GODWIN RÉPOND AUX OBJECTIONS

Et quelle objection peut-on faire à ce système d’égalité ? Peut-on lui opposer la fragilité de la nature humaine ?

Mais si elle est avide de prééminence et de distinction ; c’est vers d’autres supériorités que la supériorité de richesse que peut se porter son désir.

Dira-t-on que cet étai est absolument contraire à toutes les tendances présentes des hommes, et que, même réalisé un moment, il ne durerait pas ?

« Sans doute, il est éloigné de tous les modes de penser et d’agir qui prévalent aujourd’hui. Une longue période de temps doit probablement s’écouler avant qu’il puisse être entièrement réalisé. Mais, s’il est conforme aux lois de la raison, il aura des chances toujours plus grandes de se réaliser à mesure que la raison se développera : et le progrès de la raison est illimité... Oui, si le privilège de propriété était détruit par la force ; ou même s’il était renoncé par la minorité privilégiée avant que l’humanité elle-même fût mûre pour un ordre nouveau, l’inégalité ne tarderait pas à renaître après une période de barbarie ; mais il ne s’agit pas d’abolir la propriété par la contrainte, ou de l’abdiquer un moment par l’effet d’un entraînement partiel : elle disparaîtra dans le progrès de l’éducation générale, c’est le sens même de la communauté qui préviendra, sans contrainte et sans répression, toutes les pensées d’accumulation égoïste, d’accaparement et de monopole. »

Dira-t-on que ce système d’égalité encouragera la paresse, qu’il endormira l’industrie des hommes ?

« Nous voyons dans les pays commerçants les miracles qu’opère l’amour du gain. Leurs habitants couvrent la mer de leurs flottes, étonnent l’humanité par les raffinements de leur ingéniosité, tiennent sous la force de leurs armes de vastes continents dans des régions éloignées du globe, sont capables de défier les plus puissantes confédérations, et, accablés de taxes et de dettes, semblent acquérir une prospérité nouvelle sous l’accumulation des charges. » Est-ce à cette puissante Angleterre capitaliste, dont Godwin déploie l’action et l’audace en un tableau qui rappelle celui de Pitt, que l’on peut proposer je ne sais quel système de désintéressement et d’inertie ?

« Pouvons-nous rompre à la légère avec des motifs d’action qui apparaissent si prodigieusement efficaces ? Une fois établi en principe dans la société qu’un homme ne peut appliquer à son usage personnel plus que ce qui lui est nécessaire tout homme va devenir indifférent aux entreprises qui mettent maintenant en jeu l’énergie de ses facultés. Une fois établi en principe que tout homme sans être obligé d’exercer ses propres facultés, a droit à une part du superflu des autres, l’indolence deviendra bientôt universelle. Une pareille société, ou sera languissante, ou sera obligée, pour sa propre défense, de retourner à ce système de monopole et de sordide intérêt, que des théoriciens raisonneurs accuseront toujours en pure perte. »

Et en réponse à cette objection comme en réponse à toutes les autres, Godwin dit :

« L’égalité, pour laquelle nous plaidons, est une égalité qui se réalisera dans un état de grande perfection intellectuelle. Une révolution aussi heureuse ne peut se produire dans les affaires humaines que lorsque l’esprit public sera arrivé à un haut degré de lumière. Et comment les hommes à ce haut degré de lumière ne reconnaîtraient-ils point eux-mêmes qu’une vie alternée d’agréables repos et de saine activité est infiniment supérieure à une vie de paresse abjecte ? Supérieure, non seulement en dignité, mais en joie. »

Dans la communauté égalitaire « aucun homme ne se considérera lui-même comme totalement dispensé de l’obligation du travail manuel, nul ne sera paresseux par situation ou par vocation. Il n’y aura pas d’homme assez riche pour se coucher dans une perpétuelle indolence et pour s’engraisser du travail de ses compagnons. Les mathématiciens, les poètes et les philosophes puiseront un surcroît de félicité et d’énergie dans ce travail des mains qui, revenant par intervalles, leur fera sentir qu’ils sont des hommes ». Dès lors, tous les métiers frivoles et vains ayant disparu, toute la procédure compliquée des sociétés où pullulent les conflits étant écartée, les armées de terre et de mer étant abolies, des forces innombrables, aujourd’hui détournées et gaspillées, deviendront disponibles pour la production abondante des objets utiles à tous. Et cette production, même abondante, répandue sur la totalité des citoyens, ne demandera à chacun d’eux qu’une faible part de son temps. Il n’y aura plus d’aristocratie égoïste et vaine, pour absorber une large part de la force du travail, comme jadis elle immobilisait, avec ses suites féodales, une large part des forces vives du pays.

Aux temps féodaux, le grand seigneur invitait les pauvres à venir et à manger des produits de son fonds, à la condition de porter sa livrée et de se former en longues files pour faire honneur à leurs hôtes de noble naissance. Maintenant que les échanges sont plus faciles, le seigneur a renoncé à ce mode assez primitif, et il oblige les hommes qu’il entretient de son revenu à employer à son service leur habileté et leur industrie. »

De même que les seigneurs ont licencié leurs suites féodales, ils devront licencier leurs suites ouvrières, et c’est à la production d’une richesse solide et utile à tous que toute la main-d’œuvre sera réservée. Il n’y a guère aujourd’hui qu’un vingtième de la population qui se livre vraiment à un travail utile. « Si donc ce travail, au lieu d’être fait par un petit nombre des membres de la communauté, était réparti amicalement sur le tout, il n’occuperait que la vingtième partie du temps de chaque homme. Si nous comptons que le travail d’un ouvrier est de dix heures par jour, quand nous avons déduit les heures réservées au sommeil, à la récréation et aux repas, nous aurons calculé largement. Il suit de là qu’une demi-heure par jour employée au travail manuel par chaque membre de la communauté, suffirait à procurer tout le nécessaire. Qui songerait donc à se soustraire à un travail aussi limité ? »

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