VII

LE FLEUVE EN SES ATOURS DU DIMANCHE. – DE L’HABILLEMENT SUR LES EAUX. – UNE CHANCE POUR LES HOMMES. – ABSENCE DE GOÛT CHEZ HARRIS. – LE MAILLOT DE GEORGE. – UNE JOURNÉE AVEC LES DEMOISELLES GRAVURES DE MODE. – LA TOMBE DE MADAME THOMAS. – L’HOMME QUI N’AIMAIT NI LES TOMBES, NI LES CERCUEILS, NI LES CRÂNES. – HARRIS EN FOLIE. – SES COMMENTAIRES SUR GEORGE, LES RIVES ET LA LIMONADE. – HARRIS EXÉCUTE DES TOURS.

C’est comme nous franchissions l’écluse de Moulsey que Harris meconta son aventure du labyrinthe. Cela nous prit un certain temps, car nous étions l’unique bateau, et c’est une grande écluse. Si ma mémoire est bonne, je n’ai jamais vu l’écluse de Moulsey avec un seul bateau. C’est, je crois, sans même excepter celle de Boulter, l’écluse la plus fréquentée du fleuve.

Je suis resté à la regarder parfois, quand la surface de l’eau n’était plus qu’un fouillis éclatant de maillots aux couleurs vives, casquettes claires, chapeaux pimpants, ombrelles multicolores, écharpes de mousseline ; manteaux de soie, flots de rubans et flanelles immaculées.

Si l’on plongeait son regard dans le bas de l’écluse, on eût dit comme une grande boîte où l’on aurait jeté pêle-mêle des fleurs de toutes les couleurs pour en former un tas aux chatoiements d’arc-en-ciel.

Les beaux dimanches, l’écluse offre ce spectacle tout au long du jour. En aval et en amont du fleuve, en dehors des portes, attendent les longues files des autres embarcations, qui passent à leur tour, puis s’en vont ; si bien que le fleuve ensoleillé, depuis le palais jusqu’à l’église de Hampton, est tacheté de jaune, de bleu, d’orange, de blanc, de rosé. Tous les habitants de Hampton et de Moulsey revêtent des costumes de canotiers et viennent, avec leurs chiens, se promener aux alentours de l’écluse. Là, ils flirtent, fument, en regardant passer les bateaux. Et les jolies robes, les casquettes et les maillots, les chiens qui gambadent, les coques, les voiles blanches, le doux paysage, l’eau étincelante, tout cet ensemble fait un des plus joyeux et des plus chatoyants spectacles que je connaisse aux environs de cette vieille et morne ville de Londres.

La Tamise fournit une bonne occasion de faire assaut d’élégance. Elle nous permet en effet, à nous les hommes, de déployer à l’occasion notre goût en matière de couleur ; et, si vous me demandez mon avis, je vous dirai que nous savons nous montrer très coquets. J’aime toujours ajouter un peu de rouge à mes ensembles, rouge et noir le plus souvent. Mes cheveux, comme vous savez, sont châtain doré, une assez jolie nuance, m’a-t-on dit, et le rouge sombre leur sied à ravir. Je pense aussi qu’une cravate bleu clair s’accorde bien avec, ainsi qu’une paire de souliers en cuir de Russie et un foulard de soie rouge autour de la taille ; car le foulard vous a une autre allure qu’une ceinture !

Harris s’en tient toujours aux nuances et aux mélanges d’orange ou de jaune, mais ce choix me semble peu judicieux. Il a le teint trop sombre pour porter du jaune. Le jaune ne lui va pas, c’est indiscutable. J’ai beau lui conseiller le bleu, rehaussé par du blanc ou du crème, mais, hélas ! moins on a de goût pour s’habiller, plus on s’obstine dans son erreur. C’est dommage, parce qu’il n’aura jamais de succès, ainsi attifé ; alors qu’il y a une ou deux couleurs avec lesquelles il ne serait pas mal du tout, son chapeau sur la tête.

George s’est mis en frais pour ce voyage, mais ses achats sont particulièrement malheureux. Son blazer est criard. Je ne voudrais pas le lui dire, mais c’est le qualificatif le plus juste. Il l’apporta chez nous jeudi soir pour nous le montrer. Nous lui demandâmes le nom de cette couleur, mais il l’ignorait. Il ne pensait d’ailleurs pas qu’elle en eût un. Le marchand lui avait dit que c’était un modèle oriental. George enfila le blazer, et nous demanda ce que nous en pensions. Harris répondit que, suspendu au-dessus d’un parterre de fleurs au début du printemps pour effrayer les oiseaux, il ne serait pas mal du tout ; mais que, sur un être humain autre qu’un clown, ça lui retournait l’estomac. George se montra fort vexé, mais, lui rétorqua Harris, il n’avait qu’à s’abstenir de lui demander son avis.

Ce qui nous tracasse, Harris et moi, au sujet de ce blazer, c’est que nous craignons qu’il n’attire l’attention sur notre embarcation.

Les femmes non plus n’ont pas vilaine allure en canot, habillées avec goût. Rien ne leur sied mieux, à mon avis, qu’un costume de canotage. Mais un « costume de canotage », toutes ces dames devraient le comprendre, doit être un costume qu’on puisse porter sur un canot et non pas seulement derrière une vitrine. Il y a de quoi gâcher la plus belle des excursions si votre passagère pense plus à sa toilette qu’au paysage.

J’ai eu le malheur, une fois, d’aller pique-niquer sur l’eau avec deux demoiselles de cette espèce. Ah ! nous ne nous sommes pas ennuyés !

Elles étaient toutes deux très élégantes, tout en dentelles, étoffes de soie, fleurs, rubans, escarpins et gants clairs. Mais ces deux gravures de mode auraient eu davantage leur place dans un studio de photographies que dans un bateau sur une rivière. Il s’agissait de « costumes de canotage » conçus par un couturier français pour un salon parisien. Rien de plus déplacé que d’exhiber ce genre de tenue en pleine nature.

Leur première remarque fut pour suspecter la propreté du bateau. On épousseta leurs sièges, leur assurant qu’elles n’avaient aucune crainte à avoir, mais elles n’en crurent rien. L’une d’elles passa un index ganté sur son coussin, et montra le résultat à l’autre. Elles soupirèrent en chœur et s’assirent, avec l’air des premiers martyrs chrétiens s’efforçant de sourire aux premières flammes du bûcher. Il peut vous arriver de temps à autre d’éclabousser un peu en ramant, mais on eût dit qu’une seule goutte d’eau signifiait la mort pour leurs beaux habits : jamais la tache ne s’en irait, toujours une auréole rappellerait cruellement le désastre.

J’étais aviron d’arrière. Je faisais de mon mieux. Je « plumais » à deux bons pieds de haut, m’arrêtant en fin de course pour laisser les pales s’égoutter avant de les retourner, et je choisissais chaque fois une eau lisse pour les y replonger. (L’aviron d’avant me dit bientôt qu’il ne se sentait pas lui-même assez bon rameur pour souquer avec moi, et qu’il préférait, si cela ne me dérangeait pas, s’arrêter un moment et étudier mon coup d’aviron, qui l’intéressait.) Mais j’avais beau m’appliquer, je ne pouvais empêcher quelques gouttes d’eau d’aller parfois rafraîchir ces demoiselles et leurs costumes.

Elles ne se plaignaient pas, mais blotties l’une contre l’autre, lèvres serrées, reculaient en frissonnant à chaque fois qu’une goutte les touchait. C’était un spectacle émouvant de les voir souffrir ainsi en silence ; cependant l’énervement me gagnait. Je suis trop sensible. Mon coup d’aviron se fit de plus en plus saccadé, et plus je tentais de me contrôler, plus j’éclaboussais.

Finalement, j’abandonnai, et demandai à passer à l’avant. Mon compagnon acquiesça, estimant qu’en effet cela vaudrait mieux. Les demoiselles poussèrent un soupir de soulagement involontaire en me voyant changer de place avec lui, et elles furent toutes gaies pendant un moment.

Pauvrettes ! Elles ne savaient pas combien elles perdraient au change ! Mon remplaçant était un joyeux drille, un plaisantin désinvolte et sans souci, aussi délicat qu’un jeune chien de Terre-Neuve. On pouvait le foudroyer du regard pendant une heure sans qu’il s’en aperçût, ou sans qu’il en fût troublé s’il s’en apercevait. Il avait un coup d’aviron impétueux et joyeux qui fit jaillir l’écume sur tout le bateau comme une fontaine et mit sur-le-champ tous les passagers au garde-à-vous. Lorsqu’il étalait plus d’une pinte d’eau sur un de ces beaux habits, il disait avec un petit rire aimable :

« Oh ! Je vous demande pardon, vraiment. »

Et il leur offrait son mouchoir pour s’essuyer.

« C’est sans importance », répondaient dans un murmure les pauvres filles, qui timidement tiraient sur elles couvertures et manteaux, et tentaient de se protéger avec leurs parasols de dentelle.

Au déjeuner, elles passèrent un bien mauvais moment. On voulait les faire asseoir sur l’herbe, et elles trouvaient l’herbe poussiéreuse. Quant aux troncs d’arbres, contre lesquels on les invitait à s’appuyer, ils n’avaient pas dû être brossés depuis des semaines. Elles étalèrent donc leurs mouchoirs à terre, et s’assirent dessus, très raides. Quelqu’un, en passant près d’elles avec une assiette de bœuf en gelée, trébucha contre une racine et fit voler la gelée. Fort heureusement, la gelée les manqua, mais l’incident leur fit craindre un nouveau danger et les mit sur le qui-vive ; et chaque fois que quelqu’un se déplaçait à proximité en tenant dans la main toute chose susceptible de lui échapper et de causer des ravages, elles suivaient l’individu d’un regard de plus en plus anxieux, jusqu’à ce qu’il se fût rassis.

« Et maintenant, mesdemoiselles, leur déclara avec entrain notre "aviron d’avant" quand on eut terminé, venez, c’est à vous de laver la vaisselle. » Elles ne comprirent pas, tout d’abord. Quand elles eurent saisi, elles répondirent qu’elles craignaient de ne pas savoir comment s’y prendre.

« Oh ! je vous montrerai, s’écria-t-il. C’est très amusant ! Vous vous allongez à plat ventre… je veux dire vous vous penchez sur la berge, et vous trempez les assiettes dans l’eau. »

La sœur aînée protesta que leurs robes convenaient mal à la besogne.

« Oh ! ça ira, répondit le désinvolte. Vous n’aurez qu’à les retrousser ! »

Il leur posa une pile d’assiettes dans les bras, leur affirmant que la vaisselle faisait partie des agréments du pique-nique. Elles convinrent que c’était en effet fort plaisant.

Maintenant que j’y repense, je me demande si ce jeune homme était aussi borné qu’on pouvait le croire, ou bien… Non, impossible ! Il avait une expression si candide, si ingénue !

Harris avait envie d’aller à l’église de Hampton, pour voir la tombe de Mme Thomas.

« Qui est Mme Thomas ? demandai-je.

– Comment le saurais-je ? répondit Harris. C’est une dame qui s’est fait faire une drôle de tombe, et je tiens à la visiter. »

Je protestai. J’ignore si c’est un défaut de nature chez moi, mais je n’ai jamais couru après les tombes. Je sais bien que la première chose à faire à l’arrivée dans un village ou dans une ville est de se précipiter au cimetière pour se pâmer devant les sépultures ; mais c’est un plaisir que je me refuse toujours. Je n’éprouve aucun intérêt à faire à petits pas recueillis le tour de sombres et froides églises, derrière des vieillards asthmatiques, pour lire les épitaphes. Même la vue d’une vieille gravure de cuivre incrustée dans une dalle ne parvient pas à me procurer ce qui s’appelle un bonheur sans mélange.

Je scandalise les respectables sacristains par ma virile impassibilité en présence d’inscriptions passionnantes et par mon manque d’enthousiasme quant à l’histoire des personnages historiques du cru, tandis que je froisse leur amour-propre par mon impatience mal refrénée de regagner la sortie.

Un jour, lors d’une belle matinée ensoleillée, j’étais accoudé sur le muret de pierres entourant une petite église de village, et je fumais ma pipe en me grisant du bonheur calme et profond qui émanait de ce spectacle doux et paisible : la vieille église grise revêtue de lierre, avec son portail de bois aux gravures naïves, la blanche allée serpentant jusqu’au bas de la colline entre deux rangées de grands ormes, les cottages aux toits de chaume dépassant de leurs haies bien taillées, le fleuve argenté dans la vallée, les coteaux boisés au-delà !

C’était un paysage charmant. Il était idyllique, poétique. Il m’inspirait. Je me sentais bon et noble. Je ne voulais plus pécher, ne plus jamais faire le mal. Je voulais habiter là, y couler une vie irréprochable, une vie belle, avoir des cheveux blancs quand je deviendrais vieux, et cetera.

À cet instant, je pardonnai à tous mes amis et connaissances leurs méchancetés et leurs indélicatesses, et je les bénis. Ils n’ont pas su que je les bénissais. Ils ont persisté dans leur voie dépravée sans savoir ce que moi, tout là-bas dans ce paisible village, je faisais pour eux ; mais je l’ai fait, et j’aurais voulu les avertir que je l’avais fait, parce que je souhaitais les rendre heureux. Je me laissais aller à ces pensées sublimes et tendres, quand ma rêverie fut interrompue par une voix aigre qui glapit :

« Voilà, monsieur, j’arrive, j’arrive ! Voilà, ne vous impatientez pas ! »

Je levai les yeux et vis dans le cimetière un vieux bonhomme au crâne chauve, qui clopinait vers moi, portant à la main un énorme trousseau de clefs qui tintinnabulaient à chacun de ses pas.

Je lui fis signe de s’éloigner avec une dignité muette, mais il continua d’avancer en piaillant.

« J’arrive, monsieur, j’arrive ! Je suis un peu boiteux, et plus aussi alerte qu’autrefois. Par ici, monsieur.

– Allez-vous-en, misérable vieillard ! lui lançai-je.

– Je suis venu aussi vite que j’ai pu, monsieur, dit-il. Ma femme vient juste de vous apercevoir. Suivez-moi, monsieur.

– Allez-vous-en, répétai-je. Fichez-moi la paix ou sinon je saute par-dessus le mur et je vous tue ! »

Il parut surpris. « Vous ne voulez donc pas voir les tombes ? me demanda-t-il.

– Non, répondis-je. Je ne veux pas. Je veux rester ici, sur ce vieux mur décrépi. Allez-vous-en, et ne me dérangez plus. Je déborde de belles et nobles pensées, et n’en veux plus bouger, parce que c’est beau et bon. Ne venez donc pas faire le Jacques, me rendre enragé et chasser mes bons sentiments avec vos idioties de pierres tombales. Allez-vous-en, et trouvez quelqu’un qui vous enterre à bon marché, je paierai la moitié de la dépense. »

Un instant, il demeura bouche bée. Puis il se frotta les yeux et me regarda attentivement. Apparemment, j’appartenais bien au genre humain. Il n’y comprenait rien.

« Vous êtes étranger au pays ? finit-il par me demander. Vous n’habitez pas ici ?

– Non, répliquai-je. Et vous n’y seriez pas non plus si j’y étais !

– Eh bien, alors, reprit-il, vous devez avoir envie de voir les tombes… vous savez… cercueils… gens enterrés… »

La colère me prit.

« Vous êtes un menteur ! explosai-je. Je n’ai pas envie de voir des tombes, vos tombes. Pourquoi en aurais-je envie ? Nous avons nos tombes à nous, celles de ma famille. Mon oncle Podger détient, dans le cimetière de Kensal Green, une tombe qui fait l’orgueil de tout le pays. Le caveau de mon grand-père, à Bow, peut accueillir huit visiteurs, et ma grand-tante Suzanne a, dans le cimetière de Finchley, un monument de brique, muni d’une dalle, avec en bas-relief un de ces trucs qui ont la forme d’une cafetière, et une bordure de pierre blanche épaisse de six pouces, qui a coûté une somme plus que rondelette ! Ce sont les seules tombes que je vais voir, quand l’envie me prend de me distraire. Je n’ai pas besoin de celles des autres. Quand vous-même serez enterré, je viendrai rendre visite à la vôtre. C’est tout ce que je peux faire pour vous. »

Il fondit en larmes et m’assura entre deux sanglots qu’on voyait, sur l’une des tombes, un fragment de pierre qui faisait sans doute partie, pensait-on, des restes d’une statue d’homme, que sur une autre étaient gravés des mots que personne encore n’avait été capable de déchiffrer.

Je restai de marbre, et il reprit d’un ton chagrin :

« Vous ne voulez pas non plus voir la fenêtre commémorative ? »

Je secouai énergiquement la tête, et il joua son dernier atout. S’approchant de moi, il murmura d’une voix tentatrice :

« En bas, dans la crypte, j’ai une paire de crânes ! Oh ! venez voir mes crânes ! Vous êtes un jeune  homme en vacances, et vous devez en profiter. Venez voir mes crânes. »

Alors, m’arrachant à mon mur, je pris la fuite. Et tandis que je courais, je l’entendis qui criait encore !

« Oh ! Venez voir les crânes ! Revenez pour voir les crânes ! »

Quoi qu’on y fasse, Harris quant à lui aime ça, les tombes, les épitaphes, les inscriptions funéraires. À l’idée de manquer la tombe de Mme Thomas, il devint enragé. Il me dit qu’il avait projeté de voir la sépulture en question dès le premier moment où nous avions décidé ce voyage, et qu’il ne serait jamais venu avec nous s’il n’y avait pas eu cette visite en perspective.

Je lui rappelai que nous devions conduire le canot jusqu’à Shepperton, où nous avions rendez-vous avec George à cinq heures. Alors il tourna ses foudres contre George. Pourquoi George restait-il à paresser toute la journée ou presque, nous laissant remorquer seuls cette vieille passoire surchargée, en attendant tranquillement qu’on vienne le rejoindre, lui, George ? Pourquoi ne venait-il pas nous aider ? Il n’aurait pas pu demander congé et partir avec nous, non ? Saleté de banque ! À quoi était-il bon à sa banque ?

« Chaque fois que j’y suis allé, continua Harris, il se tournait les pouces. Il reste assis toute la journée derrière une vitre, à faire semblant d’être occupé. À quoi peut bien être utile un homme derrière une vitre ? Moi, il faut que je travaille pour gagner ma vie. Pourquoi ne travaille-t-il pas, lui ? À quoi sert-il là-bas, et d’abord à quoi servent les banques ? Elles vous prennent votre argent, et puis, quand vous tirez un chèque, elles vous le renvoient avec la mention « sans provision », « retour au tireur ». Qu’est-ce que ça veut dire ? La semaine dernière ils m’ont fait le coup deux fois. Je ne vais pas le supporter longtemps. Je vais le leur retirer, mon compte. Si George était ici, nous pourrions aller voir cette tombe. Je suis même sûr qu’il n’est pas à sa banque. Il doit être en train de se marrer quelque part, en se moquant pas mal de nous et de notre galère ! Tiens, puisque c’est ça, je vais débarquer et aller boire un coup ! »

Je lui fis observer que nous étions à des kilomètres du moindre établissement. Alors il s’en prit à la Tamise. À quoi servait-elle, elle aussi ? À quoi bon être sur l’eau, si c’était pour mourir de soif ?

Il vaut toujours mieux laisser dire Harris quand il se met dans ces états-là. Il finit forcément par manquer d’air, et ensuite, il se calme.

Je lui rappelai qu’il y avait dans le panier du sirop de fruits et, à l’avant du bateau, une bonbonne de cinq litres d’eau, et que ces deux éléments n’attendaient que d’être mélangés pour donner une boisson fraîche et hygiénique.

Alors il prit la limonade pour cible et s’emporta contre toutes ces « bibines du dimanche », comme il les appelait : bière au gingembre, sirop de groseille, etc. Selon lui, elles causaient toutes la dyspepsie, ruinaient la santé et étaient à l’origine de la moitié des crimes commis en Angleterre.

Il avait cependant envie de boire quelque chose, et, grimpant sur son siège, il se pencha en avant pour prendre la bouteille. Celle-ci était tout au fond du panier, et il dut se pencher de plus en plus afin de l’atteindre. Or, il essayait de gouverner en même temps, la tête à l’envers. Il finit par tirer la barre du mauvais côté, et envoya le bateau en plein dans la berge. La secousse le fit basculer, et il plongea la tête la première dans le panier, où il fit le poirier, s’agrippant désespérément aux bords du canot, les jambes en l’air, toutes raides. Il n’osait pas bouger de peur de tomber à l’eau, et il dut rester là jusqu’à ce que je pusse lui saisir les jambes et le remettre d’aplomb, ce qui acheva de le rendre enragé.

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