POSTFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION

Ce roman posthume de Kafka ne se termine pas sur ce passage qui marque pour le héros un échec capital et probablement décisif ; le texte devait continuer encore assez longuement. C’est une nouvelle défaite qui suit immédiatement. On voit alors pour la première fois un secrétaire du Château parler amicalement à K. ; cette amabilité fait bien naître certains doutes, mais de toute façon c’est la première fois qu’un membre du Château manifeste quelque bonne volonté et se déclare prêt à intervenir en faveur de K., dans une affaire où, il est vrai, – et c’est le hic –, ce membre n’est pas compétent. Mais K. est trop las, trop endormi pour pouvoir seulement examiner cette offre. Ses forces l’abandonnent au moment décisif. Suivent des scènes au cours desquelles K. se fourvoie de plus en plus.

De ces épisodes il n’existe que le début. Je le réserve pour un volume ultérieur comme les chapitres interrompus du Procès.

Kafka n’a pas écrit de chapitre final. Mais il m’a expliqué une fois sur ma demande comment le roman se terminerait. L’« arpenteur » obtient satisfaction, en partie tout au moins. Il ne lâche pas d’une semelle, mais meurt d’épuisement. Autour de son lit de mort la commune se rassemble, et c’est à ce moment qu’arrive du Château la décision déclarant que K. n’a pas réellement droit de cité au village mais qu’on l’autorise tout de même à y vivre et y travailler par égard pour certaines circonstances accessoires.

C’était donc sur cet écho (écho lointain, il est vrai), de la sentence de Gœthe : « Wer immer strebend sich bemüht, den dürfen wir erlosen  », c’était sur cet écho de Gœthe que devait s’achever l’œuvre qu’on peut bien appeler le Faust de Franz Kafka. Évidemment, c’est un Faust qui se présente sous un costume modeste, on pourrait même dire indigent, et avec cette différence essentielle que ce n’est pas la soif des suprêmes secrets ni des fins supérieures de l’homme qui pousse ici le nouveau Faust, mais le besoin des plus élémentaires conditions d’existence, le besoin d’une racine, d’un métier, d’un foyer, d’un matricule dans une communauté. À première vue la différence paraît énorme, elle se réduit notablement du moment où l’on sent combien ces besoins élémentaires sont imprégnés de sens religieux pour Kafka, qui voit en eux l’élément de la vraie vie, le droit chemin, le Tao.

En faisant éditer le Procès, j’ai évité de dire dans ma notice quoi que ce fût qu’on pût envisager comme une explication du texte. Quand j’ai vu la critique donner des interprétations erronées – disant par exemple que le dessein de Kafka avait été, dans le Procès, de flétrir la corruption de la justice –, j’ai regretté ma réserve, mais je l’eusse regretté plus encore, à coup sûr, si j’eusse donné un commentaire qui n’eût quand même pas empêché d’inévitables méprises. Cette fois le cas est tout différent. Le Châteaun’a visiblement pas été aussi poussé que le Procès, bien que (tout comme le Procès), il rende intérieurement dans sa totalité l’univers de sentiments que l’auteur voulait inventorier. C’est là l’un des secrets de Kafka, l’originalité absolue de son art : pour qui sait lire ses grands romans tronqués, à partir d’un certain moment où tous les éléments du problème sont donnés, la conclusion matérielle perd de son importance. Quoi qu’il en soit, le Procès, au point où il en était, pouvait se passer d’une fin plus facilement que le Château. Quand un dessin est près d’être achevé, l’esquisse ne sert plus à rien. S’il ne l’est pas on a le droit d’utiliser les lignes de l’esquisse et autres auxiliaires, notes, croquis, etc. pour se faire une idée de ce qu’il eût été. Mais, naturellement, on ne confondra jamais l’œuvre avec les lignes de l’ébauche, les points d’appui, les indications, etc.

L’une de ces indications générales de l’ébauche, que je tiens pour moins indispensable dans le Châteauque dans le Procès, ramène à ce dernier roman. La parenté des deux œuvres est évidente. Elle n’est pas due seulement à l’identité de nom des deux héros – K. dans le Château, Joseph K. dans le Procès– (mentionnons ici que le récit du Châteauavait été conçu d’abord à la première personne, l’auteur a corrigé après coup les premiers chapitres en remplaçant partout les « je » par K. ; pour les suivants, le K. existe dès la première version). La différence essentielle est que, dans le Procès, le héros poursuivi par des autorités invisibles et mystérieuses est invité à comparaître devant un tribunal, alors que dans le Châteaules mêmes autorités l’éloignent constamment. « Joseph K. » se cache, il fuit, « K. » se présente, insiste. Mais le fond reste le même. Qu’est-ce en effet que ce « Château » avec ses étranges dossiers, son indéchiffrable hiérarchie de fonctionnaires, ses caprices, ses ruses, son exigence d’un respect absolu d’une obéissance aveugle ? Sans exclure les interprétations moins vastes, qui peuvent être parfaitement exactes mais qui sont encloses dans celle-ci comme les tiroirs intérieurs d’un coffret chinois dans le grand tiroir qui les contient toutes, on peut dire que ce « Château » où K. n’obtient pas le droit d’entrer et dont il ne peut même pas approcher comme il faut, est exactement la « Grâce » au sens des théologiens, le gouvernement de Dieu qui dirige les destinées humaines (le « village »), la vertu des hasards et des délibérations mystérieuses qui planent au-dessus de nous. Le Procèset le Château, nous présenteraient donc les deux formes – Justice et Grâce – sous lesquelles, selon la Cabbale, la Divinité s’offre à nous.

K. cherche la liaison avec la grâce divine en essayant de s’enraciner dans le village au pied du Château ; il lutte en vue d’une situation dans un certain milieu, il cherche à fortifier sa position en se mariant et en choisissant un état ; étranger au départ, donc isolé, différent de tous les autres, il veut conquérir à la force du poignet ce que tout autre homme du village trouve sous sa main sans un effort, sans une réflexion.

Comme dans le Procès, K. s’accroche aux femmes qui doivent lui montrer la bonne voie, le véritable moyen de vivre, mais sans demi-mesure, sans mensonge – car autrement K. n’accepterait pas ce moyen de vivre, et c’est précisément cette sévérité qui fait un combat religieux de la lutte qu’il mène en vue de son admission dans la communauté. Dans un passage du roman, où il surfait il est vrai son succès, K. définit lui-même ses buts : « Si peu que ce soit, j’ai déjà un foyer, une situation et un travail réel, j’ai une fiancée qui exécute mon travail quand mes affaires m’appellent ailleurs, je l’épouserai et je deviendrai membre de la commune. » Les femmes, pour employer la langue de ce roman, ont « des relations avec le Château » et c’est à ces relations que lient leur importance, et c’est d’elles aussi que naissent tant de sources d’erreur pour l’homme et pour la femme, tant de torts réels ou apparents. Un passage du manuscrit, biffé (et c’est encore là une singularité de l’auteur : les passages supprimés paraissent aussi beaux que le reste, aussi essentiels), un passage biffé à propos de Pepi, la femme de chambre, dit donc : « Il était obligé de s’avouer que, s’il eût trouvé ici Pepi au lieu de Frieda et qu’il lui eût supposé la moindre relation, avec le « Château », il eût cherché à presser le mystère sur son sein du même cœur qu’il avait pressé Frieda. »

La nature de l’affaire se trouve clairement exposée – d’un point de vue hostile à vrai dire – dans un fragment (ultérieurement biffé) du procès-verbal de Momus. Nous le citerons ici :

« L’arpenteur K. devait d’abord chercher à se fixer au village. Ce n’était pas aisé, car personne n’avait besoin de ses travaux, personne ne voulait le recevoir, hormis l’aubergiste du Pont dont il avait surpris la bonne volonté, personne ne se souciait de lui, sinon quelques fonctionnaires qui avaient voulu plaisanter. C’est ainsi qu’il rôdait chez nous, sans aucun sens en apparence, et ne faisant que troubler la paix de la localité, Mais en réalité il était très occupé, il épiait une occasion et ne tarda pas à la trouver. Frieda, la jeune serveuse de l’Hôtel des Messieurs, ajouta foi à ses promesses, et se laissa séduire par lui.

« La culpabilité de l’arpenteur K. est difficile à démontrer. On ne peut en effet découvrir sa manœuvre qu’en essayant de s’introduire entièrement dans sa pensée, si désagréable que ce soit. Ce faisant il ne faut pas se laisser déconcerter si l’on n’arrive qu’à découvrir au fond de son âme une perfidie qu’on n’eût jamais soupçonnée du dehors ; au contraire, à peine arrivé là, l’on s’aperçoit qu’on touche le point juste. Examinons par exemple le cas de Frieda. Il est clair que l’arpenteur n’aime pas Frieda et que ce n’est pas par amour qu’il cherche à l’épouser ; il sait fort bien que c’est une jeune fille insignifiante, tyrannique et, par surcroît, chargée d’un lourd passé ; il la traite d’ailleurs comme telle, et se livre à ses allées et venues sans jamais s’inquiéter d’elle. Voilà les faits. Quant à leur interprétation elle peut être extrêmement variée et faire apparaître K. comme un faible ou un niais, comme un noble caractère ou un méprisable individu. Mais rien de tout cela n’est exact. On ne parvient à découvrir la vérité qu’en suivant K. dans ses moindres démarches depuis le début jusqu’au moment où il s’empare de Frieda. Quand on découvre alors l’horrible vérité, elle a beau vous faire dresser les cheveux, on est bien obligé d’y croire, il n’y a pas d’autre solution.

« Ce n’est en effet que par suite du plus sale calcul que K. s’est jeté sur Frieda ; il ne la lâchera pas tant qu’il gardera le moindre espoir que ce calcul puisse être juste. Il croit en effet tenir en elle une ancienne amie du chef de bureau et avoir en main un otage qu’il ne rendra qu’au prix de la plus forte rançon. Son unique ambition est désormais de discuter ce prix avec Monsieur le Chef de Bureau. Comme Frieda ne lui importe en rien mais qu’il tient au prix par-dessus tout, il est prêt à toutes les avances au sujet de la personne de Frieda mais à tous les entêtements en ce qui concerne le prix. Inoffensif pour le moment, malgré l’odieux de ses offres et de ses suppositions, il peut devenir très méchant, dans les limites de son néant naturellement, s’il reconnaît toute l’étendue de son erreur et combien il s’est compromis. »

Le papier finissait là-dessus. En marge on voyait un dessin de facture enfantine représentant, un homme qui tenait une jeune fille dans ses bras : la jeune fille enfouissait sa tête dans la poitrine de l’homme : mais l’homme, beaucoup plus grand qu’elle, regardait, sans la voir, un papier qu’il tenait à la main et sur lequel il enregistrait joyeusement des sommes d’argent.

Si l’on trouvait encore énigmatiques les relations constatées ou supposées par K. entre les femmes et le « Château » ; si l’on trouvait surtout inexplicable l’épisode de Sortini qui nous montre un fonctionnaire demandant à une jeune fille des choses immorales, il faudrait rappeler l’ouvrage Furcht und Zitternde Kierkegaard – œuvre que Kafka a beaucoup aimée, qu’il a souvent relue et qu’il a commentée avec beaucoup de profondeur dans mainte lettre. L’épisode de Sortini forme un véritable pendant de l’ouvrage de Kierkegaard qui part du fait que Dieu demande à Abraham un vrai crime, le sacrifice de son fils, et s’appuie sur ce paradoxe pour montrer que les catégories de la morale et celles de la religion ne coïncident pas. L’acte terrestre et l’acte religieux n’ont pas de commune mesure : cet aphorisme, nous fait pénétrer au cœur du roman de Kafka. Détail à ne pas négliger : Kierkegaard, le chrétien, partant de ce conflit du terrestre et du religieux, évoluera de plus en plus dans ses œuvres ultérieures vers une attitude de détachement à l’égard de la vie d’ici-bas, alors que le héros de Kafka si opiniâtre obstinément, et jusqu’à l’épuisement, à conduire sa vie conformément aux prescriptions du « Château », quelque grossièreté et quelque rebuffade qu’il essuie de la part des fonctionnaires. Si cela l’amene à certaines opinions et déclarations fort irrespectueuses pour le « Château », devant lequel il garde quand même un grand respect dans le secret de son âme, c’est l’effet de l’ambiance créée par l’auteur, l’effet de l’atmosphère ironique de cet incomparable roman. Les invectives contre le « Château » ne font jamais dans cet ouvrage qu’accuser la distance qui sépare la logique humaine de la logique divine, du point, de vue de l’homme, s’entend – point de vue d’où l’homme (que ce soit K. ou la famille des Barnabé) semble toujours dans son plein droit mais se voit toujours donner tort d’incompréhensible façon. Cet « à faux » des efforts que l’homme entreprend pour comprendre Dieu, cette impossibilité où se trouve la raison de lancer un pont sur l’abîme, ne pouvaient se trouver mieux rendus (et c’est pourquoi la construction du roman, bizarre à première vue, était la seule possible) ne pouvaient se trouver mieux rendus que par le fait – dépeint avec un humour merveilleux – que le divin apparaît à la raison humaine tantôt comme une chose sublime et digne de tout cet amour que l’on voit de fait aller si largement à Klamm, tantôt comme un sujet de critiques ironiques, critiques intelligentes et bêtes : le ciel (que l’on songe aux Archives) offre parfois dans le Château, un aspect hautement méprisable, pitoyable et négligé ; il s’y présente (voyez les Aides) comme un monde de farfadets ; il y apparaît enfin souvent comme un antre de philistins ; de toute façon il reste impénétrable. Les nuances que déploie Kafka dans la peinture du Divin n’ont pas le ton simple des emphases de l’orgue, mais des gammes d’une richesse et d’une subtilité infinies dans le domaine du tragique ou du tragi-comique. La variété de l’expression n’est pas moins grande à l’autre pôle, dans le tableau de l’échec humain. « Quoi que l’on fasse c’est toujours ce qu’il ne faut pas » ; on ne pouvait broder sur ce thème variations plus vraies ni plus géniales qu’en montrant les innombrables et vaines tentatives de K. pour arriver à trouver le bon contact avec le village et le « Château ». Voyez comme, dans ce récit, l’aide apparaît là où on l’attendait le moins ; comme, au contraire, des plans qu’on avait poursuivis de la meilleure foi du monde finissent misérablement ; comme la moindre tentation cause souvent la perte de l’homme  ; et comme l’homme épie, perplexe, tendant l’oreille aux bruits du monde qui ne répond que par le silence ou par les oracles les plus divers à son éternelle question concernant le bien et le mal, et comme pourtant l’espoir reste indéracinable au fond de son âme sur la seule voie qui lui soit destinée, à laquelle il soit destiné . Jeux de cache-cache de l’intuition, retards, obscurités, donquichotteries, difficultés, impossibilités de la condition humaine,… et ce pressentiment qui transparaît quand même à travers toutes nos erreurs, d’un ordre qui doit nécessairement régner dans des sphères plus hautes. C’est un monde de sentiments pour lequel le Châteaude Kafka, dans la pensée comme dans le ton (les deux s’y fondant au point qu’on ne peut les séparer), me semble avoir créé une expression parfaite. L’abondance du détail, qui peut gêner à première vue, est nécessaire à cette perfection ; il faudrait, pour ne pas le comprendre, que l’on n’eût jamais essayé de se former un jugement sur un fait quelconque de la vie (sur Napoléon par exemple) et la façon dont ce fait entre dans l’ordre, dans la « bonne voie » (que ce soit celle de l’homme lui-même ou celle de l’humanité). Toutes les choses de la vie, si on les prend sérieusement, justifient le mot d’Olga à propos des lettres de Barnabé : « Les réflexions auxquelles elles donnent lieu peuvent durer une éternité », ou encore ce que dit Kafka dans un passage biffé de son texte : « Quand on a la force de regarder les choses incessamment, sans fermer les yeux pour ainsi dire, on en voit beaucoup ; mais qu’on se relâche, qu’on ferme une seule fois les paupières, et tout se perd aussitôt dans le noir. »

Ayant eu la rare énergie, la grande faculté de tenir les yeux ouverts comme peu l’auraient su, car il était poussé par le plus grand amour (mêlé d’amertume souvent, mais toujours d’une immense tendresse), Kafka – pour m’exprimer avec sa discrétion – a « beaucoup vu », il a vu beaucoup de choses qu’on ne soupçonnait pas avant lui.

En éditant cette œuvre posthume, je me suis assigné les mêmes règles que j’ai déjà exposées à la suite du Procès. Je n’ai naturellement rien modifié du texte. Je n’ai rectifié que les erreurs évidentes et introduit quelques divisions. Au reste la distribution des chapitres avait été opérée par l’auteur lui-même dans le manuscrit ; les titres de l’épisode d’Olga sont de sa main. L’ensemble du manuscrit ne portait pas de titre. Dans ces conversations, Kafka avait coutume de parler de ce roman en disant « le Château ». Pour les raisons que j’indiquais au début j’ai laissé de côté les dernières pages du manuscrit, une page à peu près de la scène entre K. et Hans, et autant de l’épisode Gisa, pages sans nécessité d’ailleurs pour l’intelligence de la suite et dont la signification n’eût, de toute façon, paru visiblement que si l’action se fût poursuivie.

Max Brod.

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