Après des années d’efforts, de combinaisons habiles et tenaces, Pitt a réussi, en 1792, à rétablir l’équilibre des finances anglaises compromis par la guerre d’Amérique, et il peut annoncer à l’Angleterre l’ère des dégrèvements. Il lui annonce aussi le magnifique essor de sa puissance capitaliste. A l’heure même où la France se débat dans des convulsions fécondes, mais terribles et déchirantes, le discours financier de Pitt, du 17 février 1792, est comme le chant de triomphe de la politique anglaise, de sa liberté traditionnelle et limitée. C’est comme un orgueilleux défi à la démocratie : Qu’aurais-tu fait de plus pour la grandeur et la richesse de la nation ? Fox disait avec ironie : « C’est le jubilé financier. » C’était mieux que cela. C’était le jubilé politique de l’Angleterre.
Écoutez ces fortes paroles, fières et mesurées tout ensemble. Après avoir constaté que les recettes de l’année 1791 se sont élevées à 16.750.000 livres, c’est-à-dire à 500.000 livres de plus que la moyenne des quatre années précédentes, et que les ressources du budget sont en progrès constant, après avoir insisté sur la possibilité et la nécessité de poursuivre rabaissement de la dette, de rembourser une partie du 3 p. 100 et de convertir le 4 et le 5 p. 100, après avoir indiqué tout un plan nouveau destiné à résorber rapidement les nouveaux emprunts qui pourraient se produire, après avoir proposé la réduction de quelques-unes des taxes qui pesaient le plus sur les classes pauvres, notamment la taxe sur les maisons de moins de sept fenêtres, Pitt cherche les causes profondes de la prospérité croissante du pays et il note, en disciple enthousiaste d’Adam Smith, la puissante poussée industrielle et capitaliste :
« Si, après l’examen des différentes branches de revenus, nous passons à une enquête plus directe sur les ressources de notre prospérité, nous devons les trouver dans une croissance correspondante de nos manufactures et de notre commerce. Les comptes que l’on fait sur les documents de la douane ne peuvent être considérés comme absolument exacts, mais ils permettent d’instituer des comparaisons à différentes périodes.
Dans l’année 1782, la dernière année de la guerre, les importations, selon l’évaluation de la douane, se montaient à 9.174.000 1. (la livre est de 25 francs) ; elles ont graduellement monté chaque année, et elles sont en 1790 de 19.120.000 livres.
Les exportations des manufactures anglaises forment un critérium toujours plus important et plus décisif de la prospérité commerciale. La valeur en était fixée, en 1782, à 9.919.000 1. ; dans l’année suivante elle était de 10.409.000 1. ; dans l’année 1790, elle s’est élevée à 14.921.000 1., et dans la dernière année (dont le compte a été établi pour les manufactures anglaises), elle était de 16.420.000 1. Si nous comprenons dans le compte les articles étrangers réexportés, l’exportation était en 1782 de 12.239.000 1. ; après la paix, elle s’est élevée, en 1783, à 14.741.000 1. ; et dans l’année 1790, elle était de 20.120.000 1. Ces documents, tels qu’ils sont (et ils sont nécessairement imparfaits), servent seulement, à donner une vue du commerce étranger de ce pays. Il est plus que probable que notre commerce intérieur, qui contribue toujours plus à notre richesse, a grandi dans une proportion au moins égale. Je n’ai pas les moyens d’établir avec soin une vue comparée de nos manufactures durant la même période ; mais leur rapide progrès a été le sujet de l’observation générale et les connaissances locales des gentlemen des différentes parties du pays, devant lesquels je parle, rendent tout détail sur ce point inutile.
Ayant ainsi constaté l’accroissement de notre revenu et montré qu’il est accompagné d’une croissance correspondante de nos manufactures, quelles sont donc les circonstances auxquelles doivent être attribués de tels effets ? La réponse qui se présente la première et spontanément à l’esprit de tout homme de ce pays, c’est que toute cette prospérité provient de l’industrie et de l’énergie naturelles de la nation, mais qu’est-ce qui a rendu cette industrie et cette énergie capables d’agir avec une si particulière vigueur et de dépasser de si loin les exemples des périodes précédentes ? Les perfectionnements techniques, qui ont été apportés à chaque branche de la production, et le degré où le travail a été réduit par l’invention et l’application du machinisme ont eu incontestablement une grande part dans ces heureux effets. Nous avons vu, en outre, pendant cette période plus qu’auparavant, l’effet d’une circonstance qui a tendu principalement à élever ce pays à sa primauté commerciale. Je veux parler de ce degré particulier de crédit qui, par une double opération, donne à nos marchands des facilités additionnelles pour étendre leurs opérations au dedans et les rend capables d’obtenir une supériorité proportionnelle sur les marchés étrangers. Cet avantage a été surtout visible durant la deuxième partie de la période à laquelle je fais allusion, et il grandit sans cesse en proportion même de la prospérité qu’il contribue à créer.
En outre, l’esprit d’exploration et d’entreprise de nos marchands s’est manifesté par l’extension de notre navigation et de nos pêcheries et par l’acquisition de nouveaux débouchés dans différentes parties du monde, et incontestablement ces efforts n’ont pas été peu aidés par les nouvelles relations avec la France, en suite du traité de commerce, relations qui, quoique contrariées et diminuées par les désordres qui sévissent en ce moment dans ce royaume, ont été un grand stimulant de plus pour l’industrie et l’activité de notre pays.
Mais, il y a une autre cause, bien plus satisfaisante encore que toutes les autres, parce qu’elle est d’une nature permanente et toujours plus extensive : C’EST LA CONSTANTE ACCUMULATION DU CAPITAL, c’est sa continuelle tendance à croître, tendance dont l’opération est plus ou moins visible, selon qu’elle est ou n’est pas neutralisée par quelque calamité publique ou par une politique maladroite et fâcheuse, mais qui doit toujours se manifester et grandir dans un pays parvenu à un certain degré de prospérité commerciale. Quelque simple, quelque évident que soit le principe de cette croissance et, quoiqu’il ait dû certainement être observé à un degré plus ou moins haut, surtout dans les plus récentes périodes, je doute qu’il ait jamais été expliqué aussi pleinement, aussi suffisamment que dans les écrits d’un auteur de notre temps, qui malheureusement n’est plus (je pense à l’auteur d’un célèbre traité sur la richesse des nations) et qui, par sa connaissance étendue du détail et par la profondeur de ses recherches philosophiques, fournit, je crois, la meilleure solution à tous les problèmes de l’histoire du commerce et de l’économie politique. Cette accumulation du capital provient de l’application continuelle d’une partie au moins du profit réalisé chaque année par le capital à l’accroissement du capital lui-même, dont la somme accrue est employée de nouveau de semblable façon et réalise du profit dans les années suivantes. La grande masse de la propriété et de la nation s’accroît ainsi d’une manière constante à intérêts composés, et ses progrès, dans une assez longue période, sont tels qu’à première vue ils sont presque incroyables. Si grands qu’aient été jusqu’ici les effets de cette cause, ils seront plus grands encore dans l’avenir, car ses pouvoirs s’augmentent en proportion même qu’ils s’exercent. Elle agit avec une vélocité constamment accélérée, avec une force constamment accrue.
Mobilitate viget, viresque acquirit eundo.
(Elle prend de la vigueur par son mouvement même et acquiert des forces en marchant.)
Cette force peut, comme nous l’avons éprouvé nous-mêmes, être arrêtée ou retardée par des circonstances particulières, elle peut pour un temps être interrompue ou même surmontée ; mais, là où il y a un fond de labeur productif et d’activé industrie, elle ne peut pas être complètement éteinte. Dans la saison même des plus terribles calamités et de la plus terrible détresse, son action contrarie et diminue les effets funestes de la crise et, au premier retour de prospérité, cette action se déploie de nouveau. Si nous regardons une période, comme la période présente, de tranquillité prolongée, il est difficile d’imaginer une limite aux opérations de cette force du capital. Non, aucune limite ne peut lui être assignée tant qu’il existe dans le pays un objet de savoir ou d’industrie qui n’a pas atteint la plus haute perfection possible, tant qu’il y a un pouce de terre dans le pays qui peut recevoir une meilleure culture, ou tant qu’il reste un nouveau marché qui peut être exploré ou quelque marché existant qui peut être étendu. Par les relations commerciales, cette force du capital accumulé participe en quelque mesure à la croissance de toutes les autres nations dans toute la diversité possible de leurs conditions. Les besoins grossiers des pays qui émergent de la barbarie et les besoins artificiels, grandissants, du luxe et de la délicatesse, tout lui ouvrira également de nouvelles sources de richesses, de nouveaux champs d’action, en tout état de société et dans les parties les plus éloignées du globe. C’est le principe qui, je le crois, conformément au résultat constant de l’histoire et à la leçon uniforme de l’expérience, maintient dans l’ensemble, en dépit des incertitudes de la fortune et des désastres des empires, un courant continu de progrès successifs dans l’ordre général du monde.
Voilà les circonstances qui me paraissent avoir contribué le plus immédiatement à notre présente prospérité. Mais elles sont liées à d’autres plus importantes encore.
LETTRE DE ROLAND, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR, A SCHILLER
Elles sont manifestement et nécessairement liées à la durée de la paix, dont la continuation, avec un caractère de sécurité et de permanence, doit être le principal objet de la politique extérieure de notre pays. Elles sont liées plus encore à sa tranquillité intérieure et aux effets naturels d’un gouvernement libre, mais bien réglé. Qu’est-ce qui a produit, dans les cent dernières années, un progrès si rapide, et qui n’a point d’analogue dans les autres périodes de notre histoire ? Qu’est-ce, sinon que pendant ce temps, sous le doux et juste gouvernement des princes illustres de la famille qui occupe maintenant le trône, un calme général a régné dans tout le pays à un degré inconnu jusque-là ? Nous avons joui, dans une plus grande pureté et perfection, du bénéfice des principes originels de notre Constitution, affirmés et établis par les événements mémorables de la fin du siècle dernier. Voilà la grande et dominante cause qui a donné une portée étendue aux autres circonstances favorables dont j’ai parlé.
C’est l’union de la liberté avec la loi qui, en opposant une barrière aussi bien aux empiètements du pouvoir qu’à la violence des commotions populaires, donne à la propriété une juste sécurité, met en action le génie et le travail, procure l’extension et la solidité du crédit, la circulation et l’accroissement du capital, c’est elle qui forme et élève le caractère national et met en mouvement tous les ressorts de la communauté dans toute la diversité de ses éléments.
La laborieuse industrie de ces grandes classes, si nombreuses et si utiles (qui doivent être aujourd’hui, à un degré particulier, l’objet de la sollicitude de la Chambre), les paysans propriétaires et la bourgeoisie rurale (la peasantry et la yeomanry) ; l’habileté et l’ingéniosité des ouvriers, les expériences et les perfectionnements des riches propriétaires du sol, les hardies spéculations et les aventures heureuses des marchands opulents et des manufacturiers entreprenants, tout cela provient de la même source. C’est donc sur ce point vital que nous devons surtout veiller : si nous préservons ce premier et essentiel objet, tout le reste est en notre pouvoir. Rappelons-nous que l’amour de la Constitution, quoiqu’il soit une sorte d’instinct national dans le cœur des Anglais, est fortifié par la raison et la réflexion et confirmé chaque jour par l’expérience, que c’est une Constitution que nous ne devons pas admirer seulement par une révérence traditionnelle, que nous ne devons pas louer seulement par préjugé ou par habitude, mais que nous devons chérir et estimer parce que nous savons qu’elle assure pratiquement la liberté et le bien-être des individus et de la Nation et qu’elle pourvoit, mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement qui ait pu exister, aux fins réelles et utiles qui forment le seul fondement vrai et le seul objet rationnel de toute société politique. »
Voilà ce que disait William Pitt à la Chambre des Communes, aux acclamations de sa majorité, à l’heure même où, dans la Législative, réunie à Paris depuis quelques mois, bouillonnaient les passions encore troubles et les idées encore incertaines. Oui, c’est un jubilé magnifique. Oui, c’est l’hymne triomphal du capitalisme anglais et de la liberté anglaise, du capitalisme illimité et de la liberté limitée. Pitt a merveilleusement caractérisé le mouvement moderne : accroissement de la production, perfectionnement de la technique, développement du machinisme et du crédit, accumulation constante du capital, élargissement des débouchés, conquête extensive et intensive du marché universel.
Le capital, avec sa loi interne de progression continue et irrésistible, prend à ses yeux un caractère presque religieux. Il est la force éternelle et providentielle qui, à travers les désordres, les crises, les défaillances des hommes et des empires, maintient l’ordre progressif de l’univers et sauve du néant l’effort des générations associées par leur épargne immortelle à tout l’avenir humain. Or, ce capitalisme éternel et universel, il semble que, pour Pitt, il a trouvé dans le capitalisme anglais son incarnation souveraine et sa figure définitive. C’est par l’énergie équilibrée et vaste du peuple anglais que le capital va se répandre sur le monde et, à tous les degrés de la civilisation, dans les contrées barbares comme dans les pays raffinés, manifester sa vertu. Chose curieuse ! l’accent de l’homme d’État, du politique pratique, est plus hardi, plus vibrant, plus ample que la parole même du théoricien ; Pitt semble voir plus loin encore que Smith et c’est d’une lueur plus ardente qu’il éclaire des horizons plus vastes. Et il intéresse l’orgueil de toutes les classes de la Nation, du paysan et de l’ouvrier comme du riche spéculateur de la Cité, à ce magnifique mouvement, à ces promesses plus magnifiques encore. Mais, toute cette joie, tout cet orgueil de la richesse croissante, c’est à sa constitution tempérée, c’est à son gouvernement mixte où les classes les plus actives de la Nation font équilibre à la prérogative royale sans l’anéantir, que l’Angleterre le doit ; ira-t-elle, pour le dangereux plaisir d’imiter un autre peuple qui cherche douloureusement son chemin, changer sa Constitution éprouvée, se jeter dans le hasard et le désordre de la démocratie illimitée ?
Pitt faisait servir au maintien de la Constitution la grandeur industrielle de l’Angleterre ; il essayait de tourner contre toute velléité de révolution à la française les intérêts les plus positifs et les plus ardents de la Nation. Et toutes les grandes forces sociales se groupaient autour de lui.