XII

HENRY VIII ET ANNE BOLEYN. – INCONVÉNIENTS D’HABITER SOUS LE MÊME TOIT QU’UN COUPLE D’AMOUREUX. – UNE PÉRIODE ÉPROUVANTE POUR LA NATION ANGLAISE. – UNE NUIT À LA RECHERCHE DU PITTORESQUE. – SANS FEU NI LIEU. – HARRIS SE PRÉPARE À MOURIR. – UN ANGE SURVIENT. – EFFET SUR HARRIS D’UNE JOIE SOUDAINE. – UN SOUPER FRUGAL. – DÉJEUNER. – MANQUE CRUEL DE MOUTARDE. – UNE TERRIBLE BATAILLE. – MAIDENHEAD. – À LA VOILE. – TROIS PÊCHEURS. – NOUS SOMMES MAUDITS.

J’étais assis sur la rive, fasciné par les images du passé, lorsque George me demanda s’il me serait possible, une fois tout à fait reposé, d’aider à laver la vaisselle. Ainsi rappelé des anciens jours de gloire au quotidien prosaïque et à toutes ses misères, je me glissai dans le canot où, à l’aide d’un morceau de bois et d’une touffe d’herbe, je nettoyai la poêle à frire. Je lui donnai un lustre final avec la chemise mouillée de George.

Nous allâmes sur l’île de la Grande-Charte pour y voir la pierre qui se trouve dans la maison édifiée à cet endroit ; pierre sur laquelle, dit-on, la charte en question aurait été signée. Je décline toutefois toute responsabilité pour ce qui est de décider si elle fut effectivement signée là, ou bien, comme certains le prétendent, sur l’autre rive, à Runnymead… Encore que, pour être franc, je sois plutôt enclin à soutenir l’opinion populaire que ce fut bien sur l’île.

Certes, si j’avais été l’un des barons de l’époque, j’aurais fermement insisté auprès de mes compagnons sur l’opportunité d’amener un client aussi fourbe que le roi Jean dans l’île, lieu où il avait le moins de chances de leur réserver de mauvaises surprises et de trahir.

On aperçoit, tout près de la pointe du Pique-Nique, sur les terres d’Ankerwyke House, les ruines d’un vieux prieuré, dans les environs duquel Henry VIII donnait, dit-on, rendez-vous à Anne Boleyn. Ils se rencontraient aussi fréquemment à Hever Castle, dans le Kent, et parfois quelque part près de Saint-Albans. De toute façon il devait être difficile au peuple anglais, en ce temps-là, de dénicher un seul endroit où ces jeunes écervelés ne vinssent pas roucouler !

Vous êtes-vous jamais trouvé sous le même toit qu’un couple d’amoureux ? C’est très éprouvant. L’envie vous prend d’aller vous asseoir au salon, ce que vous faites. Au moment où vous ouvrez la porte, vous entendez un bruit, comme si quelqu’un venait soudain de se rappeler quelque chose ; et quand vous entrez, Émilie est là-bas près de la fenêtre, apparemment captivée par le spectacle du trottoir d’en face, tandis que votre ami John Édouard, à l’autre bout de la pièce, se perd dans la contemplation des photographies de famille.

« Oh ! dites-vous, vous immobilisant sur le seuil. Je ne savais pas qu’il y eût quelqu’un.

– Ah ! vraiment ? » rétorque Émilie, glaciale, d’un ton à bien montrer qu’elle n’en croit pas un mot.

Vous hésitez un instant avant de suggérer :

« Il fait très sombre ici. Pourquoi n’allumez-vous pas les lampes ? »

John Édouard intervient pour affirmer qu’il ne l’avait pas remarqué, et Émilie réplique que son papa ne veut pas qu’on allume le gaz dans l’après-midi.

Vous leur apprenez quelques nouvelles, leur exposez votre opinion sur la question irlandaise, mais rien ne semble les intéresser. Leurs remarques se bornent à des « Oh !… Vraiment ?… Tiens… Pas possible !… » Au bout de dix minutes de ce genre de conversation, vous vous repliez vers la porte, et à peine l’avez-vous franchie, qu’à votre grande surprise elle se referme derrière vous, sans que vous l’ayez touchée.

Une demi-heure plus tard, vous projetez d’aller fumer une pipe dans la serre. L’unique siège des lieux est occupé par Émilie ; quant à John Édouard, si l’on en croit le langage des habits, il vient évidemment de s’asseoir par terre. Tous deux ne vous adressent pas la parole, mais vous décochent un regard qui en dit aussi long qu’il est possible entre gens civilisés ; vous faites aussitôt retraite et fermez la porte derrière vous.

À présent, vous n’osez plus fourrer le nez dans aucune pièce de la maison. Après avoir monté et descendu plusieurs fois l’escalier, vous regagnez votre chambre pour aller faire un tour dans le jardin. Vous descendez l’allée, et en passant devant la grande serre d’été, vous y apercevez ces deux jeunes idiots blottis dans un coin. Eux aussi vous remarquent et sont persuadés que, animé de Dieu sait quelle intention tordue, vous vous acharnez à les suivre partout.

« Pourquoi ne réserve-t-on pas une pièce spéciale aux amateurs de solitude à deux, avec obligation de s’y tenir », grommelez-vous, et vous courez au vestibule prendre votre parapluie pour sortir.

Il en fut probablement ainsi quand ce jeune crétin d’Henry VIII courtisait sa petite Anne. Les gens du comté de Buckingham devaient les surprendre en train de « mamourer » près de Windsor et de Wraysbury, et s’exclamer : « Tiens ! Quel hasard ! » Et sans doute Henry répondait-il en rougissant : « Oui, je suis venu rendre une visite à un ami. » Sans doute Anne ajoutait-elle : « Oh ! je suis si contente, de vous voir ! Comme c’est drôle ! Je viens justement de rencontrer M. Henry VIII dans l’allée, et il va dans la même direction que moi ».

Alors les gens devaient s’éloigner en se disant : « Oh ! mieux vaut les laisser à leurs roucoulages et filer dans le pays de Kent ! »

Et ils allaient dans le pays de Kent, et la première chose qu’ils y voyaient en arrivant, c’était Henry et Anne batifolant autour du château de Hever.

« Oh ! Quelle barbe ! s’exclamaient-ils. Fichons le camp d’ici. Cela devient insupportable. Allons à Saint-Albans. Un joli coin tranquille, Saint-Albans. »

Mais à leur arrivée à Saint-Albans, ces damnés tourtereaux étaient là, à se bécoter sous les murs de l’abbaye. Après cela, que faire d’autre sinon aller jouer les pirates sur les mers en attendant que le mariage fût célébré ?

De la pointe du Pique-Nique jusqu’à l’écluse du Vieux-Windsor le paysage est d’un charme exquis. Une route ombragée, que parsèment çà et là de coquets petits cottages, longe la rive jusqu’à l’auberge, pittoresque – comme la plupart des auberges de la Haute-Tamise –, où l’on vous sert une excellente bière blonde, d’après Harris (et on peut lui faire confiance en la matière). Le Vieux-Windsor est un endroit célèbre dans son genre. Édouard le Confesseur y avait un palais, et le fameux comte Godwin y fut condamné par la justice de l’époque pour avoir prémédité la mort du frère du roi. Le comte Godwin rompit un morceau de pain qu’il éleva dans sa main, en disant : « Que cette bouchée de pain m’étouffe, si je suis coupable ! »

Puis il porta le pain à sa bouche et l’avala. Le pain l’étouffa et il mourut.

Après le Vieux-Windsor, le fleuve perd un peu de son intérêt et ne redevient lui-même qu’aux abords de Boveney. Je halai avec George jusqu’au-delà de Home Park, qui s’étend sur la rive droite, du pont Albert au pont Victoria. Nous passions à Datchet quand George me demanda si je me rappelais notre première randonnée sur la Tamise, la fois où, débarquant à Datchet à dix heures du soir, nous nous mîmes en quête d’un gîte.

Je lui répondis que je ne risquais pas d’oublier de sitôt l’aventure.

C’était le samedi avant les vacances d’août. Nous étions tous les trois (les mêmes que cette fois-ci) fatigués et affamés, Arrivés à Datchet, nous partîmes à la recherche d’une auberge, emportant avec nous le panier, deux valises, les couvertures, les manteaux, et Dieu sait quoi encore. Nous passâmes devant un très coquet petit hôtel, au portail couvert de clématites et de vigne vierge ; mais il n’y avait pas de chèvrefeuille, et, pour je ne sais plus quelle raison, il me fallait absolument du chèvrefeuille.

« Oh ! n’entrons pas là ! dis-je. Allons un peu plus loin, voir s’il n’y en a pas un avec du chèvrefeuille. »

Nous poursuivîmes notre chemin et parvînmes à un autre hôtel. Celui-ci était très bien également, et il avait du chèvrefeuille sur sa façade. Mais un individu dont l’allure ne revenait pas à Harris était appuyé contre la porte. Notre ami lui trouvait une sale gueule et des bottines trop hideuses pour chausser pied humain. Nous poussâmes donc plus loin. Nous marchâmes un bon moment sans plus trouver d’hôtel, puis nous rencontrâmes un passant que nous priâmes de nous en indiquer un.

« D’où vous venez, justement, répondit l’homme. Retournez sur vos pas, et vous arriverez au Cerf.

– Oh ! nous y sommes passés, répliquâmes-nous, mais il n’y a pas de chèvrefeuille au mur.

– Dans ce cas, essayez Le Manoir. Il est juste en face. »

Harris dit que nous n’en voulions pas non plus : il y avait là un individu dont la couleur de cheveux et les bottines lui coupaient l’appétit, rien que d’y penser.

« Eh bien ! ma foi, je ne sais que vous conseiller, dit notre informateur. Il n’y a pas d’autres auberges à Datchet.

– Pas d’autres auberges ? s’exclama Harris.

– Non.

– Que diable allons-nous faire ? » se lamenta Harris.

George prit alors la parole. Il nous déclara que nous étions libres, Harris et moi, de nous faire construire un hôtel si bon nous semblait, et de nous faire confectionner des clients selon nos goûts pour les y loger, mais que pour sa part, il retournait au Cerf.

Les grands esprits ne réalisent jamais leurs idéaux en quoi que ce soit. Soupirant sur la vanité de tout désir terrestre, Harris et moi nous suivîmes George.

Nous portâmes notre attirail jusqu’au Cerf et le disposâmes dans le vestibule.

L’hôtelier vint nous accueillir.

« Bonsoir, messieurs.

– Bonsoir, dit George. Nous voudrions trois lits, s’il vous plaît.

– Je suis désolé, monsieur, mais je crains que ce ne soit impossible.

– Oh ! vous savez, reprit George, deux lits feront l’affaire. Deux de nous peuvent bien dormir dans le même lit, n’est-ce pas ? continua-t-il, en s’adressant à Harris et à moi.

– Mais bien sûr, dit Harris, avec l’idée que George et moi pourrions partager sans problème la même couche.

– Je regrette beaucoup, monsieur, répéta le patron, mais nous n’avons plus dans la maison un seul lit disponible. Dans le dernier qui nous restait, il y a déjà deux messieurs… peut-être bien trois ! »

Cette réponse nous déconcerta quelque peu.

Mais Harris, qui est un vieux routier, se montra à la hauteur de la circonstance, et avec un bon rire, répliqua :

« Dans ce cas, n’insistons pas. Tant pis ! À la guerre comme à la guerre ! Vous n’avez qu’à nous arranger un lit de fortune dans la salle de billard.

– Désolé, monsieur, mais le billard est occupé. Trois messieurs également. Et deux dans la salle à manger. Non, vraiment, je ne puis vous loger cette nuit. »

Nous ramassâmes nos affaires et nous rendîmes au Manoir. C’était un bel établissement. Je le préférais au précédent, et Harris fut de mon avis. Tout se passerait bien, affirma-t-il, il nous suffirait de ne pas regarder le rouquin aux bottines. D’ailleurs, ce n’était pas sa faute, à ce pauvre gars, s’il avait des cheveux roux.

Harris n’a pas son pareil pour s’exprimer avec amabilité et délicatesse.

Les gens du Manoir ne nous laissèrent même pas le temps d’ouvrir la bouche. La patronne vint à notre rencontre pour nous annoncer que nous étions le quatorzième groupe qu’elle refusait depuis une heure et demie. Nos modestes propositions d’écurie, salle de billard, ou cave à charbon provoquèrent son hilarité : tous ces lieux étaient combles depuis longtemps !

Connaissait-elle dans le village une maison qui pût nous accueillir pour la nuit ?

Eh bien, si nous n’étions pas trop difficiles…

« Remarquez, je ne vous garantis rien »… Il y avait en effet une petite taverne à cinq cents mètres plus loin, sur la route d’Eton…

Sans en écouter davantage, nous empoignâmes panier, valises, couvertures et manteaux, et courûmes jusqu’au lieu dit. La distance nous parut plus voisine des mille mètres que des cinq cents, mais nous finîmes par arriver. Nous nous engouffrâmes dans la salle à bout de souffle.

Les gens de la taverne n’attendirent pas pour se montrer grossiers et nous rire carrément au nez. Il n’y avait que trois lits dans toute la maison et on y logeait déjà sept messieurs seuls et trois couples de gens mariés. Cependant, un batelier complaisant qui se trouvait au bar nous conseilla d’aller voir chez l’épicier, la porte à côté du Cerf ; et nous rebroussâmes chemin.

L’épicier affichait complet lui aussi. Une bonne vieille, que nous rencontrâmes dans la boutique, eut l’amabilité de nous emmener avec elle, à quatre cents mètres de là, chez une dame de ses amies qui louait à l’occasion des chambres aux messieurs.

Cette brave femme marchait très lentement, et il nous fallut vingt minutes pour arriver chez la personne en question. Notre guide agrémenta le trajet en nous décrivant par le menu tous les rhumatismes qui lui endolorissaient le dos.

Les chambres de la dame son amie étaient déjà louées. De là, on nous recommanda le n° 27. Le n° 27 était plein, et on nous envoya au n° 32. Le n° 32 aussi était complet.

Nous regagnâmes donc la grande route, et Harris s’assit sur le panier, en déclarant qu’il ne ferait pas un pas de plus. L’endroit lui paraissait tranquille, et il consentait volontiers à y mourir. Il nous pria, George et moi, d’embrasser sa mère pour lui et de dire à tous ses amis qu’il leur pardonnait et qu’il avait trépassé l’âme en paix.

C’est alors que, déguisé en petit garçon, survint un ange (et je doute qu’il pût y avoir meilleur déguisement pour un ange), portant d’une main un cruchon de bière, et de l’autre un objet pendu à une ficelle, qu’il déposait sur chaque pierre plate où il passait, et qu’il retirait ensuite, petit jeu qui produisait un bruit particulièrement déplaisant et agaçant.

Nous demandâmes à cet envoyé des cieux (car il s’avéra tel, ainsi que nous ne tardâmes pas à le découvrir) s’il ne connaîtrait pas quelque maison isolée, dont les occupants seraient peu nombreux et de faible constitution (vieilles dames ou messieurs paralysés de préférence) afin que nous puissions facilement les contraindre à nous céder leur lit pour la nuit ; sinon, pouvait-il nous recommander une loge à cochons inoccupée, ou un four à chaux, ou n’importe quoi de ce genre. Il ne connaissait rien de tel, du moins pas tout près, mais il nous dit que si nous voulions bien venir avec lui, sa mère avait une chambre disponible qu’elle pourrait nous laisser jusqu’au lendemain matin.

Nous lui sautâmes au cou, en le bénissant. Ce qui eût fait un très beau tableau au clair de lune, si le gamin ne s’était écroulé sous le poids de notre émotion, et nous trois avec lui, ou plutôt sur lui. La joie de Harris fut si forte qu’il eut un évanouissement, et il dut avoir recours au cruchon de bière, qu’il vida à moitié avant de revenir à lui, après quoi il démarra au pas de course, nous laissant, George et moi, transporter tout le barda.

Le gamin habitait un petit cottage de quatre pièces, et sa mère – la bonne âme ! – nous donna un jambon chaud de cinq livres pour souper, dont nous ne laissâmes rien, suivi d’une tarte à la confiture et de deux théières de thé, après quoi nous allâmes nous coucher. Il y avait deux lits dans la chambre. L’un était un lit de sangle de quatre-vingt-dix centimètres de large, dans lequel George et moi nous prîmes place, sans manquer, pour ne pas tomber, de nous attacher ensemble au moyen d’un drap. L’autre était le lit du gamin, et Harris l’eut pour lui seul. Nous l’y trouvâmes au matin, avec soixante centimètres de jambes nues dépassant à l’extrémité, que George et moi utilisâmes comme porte-serviettes pendant notre toilette.

Quand, par la suite, nous retournâmes à Datchet, nous nous montrâmes quelque peu moins exigeants dans le choix de notre hôtel.

Pour en revenir à notre présent voyage, il ne se passa rien d’intéressant, et nous continuâmes de nous haler juste un peu au-dessus de l’île des Singes où nous débarquâmes pour déjeuner. En attaquant le bœuf froid, nous découvrîmes que nous avions oublié d’emporter de la moutarde. Je ne crois pas avoir, de ma vie, éprouvé aussi cruellement que ce jour-là une envie de moutarde. En général, je m’en passe fort bien ; il est même rare que j’en prenne, mais j’aurais alors donné des mondes pour en avoir.

J’ignore combien de mondes il peut y avoir dans l’univers, mais quiconque m’eût apporté à cet instant précis une cuillerée de moutarde, aurait pu les avoir tous. Je ne regarde jamais à la dépense quand j’ai envie de quelque chose qui me fait défaut.

Harris aussi déclara qu’il aurait donné des mondes pour se procurer de la moutarde. Si un quidam avait débarqué là avec un pot de moutarde, il aurait été pourvu de mondes pour le restant de ses jours.

Je crains fort cependant que Harris et moi n’eussions manqué à notre parole une fois en possession de la fameuse moutarde. On fait de ces offres extravagantes dans un moment d’égarement, mais, à la réflexion, on s’aperçoit qu’elles sont absurdement disproportionnées avec la valeur de l’article désiré. J’ai une fois entendu quelqu’un, au cours d’une randonnée dans les montagnes suisses, dire qu’il donnerait des mondes pour un verre de bière, et une fois arrivé à une petite buvette où on en servait, faire tout un scandale parce qu’on lui comptait cinq francs pour une canette de stout. Il prit la chose pour un abus inadmissible, et s’en plaignit au Times.

Le manque de moutarde jeta un froid sur le bateau. Nous mangeâmes notre bœuf en silence. L’existence nous paraissait vide et sans intérêt. Nous pensions en soupirant aux jours heureux de notre enfance. Nous perdîmes un peu de notre morosité, toutefois, avec la tarte aux pommes, et quand George eut sorti du fond du panier une boîte de conserve d’ananas, la vie nous parut finalement digne d’être vécue.

Nous aimons beaucoup l’ananas, tous les trois. Nous regardions l’étiquette et pensions au jus. Nous échangeâmes un sourire, et Harris avait déjà sa cuiller à la main.

On se mit en quête de l’ouvre-boîtes. On retourna tout le panier. On mit les valises sens dessus dessous. On souleva le plancher du canot. On disposa tous les objets sur la rive et on les secoua. L’ouvre-boîtes demeurait introuvable.

Harris essaya alors d’ouvrir la boîte avec son canif, mais la lame se brisa et il s’entailla profondément la main. George tenta l’opération avec une paire de ciseaux, et les ciseaux lui échappèrent, manquant l’éborgner. Tandis qu’ils pansaient tous les deux leurs blessures, j’essayai de faire un trou dans la boîte avec le bout pointu de la gaffe, et la gaffe glissa, me projeta entre le bateau et la rive dans soixante centimètres d’eau vaseuse… et la conserve, intacte, alla heurter une tasse à thé, qu’elle brisa.

Alors nous devînmes enragés. Nous posâmes la boîte sur la berge, et Harris alla chercher dans un champ une grosse pierre. Je retournai dans le bateau prendre le mât, et George maintint la boîte. Harris appuya sur le couvercle l’angle le plus aigu de sa pierre, et, moi, élevant le mât au-dessus de ma tête, je l’abattis de toutes mes forces.

Ce fut le chapeau de paille de George qui lui sauva la vie ce jour-là. Il l’a conservé (ce qu’il en reste), et, les soirs d’hiver, quand on allume les pipes et qu’on évoque les dangers traversés, il le décroche du mur pour le montrer à la ronde et débiter une fois de plus l’effroyable histoire, en l’enjolivant à chaque nouveau récit.

Harris s’en tira avec de simples égratignures.

Cela fait, je pris la boîte et la martelai à coups de mât jusqu’à l’épuisement, puis Harris prit le relais.

Nous la battîmes à plat, nous la battîmes en cube nous lui infligeâmes toutes les formes possibles… mais ne pûmes y pratiquer le moindre trou. George s’y attaqua à son tour et lui donna une forme si étrange, si monstrueusement hideuse qu’il prit peur et jeta le mât à terre. Puis nous nous assîmes tous les trois sur l’herbe autour de la boîte et l’examinâmes.

Le couvercle enfoncé offrait l’aspect d’un rictus railleur, qui nous mit dans une fureur telle que Harris sauta sur la chose, s’en empara et la lança au loin, au milieu du courant. Nous l’abreuvâmes d’injures tandis qu’elle s’enfonçait, puis nous regagnâmes le canot et nous nous éloignâmes de ce lieu maudit, pour ne plus nous arrêter avant d’avoir atteint Maidenhead.

Maidenhead est trop mondaine pour être agréable. C’est le rendez-vous des gandins de la Tamise et de leurs compagnes trop bien mises. C’est la ville des hôtels au luxe tapageur, fréquentés surtout par les élégants et ces demoiselles du corps de ballet. C’est le chaudron de sorcière d’où sortent ces démons du fleuve : les chaloupes à vapeur. Le duc du feuilleton dans le Journal de Londres a toujours sa garçonnière à Maidenhead, et l’héroïne du roman à la mode ne manque jamais d’y venir dîner lors de ses escapades avec le mari d’une autre.

Nous traversâmes rapidement Maidenhead, puis nous ralentîmes pour mieux apprécier le paysage grandiose qui s’étend au-delà des écluses Boulter et Cookham. Les bois de Clieveden portaient encore leur délicate parure printanière, et s’élevaient depuis la berge en une harmonie infinie où se mêlaient les tons d’un vert féerique. Dans sa beauté sans faille, c’est, peut-être, le plus délicieux parcours du fleuve, et nous nous y attardâmes longuement avant de nous arracher à sa paix profonde.

Nous entrâmes dans le canal de dérivation, juste avant Cookham, pour prendre le thé. Une fois l’écluse passée, il faisait nuit. Une bonne brise s’était levée, à notre avantage. Ce qui est un miracle car, en règle générale, le vent souffle toujours contre vous sur la Tamise, quelle que soit votre direction. Il est contre vous le matin, quand vous partez pour une excursion d’une journée, et vous ramez longtemps, en pensant qu’il sera bien agréable de revenir à la voile. Mais, après le thé, il a tourné, et il vous faut souquer dur tout le chemin du retour.

Or quand vous oubliez d’emporter la voile, le vent persiste à vous favoriser dans les deux sens. Hé oui ! l’existence n’est qu’une longue épreuve, et l’homme est né pour l’affronter, de même que l’étincelle pour jaillir.

Ce soir-là, toutefois, il y avait sûrement une erreur quelque part : il soufflait dans notre dos. Nous nous gardâmes de manifester notre satisfaction, et hissâmes la voile avant qu’on s’en fût aperçu. Nous prîmes nos aises dans le canot en des poses méditatives, et la voile se gonfla, tira, grinça contre le mât, et le canot vola sur les flots.

Je barrais.

Je ne connais pas de sensation plus forte que de naviguer à la voile. Cela tient du vol, et l’on n’y trouve d’équivalent que dans les rêves. Le vent vous emporte sur ses ailes, vous ne savez où. Vous n’êtes plus cette créature lente, lourde, pétrie d’argile, qui se traîne péniblement sur le sol. Vous faites partie de la Nature ! Votre cœur bat contre le sien ! Ses bras admirables vous soulèvent et vous pressent sur son sein ! Votre âme communie avec la sienne ; votre corps se fait léger ! Les voix de l’air vous bercent de leur chant. La terre vous paraît lointaine et minuscule ; et vous tendez les bras à vos frères les nuages.

Nous avions tout le fleuve à nous, si ce n’était que, loin devant, nous pouvions voir, ancrée au milieu du courant, une barge de pêche dans laquelle étaient assis trois pêcheurs. Notre canot glissait sur l’eau, filait le long des rives boisées ; personne ne soufflait mot.

Je barrais.

Nous nous rapprochions des trois pêcheurs et nous constatâmes qu’il s’agissait de vieillards à l’air solennel. Assis dans la barge sur trois chaises, ils surveillaient attentivement leurs lignes. Le couchant pourpre jetait sur les eaux une lueur mystique, couronnait de feu les cimaises et nimbait d’or la couche des nuées. C’était une heure de profond enchantement, d’espérance extatique. La petite voile se détachait sur le ciel rougi, la brume s’étendait alentour, enveloppant le monde d’ombres arc-en-ciel. Derrière nous, montait la nuit.

Nous étions tels des chevaliers de légende voguant sur un lac de mystère vers le royaume étrange du crépuscule, vers le pays grandiose du couchant.

Nous n’arrivâmes pas au royaume du crépuscule. Nous allâmes donner de plein fouet dans la barge où les trois vieillards péchaient. Nous ne comprîmes pas tout d’abord ce qui était arrivé, car la voile nous masquait la scène, mais d’après la nature du langage qui s’éleva alors dans l’air du soir, nous sûmes que nous étions dans le voisinage d’êtres humains dont le mécontentement était évident.

Harris amena la voile, et nous découvrîmes alors la cause de ces protestations. Le choc avait jeté à bas de leurs sièges les trois vieux messieurs qui formaient une mêlée confuse au fond de la barge. Lentement, péniblement, ils se dégageaient et se débarrassaient du poisson qui les couvrait. Et tout en se démenant, ils nous abreuvaient d’injures – non pas de banales injures de tous les jours, mais de malédictions longuement réfléchies et significatives qui embrassaient notre existence entière, s’étendaient jusqu’aux futurs lointains, et englobaient tous nos parents, amis et connaissances. C’étaient de fortes et substantielles malédictions.

Harris leur répliqua qu’ils devraient plutôt se montrer reconnaissants envers nous qui venions de briser la monotonie de leur journée de pêche, et il ajouta qu’il était choqué et peiné d’entendre des hommes de leur âge se laisser emporter de cette façon. Mais ses remarques firent long feu.

Après cet incident, George voulut prendre la barre. Il déclara qu’un esprit tel que le mien ne pouvait s’accommoder d’une tâche aussi vulgaire et qu’il valait mieux laisser au commun des mortels le soin de gouverner notre bateau, avant que nous finissions au fond de l’eau. Il prit donc les commandes, et nous conduisit jusqu’à Marlow.

À Marlow, nous laissâmes le canot près du pont, et allâmes passer la nuit à La Couronne.

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