IV.

Il eût aimé parler en secret à Frieda, mais les seconds, avec lesquels elle plaisantait de temps en temps, l’en empêchaient par leur simple présence, une présence vraiment obstinée. On ne pouvait pas dire qu’ils fussent exigeants ; ils avaient organisé leur campement dans un coin sur deux vieilles robes de femme. Leur ambition, comme ils le disaient souvent à Frieda, était de ne jamais déranger Monsieur l’Arpenteur et de tenir le moins de place possible ; ils faisaient force tentatives à cet effet, avec beaucoup de sourires, à vrai dire, et tout en se parlant en secret ; ils se pelotonnaient ensemble, complètement enchevêtrés ; au crépuscule on ne voyait plus dans leur coin qu’une sorte d’énorme nœud. Malheureusement on savait même, par ce qui se passait au grand jour, qu’ils étaient de redoutables observateurs ; ils ne lâchaient jamais K. du regard, soit qu’ils fissent semblant de jouer aux astronomes un mettant leurs mains en lunette devant leurs yeux, soit qu’ils se livrassent à tout autre enfantillage ou qu’ils se contentassent de lever les yeux sur K., tout en se donnant l’air de ne penser qu’à soigner leurs barbes ; ils semblaient attacher une énorme importance à ces barbes, comparaient mille fois leur longueur et leur abondance respective et prenaient Frieda pour arbitre. K. regardait souvent de son lit avec une parfaite indifférence le jeu qu’ils menaient tous trois.

Quand il se sentit assez fort pour se lever, ils accoururent tous à ses ordres. Il n’était pas encore assez robuste pour se défendre de leur aide ; il vit bien qu’il risquait ainsi de tomber dans une dépendance qui pouvait avoir des suites ennuyeuses, mais il dut se plier aux circonstances. Il était d’ailleurs loin de trouver désagréable de boire à table le bon café que Frieda allait lui chercher, de se chauffer au poêle qu’elle avait allumé, de faire monter et descendre vingt fois l’escalier aux deux seconds qui ne péchaient que par excès de zèle et maladresse, et de se laisser apporter l’eau, le savon, le peigne, un miroir, voire un petit verre de rhum s’il exprimait un désir que l’on pût interpréter dans le sens de la soif.

Au milieu de tant d’ordres et de commodités, K. disait, par joyeuse humeur plutôt que dans l’espoir d’atteindre un résultat :

– Maintenant filez tous les deux, je n’ai plus besoin de rien pour le moment et je veux parler seul avec Mademoiselle Frieda.

Quand il ne lisait pas sur leurs visages une expression de résistance ouverte, il ajoutait, pour les dédommager :

– Nous trois, nous irons ensuite chez le maire, attendez-moi dans la salle d’en bas.

Fait étrange, ils obéissaient, à ceci près qu’ils déclaraient avant de partir :

– Nous pourrions attendre ici.

Et K. leur répondait :

– Je le sais, mais je ne le veux pas.

Il en voulait cependant à Frieda – tout en en ressentant certaine satisfaction – de lui dire, après s’être assise sur ses genoux aussitôt les aides partis :

– Qu’as-tu, chéri, contre les aides ? Nous n’avons rien à leur cacher ! Ils sont fidèles.

– Fidèles, fidèles, disait K., ils passent leur temps à m’épier ; c’est stupide, et insupportable.

– Je crois te comprendre, disait-elle, et elle se penchait à son cou et voulait encore lui parler, mais elle ne parvenait à rien dire et, comme le siège était contre le lit, ils basculaient sur le matelas.

Ils restaient alors là couchés, mais ils ne retrouvaient pas l’abandon de la première nuit à l’hôtel. Elle cherchait et cherchait encore quelque chose, furieuse et grimaçante, et incrustait la tête dans la poitrine de son partenaire, et leurs enlacements et les bonds de leurs corps qui se précipitaient l’un sur l’autre ne leur faisaient pas oublier mais leur rappelaient au contraire le devoir de chercher encore ; comme des chiens qui grattent désespérément le sol, c’était ainsi qu’ils s’acharnaient l’un contre l’autre, et puis, déçus, impuissants à s’aider pour chercher un dernier bonheur, ils se passaient parfois la langue sur la figure. La fatigue seule les apaisait et les rendait reconnaissants l’un envers l’autre. Les bonnes arrivaient parfois :

– Vois comme ils sont couchés là, disait l’une et, par pitié, elle jetait un drap sur eux.

Plus tard, en se délivrant du drap et en regardant autour de lui, K. retrouvait – sans étonnement – les aides installés dans leur coin, qui se rappelaient mutuellement au sérieux en se montrant K. du bout du doigt et saluaient militairement, mais il y avait aussi, assise tout près du lit, l’hôtelière occupée à tricoter un bas, petit travail qui convenait mal à sa formidable personne.

– Voilà déjà longtemps que j’attends, disait-elle en relevant son large visage tout barré de rides, mais encore assez lisse dans l’ensemble et qui peut-être avait été autrefois bien. Ses paroles sonnaient comme un reproche, un reproche déplacé, car K. ne lui avait jamais demandé de venir. Il se contentait donc d’un hochement de tête et s’asseyait sur son séant. Frieda se redressait aussi, mais elle abandonnait K. pour s’appuyer contre le siège de l’hôtesse.

– Ne pourriez-vous, Madame l’hôtesse, lui dit un jour K. distraitement, remettre de me parler jusqu’à ce que je revienne de chez le maire ? Je dois avoir avec lui un entretien important.

– Celui-ci l’est bien davantage, croyez-m’en, monsieur l’arpenteur, dit l’hôtelière, il ne s’agit probablement là-bas que d’un travail, mais il y va ici de la vie d’un être humain, de Frieda ma chère servante.

– Ah ! très bien, dit K., alors oui ; mais je ne vois pas pourquoi on ne nous laisse pas le soin de cette affaire à nous deux.

– Par affection, par intérêt, dit l’hôtelière attirant contre elle la tête de Frieda qui, debout, n’arrivait qu’à l’épaule de l’hôtelière assise.

– Puisque Frieda a tant de confiance en vous, répondit K., je m’incline moi aussi. Et puisque Frieda a dit dernièrement que mes aides étaient fidèles, nous sommes entre amis, entre nous. Je puis donc vous dire, madame l’hôtesse, que le mieux serait, à mon avis, que j’épouse Frieda, et cela le plus tôt possible. Malheureusement je ne remplacerai pas ainsi pour elle ce qu’elle a perdu par ma faute, sa situation à l’Hôtel des Messieurs, ni l’amitié de Klamm.

Frieda releva le visage, ses yeux étaient pleins de larmes, ils n’avaient plus rien de victorieux.

– Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce moi précisément qui ai été choisie pour cela ?

– Comment ? demandèrent K. et l’hôtesse en même temps.

– Elle est troublée, la pauvre enfant, dit l’hôtelière, troublée par une telle rencontre de bonheur et de malheur.

Et, comme pour confirmer ces mots, Frieda se rua alors sur K., l’embrassa sauvagement comme s’ils eussent été seuls, et tomba en pleurs à ses pieds, sans cesser de le tenir embrassé. Tout en caressant les cheveux de Frieda, K. demanda à l’hôtesse :

– Vous avez l’air de me donner raison ?

– Vous êtes un homme d’honneur, dit l’hôtesse ; elle avait elle aussi des larmes dans la voix, un air légèrement effondré et respirait difficilement ; elle trouva pourtant la force de dire encore : Il faudrait songer maintenant à certaines garanties que vous devez donner à Frieda, car, quelque estime que j’aie pour vous – et cette estime est grande, – vous êtes quand même un étranger, vous ne pouvez vous recommander de personne, tout le monde ignore ici votre situation privée. Il faut donc quelques garanties, vous le reconnaîtrez vous-même, cher monsieur l’arpenteur ; n’avez-vous pas fait ressortir spontanément tout ce que Frieda allait perdre en s’unissant à vous ?

– Certainement, dit alors K., des garanties, naturellement, certainement… le mieux sera de régler la chose par-devant notaire, mais il y aura peut-être d’autres autorités qui devront se mêler de l’affaire. D’ailleurs j’ai moi aussi quelque chose à régler avant la noce pour mon compte personnel. Il faut que je parle avec Klamm.

– C’est impossible, dit Frieda en se relevant légèrement et en s’appuyant contre K., quelle idée !

– Il le faut, dit K. ; si je ne peux pas l’obtenir, tu le demanderas toi-même.

– Je ne peux pas, dit Frieda, je ne peux pas, jamais Klamm ne te parlera. Comment peux-tu avoir seulement l’idée que Klamm te parle !

– Et à toi, il te parlerait ? demanda K.

– Pas davantage, dit Frieda, ni à toi ni à moi, c’est purement impossible.

Elle se retourna vers l’hôtesse, les bras au ciel :

– Voyez vous-même ce qu’il demande, madame l’hôtesse !

– Vous êtes étrange, monsieur l’arpenteur, dit l’hôtesse, et c’était un tableau effrayant que de la voir, plus droite maintenant sur sa chaise, les jambes écartées et ses puissants genoux imprimés en relief dans sa robe légère. Vous demandez l’impossible.

– Pourquoi est-ce impossible ? demanda K.

– Je vais vous l’expliquer, dit l’hôtesse d’un ton qui engageait à voir dans son explication non pas une suprême complaisance mais plutôt une première réprimande, je vais vous l’exprimer fort bien. Je n’appartiens pas au Château, je ne suis qu’une femme, une simple aubergiste, la patronne d’un établissement de dernier ordre – non, il n’est pas de dernier ordre, mais il ne s’en faut pas de beaucoup, – il se pourrait que dans ces conditions vous n’attachiez pas grande importance à mon explication, mais j’ai toujours eu l’œil ouvert pendant ma vie et j’ai fréquenté bien des gens et j’ai porté toute seule la charge du commerce, car mon Martin est bien un brave garçon mais ce n’est pas un hôtelier, et pour ce qui est de la responsabilité il n’y comprendra jamais rien. Vous, par exemple, si vous êtes dans le village, si vous êtes assis maintenant dans ce lit comme un coq en pâte, c’est à sa seule négligence que vous le devez – ce soir-là j’étais fatiguée à m’effondrer sur le sol.

– Comment ? demanda K., se réveillant soudain d’une certaine distraction, et plus ému de curiosité que de colère.

– C’est à sa seule négligence que vous le devez, s’écria encore l’hôtelière en tendant son index vers K. Frieda chercha à l’apaiser. Que veux-tu ? dit l’hôtesse en faisant une rapide volte de tout son corps. Monsieur l’arpenteur m’a interrogé, il faut que je lui réponde. Comment comprendra-t-il autrement, ce qui nous paraît si naturel à nous, que monsieur Klamm ne lui parlera jamais ? Que dis-je ? Ne lui parlera ? Ne pourra jamais lui parler. Écoutez-moi, monsieur l’arpenteur, monsieur Klamm est un monsieur du Château ; cela suppose, quelle que soit d’ailleurs la situation de Klamm, un rang très élevé. Mais vous, qu’êtes-vous, vous dont nous recherchons si humblement le consentement ? Vous n’êtes pas du Château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien. Hélas, vous êtes tout de même quelque chose, un de ces gens qui sont tout le temps sur tous les chemins, qui vous amènent constamment des histoires, qui vous obligent à déloger les bonnes, un de ces gens dont on ignore les intentions, quelqu’un qui a dérangé notre chère petite Frieda et auquel on est bien forcé malheureusement de la donner maintenant pour femme. Au fond je ne vous fais pas reproche de tout cela, vous êtes ce que vous êtes, j’en ai trop vu dans ma vie pour ne pas pouvoir en voir une de plus. Mais maintenant représentez-vous ce que vous demandez ! Un homme comme Klamm devrait parler avec vous ! J’ai appris avec peine que Frieda vous avait laissé regarder par le trou de la porte ; rien que pour vous permettre cela il fallait qu’elle fût déjà séduite. Dites-moi donc comment vous avez fait pour pouvoir supporter seulement la vue de Klamm ? Vous n’avez pas besoin de répondre, je le sais, vous l’avez très bien supportée. C’est que vous n’êtes pas capable de voir réellement Klamm ; je le dis sans orgueil, car moi-même je n’en suis pas capable non plus. Klamm parlerait avec vous ! Mais il ne parle même pas avec les gens du village, il n’a encore jamais parlé personnellement avec personne du village. C’était le grand honneur de Frieda, un honneur qui restera ma fierté jusqu’à ma fin, que Klamm prononçât quelquefois le nom de Frieda quand il l’appelait, qu’elle pût lui parler à son gré et qu’elle eût reçu la permission de regarder par le trou de la porte ; mais, même à elle, Klamm n’a jamais parlé. Et s’il appelait quelquefois Frieda, cela n’a pas forcément l’importance que certaines gens aimeraient attribuer à la chose, il criait simplement « Frieda ! » – qui peut savoir ses intentions ? ; si Frieda – c’est trop naturel – accourait à cet appel c’était son affaire, et s’il lui permettait d’entrer sans y faire objection, c’était un effet de sa bonté, mais qu’il l’ait appelée pour la faire venir personne ne peut l’affirmer. Évidemment, ce qui a été est maintenant passé pour toujours. Peut-être Klamm citera-t-il encore le nom de Frieda, c’est possible, mais ce qui est certain c’est que jamais on ne laissera plus entrer Frieda : une jeune fille qui s’est oubliée avec vous ! Il n’y a qu’une chose, il n’y a qu’une chose que ma pauvre tête ne comprenne pas, c’est qu’une jeune fille dont on disait qu’elle était l’amie de Klamm – je trouve d’ailleurs que c’est là une expression bien exagérée – se soit seulement laissé toucher par vous.

– Évidemment, c’est étrange, dit K. en prenant sur ses genoux Frieda qui se laissa faire immédiatement quoique en restant tête baissée, mais cela prouve, me semble-t-il, que tout ne se passe pas, même sur d’autres points, exactement comme vous le croyez. Vous avez raison par exemple quand vous dites que je suis un néant devant Klamm, et si je persiste encore à vouloir lui parler, si je n’en suis pas découragé même par vos explications, cela ne signifie pas encore que je sois en état de pouvoir supporter sa vue sans l’interposition d’une porte ; peut-être à son seul aspect m’enfuirai-je terrorisé. Mais cette peur, même fondée, ne suffit pas à m’interdire de risquer la chose. Si je réussis seulement à tenir bon en face de lui, il ne sera pas nécessaire qu’il me parle, il me suffira de voir l’impression que mes paroles produiront sur lui, et, si elles n’en produisent aucune ou s’il ne les entend pas, j’aurai quand même le bénéfice d’avoir usé de mon franc-parler avec un grand. Et c’est vous, madame l’hôtesse, avec votre grande expérience des gens et de la vie, vous et Frieda qui, hier encore, était la bien-aimée de Klamm – je ne vois pas de raison de ne pas employer ce mot – c’est vous qui pouvez me procurer l’occasion de parler avec Klamm, disons à l’Hôtel des Messieurs si ce n’est pas possible ailleurs ; peut-être y est-il encore aujourd’hui.

– C’est impossible, dit l’hôtesse, et je crois qu’il vous manque le sens qui vous permettrait de le comprendre. Mais, dites-moi, de quoi voudriez-vous donc parler à Klamm ?

– De Frieda, naturellement, dit K.

– De Frieda ? demanda l’hôtesse avec l’air de la plus parfaite incompréhension et, se retournant vers Frieda : Entends-tu, Frieda, c’est de toi qu’il veut parler ! Lui !… avec Klamm ! Avec Klamm !

– Voyons, madame l’hôtesse, dit K., vous êtes pétrie d’esprit, vous inspirez le respect et vous vous effrayez de la moindre bagatelle ? Voyons : je veux parler de Frieda avec Klamm, qu’y a-t-il là de si formidable ! C’est au contraire tout naturel. Et vous faites certainement fausse route si vous vous imaginez que Frieda a perdu toute importance pour Klamm du moment où j’ai paru. Vous le rabaissez si vous pensez cela. Je sens bien qu’il y a de ma part quelque prétention à vouloir vous en remontrer à ce sujet, mais je suis forcé de le faire. Ce n’est pas moi qui puis introduire aucune modification dans les relations de Klamm et de Frieda. Ou bien il n’y a jamais eu entre eux de rapports sérieux – comme le disent ceux qui veulent enlever à Frieda le glorieux titre d’amie – et aujourd’hui rien n’est changé ; ou bien il y en a eu, et dans ce cas comment pourrais-je, moi qui suis un néant aux yeux de Klamm, comme vous le disiez si justement, comment pourrais-je les entraver ? Ce sont des choses qu’on peut croire dans un premier instant de frayeur, mais la moindre réflexion suffit pour remettre tout au point. Nous allons d’ailleurs demander à Frieda ce qu’elle en pense.

Le regard perdu dans le lointain, la joue contre la poitrine de K., Frieda déclara :

– Il est certain, comme l’a dit ma petite maman, que Klamm ne veut plus rien savoir de moi. Mais ce n’est évidemment pas parce que tu es venu, chéri, rien de cela n’aurait pu l’ébranler. Je crois au contraire que c’est son œuvre si nous nous sommes rencontrés sous le comptoir ; et que cette heure soit bénie et non maudite.

– S’il en est ainsi, dit K. lentement, car les paroles de Frieda étaient douces, – il ferma les yeux quelques secondes pour laisser les mots le pénétrer, – s’il en est ainsi, l’on n’en serait que plus mal fondé à redouter une explication avec Klamm.

– En vérité, dit l’hôtelière en toisant K. de haut en bas, vous me rappelez mon mari, vous êtes aussi entêté et aussi enfant que lui. Voilà deux jours que vous êtes ici et vous voulez déjà tout connaître mieux que les gens qui y sont nés, mieux qu’une vieille femme comme moi, et mieux que Frieda qui en a tant vu et entendu à l’Hôtel des Messieurs ! Je ne nie pas qu’il ne soit possible d’obtenir une fois par hasard quelque chose contre les règlements et contre les vieilles traditions ; je n’ai jamais rien vu de ce genre, mais il paraît que le cas s’est produit ; cela se peut après tout, mais ce n’est certes pas en vous y prenant comme vous le faites que vous y réussirez jamais, en disant toujours non et non, en n’en faisant qu’à votre tête et en refusant d’écouter les conseils les plus bienveillants. Croyez-vous donc que c’est à vous que s’adresse ma sollicitude ? Me suis-je inquiétée de vous tant que vous étiez seul ? Ce n’eût pourtant pas été superflu ! Que de choses on aurait évitées ! Tout ce que je disais à mon mari à ce moment-là c’était : « Ne t’occupe pas de lui. » Je m’en tiendrais encore là aujourd’hui si Frieda n’était pas mêlée maintenant à votre destin. Que la chose vous plaise ou non, c’est à elle que vous êtes redevable de ma sollicitude et même de mon estime. Et vous n’avez pas le droit de me mettre de côté, car vous êtes strictement responsable devant moi, la seule femme qui veille sur la petite Frieda avec une sollicitude maternelle. Il est possible que Frieda ait raison et que tout ce qui s’est passé ait été voulu par Klamm, mais de Klamm je ne sais rien maintenant, je ne lui parlerai jamais, il m’est complètement inaccessible. Au lieu que vous, vous êtes là ; vous tenez ma Frieda et – pourquoi le tairais-je ? – vous êtes entièrement dans mes mains. Oui, dans mes mains ; essayez donc, jeune homme, si je vous chasse de chez moi, de trouver un abri où que ce soit au village, même dans une niche à chien !

– Merci, dit K., voilà qui est sincère, et je vous crois parfaitement. Telle est donc ma situation : l’instabilité parfaite ; telle est aussi, par conséquent, la situation de Frieda.

– Non, rugit d’un ton furibond l’hôtelière l’interrompant, la situation de Frieda n’a rien à voir avec la vôtre à cet égard. Frieda est de la maison, et personne n’a le droit de dire que sa situation ici est une situation instable.

– Soit, soit, dit K., je vous donne encore raison là-dessus, d’autant plus que Frieda, pour des raisons que j’ignore, semble avoir bien trop peur de vous pour se mêler à ce débat. Restons-en donc pour le moment à ma personne. Ma situation est des plus instables, vous ne songez pas à le nier, vous vous efforcez au contraire de le prouver de votre mieux. Comme dans tout ce que vous dites, il y a là une part de vrai, mais tout ne l’est pas. Je puis vous nommer par exemple un fort bon gîte où j’irai quand je voudrai.

– Lequel ? Lequel ? crièrent Frieda et l’hôtelière avec tant d’ensemble et de curiosité qu’on eût dit qu’elles avaient les mêmes raisons de poser cette question.

– Chez Barnabé, dit K.

– Les crapules ! s’écria l’hôtesse. Les infâmes crapules ! Chez Barnabé ! Entendez-vous !… – et elle se tournait vers le coin ; mais les aides s’étaient rapprochés depuis longtemps, ils se tenaient bras dessus bras dessous derrière l’hôtesse qui saisit la main de l’un des deux comme pour chercher un soutien. – Entendez-vous où Monsieur passe sa vie ! Dans la famille de Barnabé ! Évidemment là-bas il trouvera toujours un abri pour la nuit ! Ah ! que ne l’a-t-il déjà fait au lieu d’aller à l’Hôtel des Messieurs ! Mais où étiez-vous donc passés ?

– Madame l’hôtesse, dit K. avant que les seconds pussent répondre, ce sont là mes aides ; or vous les traitez comme s’ils étaient les vôtres, et mes gardiens par surcroît. Pour tout le reste je suis prêt à discuter poliment votre opinion, mais au sujet de mes aides, non, car c’est une affaire trop claire. Je vous prie donc de ne pas leur parler et, si cette prière ne suffit pas, je leur interdis de vous répondre.

– Je n’ai donc pas le droit de vous parler, dit l’hôtesse, et ils se mirent à rire tous trois, l’hôtesse ironiquement, mais avec plus de calme que K. ne s’y fût attendu, les aides à leur manière habituelle qui signifiait tout et rien et ne les engageait jamais.

– Ne te fâche pas, dit Frieda, il faut comprendre notre émotion. Si l’on veut ce n’est qu’à Barnabé que nous devons de nous appartenir. Quand je t’ai vu au café pour la première fois – tu étais entré au bras d’Olga – je savais bien déjà quelques petites choses sur toi, mais au fond tu m’étais complètement indifférent. Pas seulement toi, presque tout ; presque tout m’était indifférent. J’étais mécontente de tant de choses à cette époque ! Il y avait tant de choses qui me blessaient, mais qu’était-ce que ce mécontentement, qu’était-ce que ces blessures ! Un client m’offensait parfois – tu as vu les paysans, mais il y en avait de bien pires que les domestiques de Klamm – un client m’offensait, mais qu’était-ce après tout ? Il me semblait que c’était une chose qui s’était passée autrefois, il y avait déjà tant d’années ! Ou que cela n’arrivait pas à moi ; ou que je l’avais appris seulement par ouï-dire, ou que je l’avais déjà oublié. Mais depuis que Klamm m’a abandonnée tout a tellement changé que je ne peux même pas te dire comment les choses ont tourné, je ne peux même pas me l’imaginer…

Et Frieda, coupant court à son explication, inclina tristement la tête, les mains croisées sur ses jambes.

– Voyez-vous ! s’écria l’hôtesse comme si elle parlait pour Frieda, – elle se rapprocha d’ailleurs, et s’assit tout près de la jeune fille, – voyez-vous, Monsieur l’Arpenteur, la conséquence de vos actes ; vos aides, à qui je n’ai pas le droit de parler, peuvent aussi regarder ce tableau pour s’instruire. Vous avez arraché Frieda à la plus grande félicité qui lui eût jamais été donnée, et si vous avez réussi c’est surtout parce que Frieda, dans l’excès de sa compassion enfantine, ne pouvait pas supporter de vous voir accroché au bras d’Olga ; elle ne pouvait pas souffrir qu’on pût vous croire livré à la famille de Barnabé. Elle vous a sauvé en se sacrifiant. Et maintenant que tout est fait et que Frieda a troqué tout ce qu’elle avait contre le bonheur de s’asseoir sur vos genoux, vous venez vous vanter maintenant, comme on jette sur la table un gros atout, d’avoir eu une fois la possibilité de coucher chez Barnabé ! C’est sans doute pour me prouver que votre sort ne dépend pas de moi ? Évidemment, si vous aviez passé la nuit chez Barnabé vous dépendriez si peu de moi qu’il vous faudrait filer d’ici, et lestement et presto, je vous le garantis.

– Je ne connais pas les péchés de la famille Barnabé, dit K. tout en soulevant précautionneusement Frieda qui avait l’air sans connaissance, en l’asseyant lentement sur le lit et en se redressant lui-même pour partir ; peut-être avez-vous raison sur ce point, mais moi j’avais sûrement raison en vous priant de nous laisser, à Frieda et à moi, le souci de nos affaires. Vous me parliez alors d’intérêt, d’affection… ; je n’en ai pas remarqué beaucoup dans tout ce que vous m’avez dit ; en revanche j’ai pu constater beaucoup de haine, de sarcasmes, et des menaces d’expulsion. Si vous visiez à nous désunir, Frieda et moi, c’était tout à fait ce qu’il fallait, mais je ne pense pas que vous y réussissiez, et, si jamais vous y parveniez, – permettez-moi à moi aussi d’user d’une obscure menace, – vous vous en repentiriez amèrement ; quant au logement – puisque c’est le nom que vous donnez à cette niche infecte – quant au logement que vous me fournissez je ne suis pas du tout certain de le tenir de votre propre bon-vouloir, je crois plutôt qu’il y a là-dessous un ordre des autorités. Je vais donc leur annoncer que vous me donnez congé, et, quand on m’aura assigné d’autres quartiers, si vous vous sentez soulagée, je le serai bien davantage. Et maintenant que je vais aller trouver le maire pour cette affaire et quelques autres, occupez-vous au moins, s’il vous plaît, de Frieda : vous l’avez mise dans un bel état avec vos discours maternels !

Puis s’adressant aux deux seconds :

– Venez ! dit-il ; il décrocha la lettre de Klamm et se mit en devoir de partir. L’hôtelière l’avait regardé faire en silence ; ce ne fut que lorsqu’il eut la main sur la poignée de la porte qu’elle lui dit :

– Monsieur l’Arpenteur, avant de vous mettre en chemin recevez encore un conseil, car, quelque propos que vous teniez et quelque insulte que vous jetiez à la vieille femme que je suis, vous êtes cependant le futur mari de Frieda. C’est la seule raison qui me fasse parler ; vous êtes terriblement ignorant de toutes les choses d’ici, on est saisi de vertige à vous entendre, quand on compare ce que vous dites et pensez avec la situation réelle. Cette ignorance ne peut pas se corriger en une fois, elle ne le pourra peut-être jamais, mais il y a bien des choses qui peuvent aller mieux si vous me croyez seulement un tout petit peu et si vous voulez vous représenter sans cesse la gravité de cette ignorance. Vous deviendrez alors plus juste à mon égard et vous commencerez à comprendre la frayeur que j’ai essuyée – et dont les suites m’ébranlent encore – quand j’ai appris que ma si chère petite abandonnait pour ainsi dire l’aigle pour épouser la taupe, et c’est encore pire que cela, il faut que je tâche constamment de l’oublier, sans quoi je ne pourrais pas vous dire calmement un seul mot. Allons, vous voilà encore fâché ! Non, ne partez pas, un seul mot : où que vous alliez, dites-vous toujours que c’est vous qui en savez le moins long et soyez prudent : ici, chez nous, où la présence de Frieda vous protège, vous pourrez toujours venir vous soulager le cœur, ici vous pouvez laisser voir que vous avez l’intention de parler avec Klamm, mais je vous en prie, ne le faites pas ailleurs.

Elle se leva, un peu titubante d’émotion, alla vers K., saisit sa main et le regarda d’un air suppliant.

– Madame l’hôtesse, dit K., je ne comprends pas pourquoi vous vous abaissez à me supplier à propos d’une pareille chose. S’il m’est impossible, comme vous le dites, de parler à Klamm, je n’y réussirai pas, que vous m’en priiez ou non. Mais si c’est possible, pourquoi n’essaierais-je pas, surtout lorsque votre principale objection tombe, et que vos craintes deviennent ainsi problématiques ? Évidemment je suis très ignorant, la vérité n’en existe pas moins, et c’est très triste pour moi, mais cela présente un avantage : l’ignorant ose plus, aussi suis-je tout prêt à supporter encore un peu l’ignorance et ses conséquences, – mauvaises, soit – tant que mes forces suffiront. Ces conséquences m’atteignent d’ailleurs seul, et c’est la principale raison pour laquelle je ne comprends pas que vous veniez me supplier. Vous aurez toujours soin de Frieda, certainement, et si je disparais complètement de son existence ce ne peut être à vos yeux qu’un bonheur : pour qui craignez-vous donc ? ce n’est tout de même pas pour Klamm ? – tout semble possible aux ignorants – et K. ouvrait déjà la porte – ce ne serait tout de même pas pour Klamm que vous auriez peur ?

L’hôtelière le suivit des yeux sans dire un mot tandis qu’il descendait rapidement l’escalier, escorté de ses deux seconds.

Share on Twitter Share on Facebook