Quand ils furent tout près de l’auberge, ce dont K s’aperçut à un certain coude de la route, il constata à son grand étonnement qu’il faisait déjà complètement nuit. S’était-il donc absenté si longtemps ? Cela n’avait pourtant duré qu’une heure ou deux d’après ses calculs. Et il était parti le matin ! Et il n’avait pas eu faim ! Et le jour n’avait cessé, jusqu’à l’instant précédent, de garder la même clarté, la nuit n’était venue que maintenant. « Courtes journées, courtes journées », se dit-il, et il descendit du traîneau et se dirigea vers l’auberge.
Il fut heureux de voir, en haut du petit perron, l’aubergiste qui l’éclairait en brandissant une lanterne. Se souvenant subitement du voiturier, il s’arrêta ; il l’entendit tousser quelque part, dans le noir. Après tout il le reverrait ! Ce ne fut qu’une fois près de l’aubergiste, qui le salua humblement, qu’il aperçut deux hommes plantés chacun d’un côté de la porte. Il prit la lanterne de la main de l’aubergiste et les éclaira tous deux ; c’étaient les hommes qu’il avait déjà rencontrés et qu’on avait appelés Arthur et Jérémie. Ils saluèrent comme des soldats. Se souvenant de son service militaire, heureuse époque, K. se prit à rire.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il en promenant ses regards de l’un à l’autre.
– Vos aides, répondirent-ils.
– Ce sont les aides, confirma l’aubergiste à voix basse.
– Eh quoi ! demanda K., vous êtes mes anciens aides, ceux que j’ai fait venir, ceux que j’attends ?
Ils répondirent affirmativement.
– C’est bien, dit K. au bout d’un instant, vous avez bien fait de venir. D’ailleurs, ajouta-t-il après une autre pause, vous arrivez en retard, vous avez été bien négligents.
– La route était longue, dit l’un d’eux.
– La route était longue, répéta K., mais je vous ai vus revenir du Château.
– Oui, dirent-ils sans plus d’explications.
– Où sont les instruments ? demanda K.
– Nous n’en avons pas, dirent-ils.
– Les instruments que je vous ai confiés, dit K.
– Nous n’en avons pas, répétèrent-ils.
– Ah ! quels êtres vous faites ! dit K., entendez-vous quoi que ce soit à l’arpentage ?
– Non, dirent-ils.
– Mais si vous êtes mes anciens aides, vous connaissez forcément le métier ! dit K.
Ils se turent.
– Allons, venez, dit K. et il les fit entrer devant lui dans la maison.
Ils s’attablèrent donc tous trois en silence autour des verres de bière, à une toute petite table, K. au milieu, les aides à sa droite et sa gauche. Il y avait une autre table, entourée de paysans comme le soir précédent.
– On a du travail avec vous, déclara K., comparant leurs visages ainsi qu’il l’avait souvent fait ; comment m’y prendre pour vous distinguer ? Vous ne différez que par vos noms ; à cela près vous vous ressemblez comme… – il hésita un instant, puis continua involontairement – vous vous ressemblez comme des serpents.
Ils sourirent.
– Les autres nous distinguent pourtant bien ! dirent-ils pour se justifier.
– Je le crois, dit K., j’en ai été moi-même témoin, mais je ne vois qu’avec mes yeux, et ils ne me permettent pas de vous distinguer. Je vous traiterai donc comme si vous ne faisiez qu’un, je vous appellerai tous deux Arthur, c’est bien le nom de l’un d’entre vous ? Le tien peut-être ? demanda-t-il à l’un des deux.
– Non, dit celui-ci, je m’appelle Jérémie.
– Peu importe, dit K…, je vous appellerai tous deux Arthur. Si j’envoie Arthur quelque part vous devez y aller tous deux, si je donne un travail à Arthur vous devez le faire tous deux, cette méthode a pour moi le gros inconvénient de m’empêcher de vous employer en même temps à des besognes différentes mais en revanche elle me permet de vous rendre tous deux responsables de tout ce que je vous chargerai de faire. Répartissez-vous le travail comme vous l’entendez, cela m’est indifférent, tout ce que je vous demande c’est de ne pas vous rejeter les responsabilités l’un sur l’autre, vous ne faites qu’un pour moi.
Ils réfléchirent et dirent :
– Cela nous serait très désagréable.
– Évidemment, dit K., évidemment, il ne peut en être autrement, mais je maintiens mes ordres.
Depuis un moment il voyait rôder autour de la table un paysan qui, finissant par se décider, alla trouver l’un des aides et voulut lui parler à l’oreille.
– Pardon, dit K. en se levant et frappant la table du poing, ces deux hommes sont mes aides et nous sommes en conférence. Nul n’a le droit de nous déranger.
– Oh ! pardon, pardon, dit peureusement le paysan en retournant à reculons vers ses amis.
– Faites surtout bien attention à ceci, dit K. se rasseyant : ne parlez à personne sans que je vous le permette. Je suis ici un étranger et, si vous êtes mes anciens aides, vous êtes des étrangers aussi. Étrangers tous les trois nous devons nous tenir les coudes ; allons, tendez-moi vos mains !
Ils les tendirent immédiatement, avec trop de docilité.
– Allons, bas les pattes ! dit K., mais rappelez-vous mon ordre. Maintenant je vais aller au lit et je vous conseille d’en faire autant. Nous avons perdu un jour de travail, il faudra commencer demain de très bonne heure. Procurez-vous un traîneau pour monter au Château et soyez ici devant la porte à six heures.
– Bien, fit l’un.
Mais l’autre : – Tu dis « bien », et tu sais pourtant que ce n’est pas possible.
– Paix, dit K., vous voulez sans doute commencer à vous distinguer l’un de l’autre ?
Mais le premier dit alors aussi : – Il a raison, c’est impossible, nul étranger ne doit entrer au Château sans une permission…
– Où demande-t-on cette permission ?
– Je ne sais pas, peut-être au portier.
– Eh bien ! adressons-nous à lui, appelez-le au téléphone immédiatement, et tous les deux.
Ils coururent à l’appareil et demandèrent la communication, – comme ils se pressaient aux écouteurs ! Ils paraissaient d’une docilité ridicule ! – Ils demandèrent si K. pourrait venir le lendemain au Château avec eux. K. entendit de sa table le « Non » qu’on lui répondit. La réponse était d’ailleurs plus complète, elle ajoutait : « Ni demain ni une autre fois. »
– Je vais téléphoner moi-même, dit K. en se levant.
Sauf au moment de l’intervention du paysan, K. n’avait été que peu remarqué, mais sa dernière déclaration éveilla l’attention de tous. Tout le monde se leva en même temps que lui et, malgré les efforts de l’aubergiste qui cherchait à les refouler, les paysans se groupèrent en demi-cercle autour de l’appareil. La plupart étaient d’avis qu’on ne répondrait rien à K. Il dut les prier de rester tranquilles et leur dire qu’il ne leur demandait pas leur avis.
On entendit sortir de l’écouteur un grésillement tel que K. n’en avait jamais perçu au téléphone. On eût dit le bourdonnement d’une infinité de voix enfantines, mais ce n’était pas un vrai bourdonnement, c’était le chant de voix lointaines, de voix extrêmement lointaines, on eût dit que ces milliers de voix s’unissaient d’impossible façon pour former une seule voix, aiguë mais forte, et qui frappait le tympan comme si elle eût demandé à pénétrer quelque chose de plus profond qu’une pauvre oreille. K. écoutait sans téléphoner, il avait posé le bras gauche sur la boîte de l’appareil et écoutait dans cette position.
Un messager l’attendait, il ne savait depuis quand ; l’homme était là depuis si longtemps que l’aubergiste finit par tirer K. par la veste.
– Assez ! dit K. sans aucune retenue, et sans doute même devant l’appareil, car quelqu’un se fit entendre alors au bout du fil.
– Ici Oswald ; qui est à l’appareil ? cria une voix sévère et orgueilleuse ; l’homme avait, sembla-t-il à K., un petit défaut de prononciation qu’il cherchait à pallier par un redoublement de sévérité. K. hésitait à se nommer ; il était désarmé en face de ce téléphone, l’autre pouvait le foudroyer ou raccrocher le récepteur et K. n’aurait alors réussi qu’à gâcher une possibilité peut-être très importante. Son hésitation impatienta l’homme.
– Qui est à l’appareil ? répéta-t-il et il ajouta : – J’aimerais bien qu’on ne téléphonât pas tant de là-bas, on vient encore de le faire à l’instant.
K. ne s’inquiéta pas de cette observation et déclara, pris d’une résolution subite :
– Ici, l’aide de monsieur l’arpenteur.
– Quel aide ? Quel monsieur ? Quel arpenteur ?
K. se souvint de l’entretien de la veille.
– Demandez à Fritz, dit-il sèchement.
À sa grande surprise, cette réponse fit de l’effet. Mais, plus encore que de cet effet, il s’étonna de la parfaite cohésion des services du Château. On lui répondit : – Je sais déjà. L’éternel arpenteur. Oui, oui. Et puis quoi maintenant ? Quel aide ?
– Joseph, dit K.
Le murmure des paysans qui bavardaient derrière lui le gênait un peu ; sans doute discutaient-ils l’exactitude de ses dires. Mais K. n’avait pas le temps de s’occuper d’eux, l’entretien l’absorbait trop.
– Joseph ? demanda-t-on en réponse. Les aides s’appellent… – suivit une petite pause, Oswald devait demander les noms à un autre, –… s’appellent Arthur et Jérémie.
– Ce sont les nouveaux aides, dit K.
– Non, ce sont les anciens.
– Ce sont les nouveaux, moi je suis l’ancien arpenteur qui a rejoint aujourd’hui monsieur l’arpenteur.
– Non, cria-t-on.
– Qui suis-je donc ? demanda K. sans se départir de son calme. Et au bout d’un instant la voix, qui était bien la même voix avec le même défaut de prononciation et qui semblait être pourtant une autre voix plus profonde et plus vénérable :
– Tu es l’ancien aide.
K., préoccupé du timbre de cette voix, faillit ne pas entendre la question : « Que veux-tu ? » qu’elle lui posa ensuite. S’il s’était écouté, il aurait raccroché. Devant l’urgence il demanda hâtivement : « Quand mon maître pourra-t-il venir au Château ? – Jamais », lui fut-il répondu. « Bien », dit K., et il raccrocha.
Derrière lui les paysans s’étaient déjà fortement rapprochés. Les aides tâchaient de les maintenir à distance. Mais il semblait que ce fût simple comédie ; d’ailleurs les paysans, satisfaits du résultat de l’entretien, reculaient petit à petit. Ce fut alors qu’un homme, arrivant derrière eux, fendit leur groupe d’un pas rapide, s’inclina devant K. et lui tendit une lettre. K. la garda en main et considéra l’homme qui lui semblait le plus important pour le moment. Il ressemblait beaucoup aux aides, il était aussi svelte qu’eux, vêtu d’habits aussi collants que les leurs, il avait leur souplesse et leur agilité ; mais il était pourtant si différent. Ah ! si K. l’avait eu pour aide ! Il rappelait un peu la femme au nourrisson qu’il avait vue chez le maître tanneur. Ses vêtements étaient presque blancs, non pas en soie, – c’étaient des vêtements d’hiver pareils aux autres – mais ils avaient la finesse et la solennité de la soie. Son visage était clair, sa physionomie lumineuse, ses yeux prodigieusement grands. Son sourire était extraordinairement réconfortant ; il passait la main sur son visage comme pour chasser ce sourire, mais il n’y réussissait pas.
– Qui es-tu ? demanda K.
– Je m’appelle Barnabé, dit-il, je suis un messager qu’on te dépêche.
Quand il parlait ses lèvres s’ouvraient et se fermaient visiblement et cependant avec douceur.
– L’endroit te plaît-il ? lui demanda K. en indiquant les paysans pour lesquels il n’avait encore rien perdu de son intérêt et qui le regardaient bouche bée avec leurs lèvres boursouflées et leurs visages torturés ; leur crâne avait l’air d’avoir été aplati à coups de maillet et il semblait que les traits de leur visage se fussent fermés dans la douleur de ce supplice ; ils regardaient puis ne regardaient plus car leur regard se détournait parfois, errant, et s’attachait avant de revenir à quelque objet indifférent ; puis K. montra aussi les aides qui se tenaient enlacés, joue contre joue, et souriaient sans que l’on pût savoir si c’était humilité ou ironie ; il montra donc à Barnabé tous ces gens comme pour lui présenter une escorte d’individus qui lui eût été imposée par des circonstances spéciale ! », et attendit du messager – complicité qui lui tenait à cœur – que celui-ci le distinguât de cette escorte. Mais Barnabé – en toute candeur évidemment, cela se voyait, – laissa la question de côté comme un serviteur bien stylé qui ne répond pas à une phrase que son maître ne lui destine qu’en apparence ; il se contenta de jeter les yeux autour de lui par déférence pour la question, salua d’une poignée de main quelques paysans qu’il connaissait et échangea quelques paroles avec les aides, tout cela librement, fièrement et sans se mêler à eux. K. – évincé mais sans humiliation – revint à sa lettre et l’ouvrit. Elle disait :
« Monsieur,
« Vous êtes pris, comme vous le savez, au service de notre maître. Votre supérieur immédiat est le maire du village qui vous donnera tous les renseignements nécessaires sur votre travail et votre salaire ; c’est à lui que vous devez des comptes. Cependant de mon côté je ne vous perdrai pas des yeux. Barnabé, qui vous apportera ce mot, viendra vous voir de temps en temps pour apprendre vos désirs et me les transmettre. Vous me trouverez toujours prêt à vous obliger dans la mesure du possible. J’ai à cœur d’avoir toujours des ouvriers satisfaits. »
La signature était illisible, mais on voyait à côté, sur le tampon, l’indication : « Le chef du 10ème Bureau. »
– Attends, dit K. à Barnabé qui s’inclinait déjà devant lui ; puis il appela l’hôte pour se faire montrer sa chambre, il voulait rester un instant seul avec sa lettre. Se souvenant que Barnabé, malgré toute la sympathie qu’il inspirait, n’était au fond qu’un messager, il fit lui servir de la bière. Il regarda comment le jeune homme prenait la chose ; il la prit visiblement très bien et vida son bock sur-le-champ. Puis K. disparut avec l’hôte. On n’avait pu lui préparer dans cette petite maison qu’une minuscule mansarde ; encore cela ne s’était-il pas fait sans difficultés car il avait fallu trouver un autre gîte pour deux hommes qui avaient couché là jusqu’alors. À vrai dire, on s’était contenté de les déloger, c’était la seule modification qu’on eût fait subir à la mansarde ; pas de draps à l’unique lit, quelques coussins seulement, et une couverture de cheval qu’on n’avait pas touchée depuis la nuit précédente. Au mur quelques images de saints et des photographies de soldats ; on n’avait même pas aéré ; on avait visiblement espéré que le client ne resterait pas longtemps et on ne faisait rien pour le retenir. Mais K. s’accommoda de tout, il s’enveloppa de la couverture, s’assit à la table et se mit à relire la lettre à la lueur d’une bougie.
Le ton de cette lettre n’était pas partout le même ; il y avait des passages où l’on parlait à K. comme à un homme indépendant dont on reconnaît le libre arbitre : ainsi la souscription et le passage concernant ses désirs. Mais il en était d’autres aussi où on le traitait, ouvertement ou indirectement, comme un petit employé subalterne qui échappait, peu s’en faut, à lu vue d’un si grand chef ; ce chef devait se donner du mal pour « ne pas le perdre des yeux » ; son supérieur immédiat n’était qu’un maire de village auquel il devait des comptes, son seul collègue était peut-être le garde-champêtre. C’étaient là, sans conteste, des contradictions. Elles étaient si criantes qu’il fallait qu’elles fussent intentionnelles. K. ne se laissa pas effleurer par l’idée qu’elles pouvaient être dues à une certaine indécision, c’eût été fou de penser cela d’une telle administration ! Il crut plutôt voir qu’on lui offrait un choix ; être un ouvrier de village et conserver avec le Château des relations glorieuses mais de pure forme, ou ne garder que les dehors de l’ouvrier et travailler en réalité sur les seules données de Barnabé. K. n’hésita pas un instant ; même sans les expériences qu’il avait déjà faites il n’eût pas hésité non plus. Comme simple ouvrier du village, très loin des yeux de l’autorité, il serait en état d’obtenir quelque chose du Château ; ces gens qui le regardaient avec tant de méfiance se mettraient à parler quand il serait devenu non pas peut-être leur ami mais enfin leur concitoyen ; et une fois qu’on ne pourrait plus le distinguer de Gerstäcker ou Lasemann – et il fallait que cela se fît très vite, c’était la clef de toute la situation – toutes les voies s’ouvriraient à lui qui lui seraient certainement restées non seulement barrées mais même indiscernables s’il en avait été réduit à la faveur des Messieurs de là-haut. Évidemment un danger subsistait ; la lettre le soulignait assez, on l’y dépeignait même avec un certain plaisir comme inévitable. C’était le lot de l’ouvrier qui attendait K. Service, supérieurs, travail, conditions, salaire, comptes, ouvrier, la lettre fourmillait d’expressions de ce genre et, même si elle parlait d’autres choses, plus personnelles, ce n’était qu’en rapport avec les premières. Si K. voulait se faire ouvrier, libre à lui, mais ce serait avec le plus terrible sérieux, sans nul espoir d’autre perspective. K. savait bien qu’on ne le menaçait pas d’une contrainte effective et concrète, ce n’était pas ce qu’il craignait, surtout dans ce cas, mais la puissance d’un entourage décourageant, l’habitude des déceptions, la violence des influences impondérables qui s’exerceraient à tout instant, voilà ce qui lui faisait peur ; et c’était avec ce péril qu’il devait tenter le combat. La lettre ne dissimulait pas non plus que si la lutte s’engageait c’était K. qui aurait eu l’audace de commencer ; c’était dit subtilement : une conscience inquiète, – inquiète, je ne dis pas mauvaise, – pouvait seule s’en apercevoir ; c’était dit dans les quatre mots « comme vous le savez » qu’on lui adressait à propos de son engagement. K. s’était présenté et, de ce moment-là, il savait, comme le disait la lettre, que son admission était prononcée.
Il enleva une des images du mur et accrocha la lettre au clou ; puisque c’était la chambre où il habiterait, la lettre était là à sa place.
Puis il redescendit dans la salle de l’auberge. Barnabé était attablé en compagnie des deux seconds.
– Ah ! te voilà, dit K. sans autre motif, par simple joie de le revoir.
Barnabé se leva aussitôt d’un seul coup. À peine K. était-il entré que tous les paysans s’étaient levés aussi pour se rapprocher de lui ; c’était déjà devenu pour eux une habitude que d’être à chaque instant sur ses talons :
– Que me voulez-vous donc tout le temps ? s’écria K.
Ils ne prirent pas mal la chose et retournèrent lentement à leurs places. L’un d’entre eux expliqua en s’en allant d’un ton léger, avec un sourire énigmatique qu’adoptèrent aussi quelques autres : « On aime apprendre du nouveau », et il se pourléchait les lèvres comme si ce « nouveau » eût été une friandise. K. ne répondit rien d’aimable ; il était bon qu’ils lui gardassent un peu de respect, mais à peine fut-il auprès de Barnabé qu’il sentit de nouveau sur sa nuque l’haleine d’un des paysans. Cet homme venait, à ce qu’il dit, chercher la barrique de sel, mais K. ayant frappé du pied d’impatience, le paysan s’éloigna alors sans la barrique. Il était vraiment aisé de s’attaquer à K. ; on n’avait qu’à monter par exemple les paysans contre lui ; leur curiosité obstinée lui semblait plus pernicieuse que la sournoiserie des autres ; elle s’accompagnait d’ailleurs de cette même sournoiserie, car si K. était allé s’asseoir à leur table ils n’y seraient certainement pas restés. La présence de Barnabé le retint seule de faire un éclat. Il se tourna cependant vers eux d’un air menaçant : ils le regardèrent aussi. Mais quand il vit comme ils étaient assis, chacun pour soi, sans se parler, sans autre lien que la cible de leurs regards, il lui sembla que ce n’était pas la malignité qui les poussait à le harceler ; peut-être voulaient-ils vraiment de lui quelque chose qu’il leur manquait seulement de savoir exprimer, et, si ce n’était pas cela, c’était peut-être simplement une sorte de puérilité qui avait l’air de se trouver dans cette maison comme chez soi ; l’aubergiste n’était-il pas infiniment puéril, lui aussi ? Il tenait des deux mains un bock qu’il devait porter à un client, s’arrêtait pour regarder K. et en négligeait dans sa préoccupation l’appel de son épouse qui s’était penchée par la lucarne de la cuisine afin de mieux se faire entendre.
Plus calme, K. se retourna vers Barnabé ; il eût volontiers éloigné les seconds, mais il ne trouva pas de prétexte. D’ailleurs ils contemplaient paisiblement leur bière.
– J’ai lu la lettre, dit K. ; sais-tu ce qu’elle contient ?
– Non, dit Barnabé. Son regard n’avait pas l’air d’en dire plus long que ses paroles. Peut-être K. se trompait-il en bien avec lui comme il se trompait en mal avec les paysans ; mais la présence de cet homme lui faisait du bien.
– On me parle de toi dans la lettre ; tu es chargé de venir de temps en temps pour faire la liaison entre le chef et moi, c’est pourquoi j’avais pensé que tu savais ce qu’on m’écrit.
– On m’a simplement ordonné, dit Barnabé, de te remettre le message, d’attendre que tu l’aies lu, et de rapporter, si tu le jugeais bon, une réponse écrite ou verbale.
– Bien, dit K., il n’est pas nécessaire d’écrire, présente à monsieur le chef de bureau – comment s’appelle-t-il à propos ? je n’ai pas pu lire sa signature…
– Klamm, répondit Barnabé.
– Présente donc à Monsieur Klamm les remerciements que je lui adresse pour mon engagement et pour son amabilité particulière ; dis-lui que, n’ayant pas encore pu faire mes preuves, je sens tout le prix de cette amabilité. J’agirai de la façon la plus conforme à ses intentions. Je n’ai pas, pour aujourd’hui, de désir particulier.
Barnabé, qui avait prêté la plus grande attention, pria K. de lui permettre de répéter ses paroles. K. le permit ; Barnabé les répéta textuellement, puis il se leva pour prendre congé.
K., qui n’avait cessé de tout ce temps d’examiner le visage de l’homme, le fit encore une dernière fois. Barnabé paraissait de même taille que lui ; cependant son regard semblait se pencher vers K., mais c’était presque humblement, il était impossible que cet homme humiliât jamais personne. Évidemment ce n’était qu’un messager, il ignorait le contenu de la lettre qu’il transmettait, mais son regard lui-même, son sourire, sa démarche, semblaient être message aussi à son insu. K. lui tendit la main, ce qui le surprit probablement, car il était sur le point de s’incliner.
Mais aussitôt qu’il fut parti – avant d’ouvrir il avait encore appuyé l’épaule contre la porte et embrassé toute la salle d’un regard qui ne s’adressait plus à personne en particulier – K. dit aux aides : – Je vais chercher mes papiers dans ma chambre et nous allons parler des premiers travaux à entreprendre. Ils voulurent le suivre. Restez, leur dit-il. Mais ils s’obstinèrent. K. dut alors répéter l’ordre encore plus sévèrement. Dans le vestibule Barnabé avait déjà disparu. Il venait cependant à peine de sortir. D’ailleurs, même devant la maison, – la neige tombait de nouveau, – K. ne put l’apercevoir. Il cria : Barnabé ! Nulle réponse. Barnabé se trouvait-il encore dans la maison ? C’était, semblait-il, la seule explication possible. Pourtant K. jeta encore le nom de toute la force de ses poumons. Le nom passa comme un tonnerre dans la nuit. Une faible réponse parvint, à une distance incroyable. Barnabé était-il donc déjà si loin ? K. l’appela encore une fois tout en allant au-devant de lui ; à l’endroit où il le rejoignit on ne pouvait plus les voir de l’auberge.
– Barnabé, dit K. sans pouvoir maîtriser le frisson de sa voix, j’avais encore quelque chose à te dire, et je m’aperçois à ce propos que nos rapports sont mal organisés ; j’en suis réduit à attendre ton arrivée éventuelle si j’ai besoin de quelque chose au Château. En ce moment si le hasard ne m’avait pas permis de te rattraper – tu files comme le vent ! Je te croyais encore à l’auberge – qui sait pendant combien de temps j’aurais dû attendre ta venue !
– Tu n’as, dit Barnabé, qu’à demander au chef de me faire venir à des moments déterminés que tu indiqueras toi-même.
– Cela ne suffirait pas non plus, déclara K., peut-être resterai-je un an sans avoir rien à faire dire, et peut-être aurai-je quelque chose d’extrêmement urgent à annoncer un quart d’heure après ton départ.
– Dois-je alors, dit Barnabé, demander au chef de se mettre en rapport avec toi autrement que par mon entremise ?
– Non, non, dit K., pas du tout ; je ne mentionne cette objection qu’accessoirement, cette fois-ci j’ai eu la chance de te rattraper.
– Si nous montions à l’auberge ? dit Barnabé ; tu pourrais m’y donner ta nouvelle commission. Il avait déjà fait un pas dans la direction de la maison.
– Ce n’est pas nécessaire, dit K., je vais t’accompagner un instant.
– Pourquoi ne pas aller à l’auberge ? demanda Barnabé.
– Les gens m’y dérangent, dit K., tu as vu toi-même l’indiscrétion des paysans.
– Nous pouvons aller dans ta chambre, dit Barnabé.
– C’est celle des bonnes, dit K., une chambre sale et qui sent le moisi ; c’est pour ne pas être obligé d’y rester que je voulais t’accompagner. Tu n’as, ajouta-t-il pour mater définitivement son hésitation, qu’à me laisser prendre ton bras, car tu as le pas plus sûr que moi.
Et K. s’accrocha à son bras. Il faisait noir ; K. ne voyait pas le visage de Barnabé, la silhouette du jeune homme était elle-même incertaine, K. avait dû d’abord chercher en tâtonnant.
Barnabé céda et ils s’éloignèrent de l’auberge. K. sentait bien que, malgré tous ses efforts pour suivre le pas de Barnabé, il l’empêchait de marcher librement et que ce détail aurait tout fait échouer même en temps ordinaire, surtout dans des ruelles comme celle où la neige l’avait déjà paralysé l’après-midi et dont il ne pourrait jamais sortir que porté par Barnabé. Mais il chassait de tels soucis de son esprit et le silence de Barnabé l’encourageait ; s’il se taisait, Barnabé lui-même ne pourrait que continuer à marcher en sa compagnie pour que cette rencontre eût un but.
Ils allaient donc, mais K. ne savait où ; il ne reconnaissait rien ; il ne savait même pas s’ils avaient dépassé l’église. La fatigue que lui causait le seul fait de marcher ainsi l’empêchait de lier ses pensées. Au lieu de se concentrer vers le but elles s’égaraient. L’image de sa patrie surgissait à chaque instant aux yeux fatigués de K. et les souvenirs qu’il en gardait se pressaient dans son esprit. Là-bas aussi une église se dressait sur la grande place du village au milieu d’un vieux cimetière qu’entourait un mur élevé. Bien peu de gamins pouvaient escalader ce mur, K. n’y avait jamais réussi. Ce n’était pas la curiosité qui les poussait à essayer. Le cimetière n’avait plus de secret pour eux. Ils y étaient souvent entrés par une petite porte grillée, mais c’était ce grand mur lisse qu’ils voulaient vaincre. Un après-midi cependant – la place silencieuse et vide était inondée de lumière, K. ne l’avait jamais vue ainsi ni auparavant ni plus tard – il avait réussi enfin à sauter le mur avec une facilité surprenante à un endroit d’où il était souvent retombé ; il avait pu grimper cette fois du premier coup, un petit drapeau entre les dents. Les miettes de chaux dégringolaient encore sous ses pieds qu’il était déjà sur le faîte. Il avait planté son drapeau, le vent avait tendu l’étoffe, il avait regardé à ses pieds les croix qui s’enfonçaient dans le sol ; nul en ce moment ne se trouvait plus grand que lui. L’instituteur passant, l’avait fait redescendre avec un regard courroucé. En sautant, K. s’était blessé au genou ; il n’était revenu chez lui qu’à grand-peine, mais il était monté sur le mur. La sensation de sa victoire lui avait donné sur le moment l’impression d’une sécurité qu’il garderait toute sa vie, ce qui n’était pas tellement fou, car maintenant, au bout de tant d’années, elle venait à son aide en cette nuit de neige tandis qu’il avançait au bras de Barnabé.
Il s’accrochait de plus en plus lourdement, Barnabé le traînait presque, le silence ne cessait pas ; De la route K. savait seulement, qu’à en juger d’après l’état de la chaussée il n’avait encore pris aucune ruelle transversale. Il se louait de ne pas se laisser décourager par la difficulté du chemin ni par le souci de retour. Après tout, pour se faire traîner ses forces lui suffisaient bien ! Et puis la route ne prendrait-elle pas fin ? De jour le Château se présentait comme un but facile à atteindre et Barnabé le messager connaissait certainement le chemin le plus court.
Barnabé s’arrêta soudain. Où étaient-ils ? Ne pouvait-on plus avancer ? Barnabé allait-il prendre congé de K. ? Il n’y réussirait pas. K. tenait son bras si solidement qu’il en avait presque mal lui-même. Peut-être aussi l’incroyable s’était-il accompli ? Peut-être se trouvaient-ils déjà au Château ou à sa porte ? Mais, autant que K. s’en souvînt, ils n’avaient pas eu à monter. À moins que Barnabé ne lui eût fait prendre un chemin de pente presque insensible ?
– Où sommes-nous ? demanda K. à voix basse, parlant plutôt à lui-même qu’à Barnabé.
– À la maison, dit Barnabé tout aussi bas.
– À la maison ?
– Maintenant, maître, fais attention de ne pas glisser. Le chemin descend.
– Le chemin descend ?
– Il n’y a que quelques pas, dit Barnabé frappant déjà à une porte.
Une jeune fille leur ouvrit ; ils se trouvaient sur le seuil d’une grande chambre ténébreuse, car une minuscule lampe à huile brûlait seule dans le fond, à gauche, au-dessus d’une table.
– Qui vient avec toi ? demanda la jeune fille.
– L’arpenteur, dit-il.
– L’arpenteur, répéta la jeune fille plus fort dans la direction de la table. Là-dessus de vieilles gens, l’homme et la femme, se levèrent dans ce coin et une jeune fille aussi. On salua K. Barnabé lui présenta tout le monde ; c’étaient ses parents et ses sœurs Olga et Amalia. K. les regarda à peine, on le débarrassa de sa veste trempée pour la faire sécher près du poêle. K. laissa faire.
Ils n’étaient donc pas rendus tous deux, Barnabé seul était chez lui. Mais pourquoi se trouvaient-ils ici ? K. entraîna Barnabé à l’écart et lui demanda :
– Pourquoi es-tu rentré chez toi ? Peut-être habitez-vous dans le domaine du Château ?
– Dans le domaine du Château ? répéta Barnabé comme s’il ne comprenait pas.
– Barnabé, lui dit K., quand tu as quitté l’auberge tu voulais bien aller au Château ?
– Non, dit Barnabé, je voulais rentrer chez moi, je ne vais que le matin au Château, je n’y couche jamais.
– Ah ! dit K., tu ne voulais pas aller au Château ? Tu ne voulais aller qu’ici ? – son sourire lui semblait plus las et sa personne même moins brillante – Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?
– Tu ne me l’as pas demandé, maître, dit Barnabé, tu ne voulais que me donner une commission, mais ni dans la salle de l’auberge, disais-tu, ni dans ta chambre : j’ai pensé que tu pourrais le faire ici chez mes parents. Ils se retireront tous immédiatement si tu l’ordonnes ; d’ailleurs, si tu te plais chez nous tu peux bien y passer la nuit. Ai-je bien fait ?
K. ne put répondre. Il y avait une méprise, une vulgaire et immense méprise, et K. s’était livré complètement. Il s’était laissé prendre au charme d’une tunique à reflets de soie que Barnabé déboutonnait maintenant et sous laquelle apparaissait, sur la poitrine vigoureuse d’un valet taillé à coups de hache, une grossière chemise grise, sale et toute reprisée.
Et tout, autour de Barnabé, non seulement répondait à ce détail, mais encore l’aggravait : le vieux père goutteux s’avançait vers K. avec ses mains qui tâtonnaient plutôt qu’à l’aide de ses jambes raides, et la mère, les mains croisées sur son genou, ne pouvait faire elle aussi que de tout petits pas à cause de sa grosseur. Tous deux, père et mère, avançaient depuis que K. était entré et n’étaient pas encore arrivés jusqu’à lui ! Les sœurs, de grandes fortes blondes qui se ressemblaient et ressemblaient à Barnabé, mais en plus dur, entouraient le nouveau venu et attendaient de lui un bonjour. Il ne put rien dire. Il avait cru que dans ce village tout le monde avait de l’importance à ses yeux, et il en était bien ainsi, mais ces gens-là faisaient exception. S’il avait été capable de revenir seul à l’auberge, il serait parti immédiatement . La possibilité de se rendre au Château avec Barnabé de grand matin ne le séduisait pas du tout. C’était maintenant, dans la nuit, sans que personne le vît, qu’il eût aimé forcer les portes du Château en compagnie de Barnabé, mais du Barnabé qu’il avait connu jusque-là, un homme qui avait à ses yeux plus d’importance que tous ceux qu’il avait trouvés ici et dont il croyait en même temps qu’il était lié au Château par une intimité supérieure à celle que lui eût value son rang apparent. Mais avec le fils de cette famille, à laquelle Barnabé appartenait complètement, à laquelle il s’était déjà mêlé à table, avec un homme qui – fait bien caractéristique, – n’avait même pas le droit de coucher au Château, aller au Château en plein jour, bras dessus bras dessous, c’était chose impossible, tentative ridicule et condamnée d’avance.
K. s’assit sur le rebord d’une fenêtre, décidé à passer la nuit à cette place sans demander aucun autre service à cette famille. Les gens du village, qui le renvoyaient de chez eux ou tremblaient de peur devant lui, semblaient moins dangereux, car au fond ils l’obligeaient à n’avoir de recours qu’en soi, ils l’aidaient à tenir ses forces concentrées, tandis que des sauveurs du genre de Barnabé qui, au lieu de le mener au Château, le conduisaient dans leur famille à la faveur d’une petite mascarade, le détournaient de son but, qu’ils le voulussent ou non, et travaillaient à détruire ses forces. La famille lui fit signe de venir s’attabler, mais il négligea cette invite et resta, tête basse, sur son rebord de fenêtre.
Ce fut alors qu’Olga se leva, – c’était la plus douce des deux sœurs et son visage montrait l’ombre d’un virginal embarras ; elle vint trouver K. et le pria de prendre place à table. Il y avait du pain et du lard et elle irait chercher de la bière.
– Où ? demanda K.
– À l’auberge, dit-elle.
K. fut enchanté de ce détail. Il la pria de ne pas acheter de bière mais de le conduire à l’auberge où il avait laissé des travaux importants. Le quiproquo fut alors évident : ce n’était pas à l’auberge de K. qu’Olga voulait aller, mais à l’Hôtel des Messieurs qui était beaucoup plus près. K. lui demanda pourtant la permission de l’accompagner ; peut-être, dans cet hôtel-là, trouverait-il une chambre pour la nuit ; quelle qu’elle fût il l’eût préférée au meilleur lit de cette maison. Olga ne répondit pas immédiatement, elle jeta d’abord un regard vers la table. Son frère, qui s’était levé, fit un « oui » de la tête et dit : « Si le maître le désire. » Cette approbation faillit pousser K. à retirer sa demande, car Barnabé ne pouvait approuver que pour des choses insignifiantes. Mais quand on eut discuté de l’accueil qui serait réservé à K. et qu’il vit que tout le monde doutait qu’on le laissât entrer à l’auberge, il persista opiniâtrement à vouloir accompagner Olga, sans prendre la peine de donner une raison qui parût sérieuse ; cette famille devait le prendre tel qu’il était, il n’avait en quelque sorte aucune pudeur devant elle. Il ne se sentait un peu gêné que par le regard d’Amalia, un regard grave, direct, impassible, peut-être un peu éteint aussi.
En chemin – K. s’était appuyé sur le bras d’Olga qui le traînait presque, quoi qu’il fît, comme son frère l’avait fait précédemment – il apprit que l’auberge en question était réservée aux messieurs du Château qui venaient y prendre leurs repas, et parfois même leurs quartiers, quand ils avaient affaire au village. Olga parlait à voix basse avec K. et sur un ton quasi confidentiel ; il était agréable d’aller avec elle, presque autant qu’avec son frère. K. se défendit de ce sentiment de bien-être, mais le sentiment persista malgré tout.
L’auberge, du dehors, ressemblait beaucoup à celle de K. D’ailleurs, d’une façon générale, il n’y avait pas de grandes différences extérieures entre les maisons du village ; par contre on remarquait les petites du premier coup. L’escalier du perron possédait une rampe, une belle lanterne était fixée au-dessus de la porte. Quand ils entrèrent, une bannière flotta au vent ; c’était un drapeau aux couleurs du comte. Dès le vestibule ils rencontrèrent l’hôtelier qui devait être en train de faire une ronde ; il regarda K. au passage avec de petits yeux, scrutateurs ou fatigués, et dit :
– Monsieur l’Arpenteur n’a pas le droit de dépasser la salle de consommation.
– Mais certainement, dit Olga, en s’interposant aussitôt, il ne fait que m’accompagner.
K. se débarrassa d’Olga avec ingratitude, et entraîna l’hôtelier à l’écart. Olga attendit patiemment à l’autre bout du couloir.
– Je voudrais bien, dit K., passer la nuit ici.
– C’est malheureusement impossible, dit l’hôtelier. Vous semblez l’ignorer, mais la maison est exclusivement réservée aux messieurs du Château.
– C’est là la consigne, dit K., mais il est certainement possible de me trouver un coin pour la nuit.
– Je serais extrêmement heureux de pouvoir vous rendre ce service, dit l’hôtelier, mais outre que le règlement, dont vous parlez en profane, est parfaitement strict sur ce point, ces messieurs sont très chatouilleux ; je suis persuadé qu’ils sont incapables, tout au moins sans préparation, de supporter la vue d’un étranger ; si je vous laissais passer la nuit ici et que vous fussiez découvert par hasard – les hasards sont toujours du côté de ces messieurs, – je serais perdu et vous aussi. Cela paraît ridicule, mais c’est vrai.
Ce grand monsieur boutonné sévèrement qui, appuyé d’une main contre le mur, le bras tendu, l’autre main sur la hanche, les jambes croisées, parlait confidentiellement à K. en se penchant légèrement vers lui, n’avait plus l’air d’être du village, encore que son habit noir eût un air rustique et solennel.
– Je vous crois parfaitement, dit K., et je ne sous-estime pas l’importance du règlement bien que je me sois maladroitement exprimé. Je voudrais vous faire remarquer un seul point ; j’ai de précieuses relations au Château et j’en aurai de plus précieuses encore, elles vous mettent à l’abri de tous les dangers que peut vous faire courir ma présence et vous garantissent que je suis en état de vous remercier à sa valeur d’un petit service.
– Je sais, fit l’hôtelier ; et il dit encore : – Je sais cela.
K. aurait pu profiter de la réponse pour insister, mais ce fut précisément cette réponse qui détourna le cours de ses pensées, de sorte qu’il se contenta de demander :
– Avez-vous beaucoup de Messieurs du Château cette nuit ?
– À cet égard aujourd’hui ce serait bien, dit l’hôtelier d’un ton en quelque sorte tentateur, il n’est resté qu’un seul de ces messieurs.
K. ne pouvait toujours pas insister, il espérait d’ailleurs maintenant qu’on allait l’admettre ; aussi ne s’enquit-il que du nom du monsieur.
– Klamm, dit négligemment l’hôtelier en se retournant vers sa femme qui s’était approchée de lui toute froufroutante, dans un costume étrangement usé, démodé, surchargé de ruches et de plissés mais d’une distinction citadine. Elle venait chercher son mari. Monsieur le chef de bureau avait besoin de lui. Avant de partir, l’hôtelier se retourna encore vers K. comme si ce n’était plus à lui mais à K. même de décider au sujet du coucher. K. ne put rien dire ; il était ahuri de rencontrer son chef ici. Sans pouvoir se l’expliquer clairement il se sentait moins libre avec Klamm qu’avec le reste du Château ; si Klamm l’avait surpris ici, K. n’en eût pas éprouvé l’effroi que dépeignait l’hôtelier, mais il en eût été gêné comme d’avoir commis une inconvenance et causé de la peine à quelqu’un auquel il dût de la gratitude ; il était en même temps gravement peiné de voir que ces difficultés étaient l’une des premières conséquences qu’il avait craintes de son poste subalterne, de sa situation d’ouvrier, et qu’il n’était même pas capable de surmonter un obstacle qui se présentait d’une façon si nette. Aussi resta-t-il là debout. Il se mordit les lèvres et ne dit rien. L’hôtelier, avant de reparaître, se retourna encore une fois pour jeter un regard sur K., K. le suivit des yeux sans bouger d’une semelle jusqu’à ce qu’Olga vînt l’emmener.
– Que voulais-tu à l’hôtelier ? demanda-t-elle.
– Je voulais passer la nuit ici, répondit K.
– Mais tu la passeras chez nous ! dit Olga étonnée.
– Oui, certainement, dit K., lui laissant le soin d’interpréter elle-même sa réponse.