POSTFACE À LA TROISIÈME ÉDITION

J’obéis ici à un devoir en remerciant M. Politzer de m’avoir aidé à fixer le texte de la seconde édition du Château.

Le récit, dans le manuscrit de Kafka, ajoutait quelques lignes à la fin que donnait cette édition.

Ces quelques lignes, qui s’arrêtent subitement au milieu d’une page (le cahier en compte encore plusieurs, vierges de texte), ces quelques lignes, les voici :

« Gesticulant de loin avec irritation, comme pour imposer silence à l’hôtelière qui le dérangeait, Gerstäcker invita K. à le suivre. Il ne voulait pas en dire davantage pour le moment. K. objecta qu’il devait se rendre à l’école ; il ne l’écouta pas. Ce fut seulement lorsque K. refusa de se laisser emmener de force que Gerstäcker lui dit de ne pas s’inquiéter, qu’il aurait tout ce qu’il faudrait, et qu’il pouvait abandonner l’école. Il n’avait qu’à venir avec lui ; à le suivre enfin ; il l’attendait depuis toute la journée, sa mère ne savait où le prendre. K., cédant petit à petit, demanda ce qu’il aurait à faire en échange du toit et de la table. Gerstäcker répondit très superficiellement qu’il avait besoin de lui pour les chevaux ; qu’il s’occupait maintenant d’autre chose, mais qu’il fallait que K. se décidât enfin à ne plus se laisser traîner et cessât de lui causer des tracas inutiles. S’il voulait un salaire, il en recevrait un. Cette fois K. resta sur place, en dépit de tous les tiraillements. Il ne connaissait rien aux chevaux. Gerstäcker dit impatiemment que ce n’était pas nécessaire, et, de dépit et d’exaspération, joignit les mains pour décider K. à l’accompagner.

Je sais pourquoi tu veux m’emmener, finit alors par dire K.

Mais Gerstäcker se moquait de ce que savait K.

Tu crois, dit K., que je peux te servir auprès d’Erlanger.

Évidemment, dit Gerstäcker, quelle autre sorte d’intérêt pourrais-tu présenter pour moi ?

K. se mit à rire, s’accrocha à son bras et se laissa conduire dans la nuit.

La cabane de Gerstäcker était pauvrement éclairée par le feu de la cheminée et par un bout de bougie à la lueur de laquelle quelqu’un lisait dans une niche, sous les poutres obliques du toit qui faisaient saillie. C’était la mère de Gerstäcker. Elle tendit à K. une main tremblante et le fit asseoir à ses côtés. Elle parlait difficilement, on avait peine à la comprendre, mais ce qu’elle disait… »

(Ici s’arrête le manuscrit.)

Plus haut, en marge d’un passage qui comprend plusieurs pages biffées, se trouve une variante du même dialogue. Je la donne ici parce que ces mots d’une mère, ces paroles consolantes, peuvent peut-être amorcer, si fort que le héros se raidisse d’abord contre elles, une solution un peu positive du problème que pose le chapitre final : celle que j’ai indiquée déjà, dans la Postface de la première édition, en me fondant sur un mot de Kafka. Celui qu’on trouve ici, en effet, « On ne devrait pas laisser périr cet homme », présente une saisissante et étrange parenté avec le passage du Procèsqui contient un rêve de sauvetage (dans la dernière page du roman) : « Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Était-ce quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait lui aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ?… »

Voici donc la variante du dialogue Gerstäcker :

« Maintenant, Gerstäcker, enfin, pensait que son moment était venu. Bien qu’il se fût tout le temps efforcé jusqu’alors de trouver le ton pour se faire écouter de K., il attaqua grossièrement, il n’y pouvait sans doute rien, en demandant :

Tu as une situation ?

Oui, dit K., une très bonne.

Où donc ?

À l’école.

Je te croyais arpenteur.

Oui ; aussi ne s’agit-il que d’une chose provisoire en attendant le décret qui me donnera un poste. Comme arpenteur. As-tu saisi ?

Oui ; et il y en a pour longtemps ?

Non, non ; cela peut se faire d’un moment à l’autre, j’en ai parlé hier avec Erlanger.

Avec Erlanger ?

Tu le sais bien. Ne m’ennuie pas. Va-t’en. Laisse-moi.

Soit, tu as parlé à Erlanger. Je pensais que c’était un secret.

Ce n’est pas à toi que je dirais mes secrets. N’est-ce pas toi qui m’as insulté quand je suis resté devant ta porte, dans la neige ?

Je t’ai quand même emmené ensuite à l’hôtel du Pont.

C’est vrai, et je ne t’ai pas payé le transport. Combien veux-tu ?

Tu as de l’argent de trop ? Tu es si bien payé à l’école ?

Assez pour moi.

Je connais une place où tu le serais mieux.

Chez toi, sans doute ? Avec les chevaux. Merci beaucoup.

Qui t’a dit cela ?

Tu ne cesses pas depuis hier soir d’attendre le moment de m’avoir.

Tu te trompes beaucoup.

Alors tant mieux.

C’est maintenant que je vois ta misère, maintenant seulement que je te vois toi, un arpenteur, un homme instruit, en haillons, sans pelisse et déchu à faire peur, acoquiné avec une Pepi, qui l’entretient probablement, c’est maintenant seulement que je comprends ce mot que dit un jour ma mère : on ne devrait pas laisser cet homme aller à sa perte.

C’était bien dit. Et c’est pourquoi je ne vais pas chez toi. »

Citons encore, d’un autre passage biffé, ces lignes caractéristiques :

« – Tu es étonnant, lui dit Olga : tu domines les choses d’un coup d’œil : il t’arrive de m’aider d’un mot ; c’est sans doute parce que tu viens de l’étranger. Nous, au contraire les gens d’ici, avec nos tristes expériences et nos continuelles frayeurs, la crainte nous trouve sans résistance ; nous avons peur au moindre craquement du bois ; et quand l’un de nous a peur, l’autre prend peur aussi, sans même savoir exactement pourquoi. Comment juger sainement dans de telles conditions ? Alors même qu’on aurait le meilleur jugement du monde (et nous autres femmes, nous ne l’avons jamais eu) on le perdrait à vivre ainsi. Quel bonheur pour nous que tu sois venu !

C’était la première fois que K. se voyait accueilli si franchement au village, mais, bien qu’il eût toujours souffert de l’accueil contraire, et qu’il ne pensât pas devoir se méfier d’Olga, il n’en éprouva pas de plaisir. Il n’était venu ici pour le bonheur de personne ; il voulait bien aider quelqu’un à l’occasion, de son propre gré ; mais il ne fallait pas qu’on l’accueille comme un homme qui apportait le bonheur ; en le faisant on brouillait les choses, on l’appelait à des tâches auxquelles, ainsi contraint, il ne pourrait jamais se donner ; avec la meilleure volonté il ne pouvait accepter ce rôle. Olga, pourtant, répara son erreur en ajoutant :

Malheureusement, dès que je me prends à croire que je peux oublier tout souci, que tu trouveras toujours la bonne explication ou la solution idéale, tu te mets soudain à dire quelque chose d’affreusement faux, de radicalement et de douloureusement faux. »

Max Brod. Tel Aviv, 1946.

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Décembre 2006

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