchandises, et en particulier des toiles qui avaient coutume de faire concurrence, même sur le marché britannique, aux manufactures de la Grande-Bretagne ; troisièmement, la paix entre la Russie et les Turcs a occasionné une demande extraordinaire pour le marché de la Turquie, qui avait été extrêmement mal pourvu dans le temps de la détresse du pays et pendant qu’une flotte russe croisait dans l’Archipel ; quatrièmement, la demande d’ouvrages de manufacture anglaise pour le nord de l’Europe a été, depuis quelque temps, toujours en augmentant d’année en année ; et cinquièmement, le dernier partage de la Pologne et la pacification qui en a été la suite, en ouvrant le marché de ce grand pays, ont ajouté cette année, à la demande toujours croissante du Nord, une demande extraordinaire de ce côté-là.
Ces événements, à l’exception du quatrième, sont tous, de leur nature, accidentels et passagers, et si malheureusement l’exclusion d’une branche aussi importante du commerce des colonies venait à durer plus longtemps, elle pourrait occasionner encore quelque surcroît d’embarras et de dommage. Mais, néanmoins, comme cette gêne sera survenue par degrés, on la sentira moins durement que si elle fût survenue tout d’un coup et, en même temps, l’industrie et le capital pourront trouver un nouvel emploi et prendre une nouvelle direction, de manière à empêcher que le mal ne devienne jamais très considérable...
Gardons-nous bien cependant de confondre les effets du commerce des colonies avec les effets du monopole de ce commerce. Les premiers sont nécessairement, et dans tous les cas, bienfaisants ; les autres sont nécessairement, et dans tous les cas, nuisibles ; mais les premiers sont tellement bienfaisants que le commerce des colonies, quoique assujetti à un monopole, et malgré tous les effets nuisibles de ce monopole, est encore, au total, avantageux et grandement avantageux, quoiqu’il le soit beaucoup moins qu’il ne l’aurait été sans cela. »