VI.

Au seuil de l’auberge, l’hôtelier attendait K. Il n’eût pas osé parler sans être interrogé, aussi K. lui demanda-t-il ce qu’il voulait.

– As-tu déjà trouvé un nouveau logement ? dit alors l’aubergiste en regardant le sol.

– C’est ta femme qui t’a chargé de parler ? reprit K. ; tu es sans doute très esclave d’elle ?

– Non, dit l’aubergiste, ce n’est pas elle qui m’a chargé de parler. Mais elle est très malheureuse à cause de toi, elle ne peut pas travailler, elle est au lit et elle soupire et elle se plaint continuellement.

– Dois-je aller la trouver ? demanda K.

– Je t’en prie, dit l’aubergiste, je voulais même aller te chercher chez le maire, j’ai écouté à la porte mais vous étiez en pleine conversation, je n’ai pas voulu vous déranger ; et puis ma femme m’inquiétait, je me suis dépêché de revenir, mais elle ne m’a pas laissé entrer, il ne m’est plus resté qu’à t’attendre.

– Alors, allons vite, lui dit K., j’aurai tôt fait de la calmer.

– Si cela pouvait réussir ! dit l’aubergiste.

Ils traversèrent une cuisine claire où trois ou quatre servantes, qui vaquaient en ordre dispersé à leurs travaux du moment, se figèrent littéralement à la vue de K. On entendait déjà les soupirs de l’hôtelière. Elle était couchée dans un petit réduit sans fenêtre séparé de la cuisine par une mince cloison de bois. Il n’y avait place en ce placard que pour une armoire et un grand lit à deux personnes. Le lit était placé de telle sorte que l’on pût, tout en restant couché, surveiller la cuisine entière alors que de la cuisine on ne voyait pour ainsi dire pas dans le réduit : il y faisait trop sombre, l’édredon lie de vin mettait seul un reflet rouge dans ce noir. Ce n’était qu’une fois entré, quand les yeux s’étaient un peu habitués à cette obscurité, qu’on commençait à distinguer quelques détails.

– Vous voilà enfin… dit l’hôtesse d’une voix faible.

Elle était étendue sur le dos et devait se trouver gênée pour respirer car elle avait rabattu l’édredon. Au lit elle avait l’air bien plus jeune que vêtue, mais le petit bonnet de dentelles qu’elle avait mis – bien qu’il fût trop étroit pour elle et vacillât sur ses cheveux – faisait pitoyablement ressortir la ruine de ses traits.

– Pourquoi serais-je venu ? dit K. doucement, vous ne m’aviez pas fait appeler.

– Vous n’auriez pas dû me laisser attendre si longtemps, dit l’hôtelière avec un entêtement de malade. Asseyez-vous, ajouta-t-elle en lui montrant le bord du lit, et vous autres allez-vous-en.

Les aides étaient entrés et les bonnes avaient suivi.

– Je vais sortir aussi, Gardana, dit l’aubergiste.

K. entendait pour la première fois le nom de la femme.

– Naturellement, dit-elle lentement, et, comme occupée par d’autres pensées, elle ajouta distraitement : Pourquoi resterais-tu plutôt que les autres ?

Mais quand ils furent tous retournés dans la cuisine – les aides avaient obéi immédiatement cette fois, il faut dire qu’ils s’étaient mis à lutiner une servante, – Gardana eut assez de présence d’esprit pour s’apercevoir qu’ils pouvaient entendre tout ce qu’elle dirait, car le réduit n’avait pas de porte, et elle ordonna à tout le monde de quitter la cuisine aussi. Ce qui fut fait immédiatement.

– Monsieur l’Arpenteur, dit alors Gardana, ouvrez l’armoire, s’il vous plaît. Vous y verrez tout de suite un châle, par-devant ; donnez-le moi, je veux m’en couvrir, je ne peux pas supporter l’édredon, je respire très difficilement. Et lorsque K. lui eut donné le châle, elle ajouta : Vous voyez, c’est un joli châle, n’est-ce pas ?

K. n’y voyait qu’un morceau de laine quelconque, il le tâta par complaisance mais ne dit rien.

– Oui, c’est un joli châle, affirma Gardana, et elle s’en enveloppa. Elle reposait maintenant, paisible ; toute souffrance semblait bannie, elle s’aperçut même que sa coiffure avait souffert de sa position et elle s’assit un instant pour arranger ses cheveux autour du petit bonnet. Elle avait une chevelure abondante.

K. s’impatienta et dit :

– Vous m’avez fait demander, Madame l’hôtesse, si j’avais déjà trouvé un autre logement.

– Je vous ai fait demander ? dit l’hôtelière, non c’est une erreur.

– Votre mari vient juste de me poser cette question.

– Cela ne m’étonne pas, dit l’hôtesse, cet homme est mon tourment. Quand je ne voulais pas de vous, il vous a retenu ; maintenant que je suis contente de vous avoir ici, il veut vous faire partir. C’est son habitude.

– Vous avez donc, dit K., modifié à ce point votre opinion à mon sujet ? En une heure ou deux ?

– Je n’ai pas modifié mon opinion, dit l’hôtelière en reprenant un ton plus faible, tendez-moi votre main. Voilà. Et maintenant permettez-moi d’être d’une franchise totale et j’en userai de même avec vous.

– Bien, dit K., mais qui de nous deux commencera ?

– Moi, dit l’hôtelière. – On n’avait pas l’impression que ce fût par prévenance mais par hâte de parler.

Elle sortit une photographie de sous l’oreiller et la tendit à K.

– Regardez cette photo, dit-elle sur un ton de prière.

Pour mieux la voir K. fit un pas dans la cuisine, mais même là il était difficile de distinguer quelque chose sur l’image, car elle était vieille, passée, fendillée, froissée et tachée.

– Elle n’est plus en très bon état, dit K.

– Hélas, dit l’hôtesse, c’est vrai. Quand on l’a portée des années sur soi il ne peut en être autrement. Mais si vous regardez bien, vous reconnaîtrez certainement tout. D’ailleurs je vais vous aider ; dites-moi qui vous voyez, j’aime toujours entendre parler de cette photo. Alors… quoi ?

– Un jeune homme, dit K.

– C’est ça, dit l’hôtelière, et que fait-il ?

– Il est couché, me semble-t-il, sur une planche, il s’étire et il bâille ?

L’hôtelière se mit à rire.

– Vous vous trompez, dit-elle.

– Voilà pourtant la planche ! Il est couché dessus ! dit K. en s’obstinant.

– Regardez donc de plus près, dit l’hôtesse fâchée, est-il vraiment couché ?

– Non, dit alors K., il n’est pas couché, il plane ; maintenant je vois, ce n’est pas une planche, mais une corde probablement, et le jeune homme fait un saut en hauteur.

– Vous voyez bien ! dit l’hôtelière rassérénée, il saute ; c’est l’entraînement des messagers officiels. Je le savais bien que vous le verriez ! Distinguez-vous son visage maintenant ?

– Pas très nettement, dit K., il a l’air très crispé, la bouche est ouverte, les yeux fermés, les cheveux flottent.

– Parfait, dit l’hôtelière avec un air de lui rendre justice ; quelqu’un qui ne l’a pas connu personnellement ne peut pas en voir davantage. Mais c’était un beau garçon. Je ne l’ai vu qu’une fois en coup de vent et je ne l’oublierai jamais.

– Qui était-ce donc ? demanda K.

– C’était le messager que m’avait envoyé Klamm quand il me fit appeler pour la première fois.

K. n’entendit pas nettement ; son attention fut détournée par un bruit de verre. Il découvrit tout de suite la cause de ce bruit. Les aides qui étaient dans la cour sautillaient à cloche-pied dans la neige et se donnaient un air tout heureux de revoir K. ; de joie ils se le montraient l’un à l’autre et, ce faisant, ne cessaient de frapper à la fenêtre de la cuisine. Sur un mouvement menaçant de K. ils cessèrent immédiatement, cherchèrent à se repousser l’un l’autre, mais l’un des deux échappait toujours et ils se retrouvaient aussitôt devant la fenêtre. K. se hâta de retourner dans le réduit où les aides ne pouvaient pas l’apercevoir et d’où il pouvait ne pas les voir. Mais le léger cliquetis de la vitre le poursuivit encore longtemps jusque dans le fond du réduit.

– Encore les aides, dit-il à l’hôtelière pour s’excuser en indiquant la direction de la cour.

Mais elle ne lui prêtait aucune attention, elle lui avait repris la photo, l’avait regardée, lissée et replacée sous l’oreiller. Ses mouvements s’étaient faits plus lents, non sous le poids de la fatigue, mais sous le fardeau des souvenirs. Elle avait voulu raconter son histoire à K. et l’histoire lui avait fait oublier K. Elle jouait avec les franges de son châle. Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’elle leva les yeux, se passa la main sur la figure et dit :

– Ce châle aussi est un cadeau de Klamm, et le petit bonnet aussi. La photo, le châle et le bonnet, ce sont les trois souvenirs que j’ai de lui. Je ne suis pas jeune comme Frieda, je ne suis pas si ambitieuse qu’elle, je n’ai pas la même délicatesse de sentiments, – elle a une grande délicatesse de sentiments, – bref je sais me contenter de ma vie, mais, je dois l’avouer, sans ces trois souvenirs je n’aurais pas tenu longtemps ici. Ces trois souvenirs vous semblent peut-être peu de chose, mais, voyez-vous, Frieda elle-même, qui a si longtemps fréquenté Klamm n’en possède pas un seul ; je le lui ai demandé, elle est trop exaltée et aussi trop exigeante ; moi, qui n’ai été que trois fois chez Klamm – il ne m’a plus fait appeler par la suite, je ne sais pourquoi – j’ai rapporté ces souvenirs : on eût dit que je pressentais que mon temps devait être court. Évidemment il faut s’en occuper soi-même, Klamm ne donne rien, mais, si l’on voit chez lui quelque chose qui vous convienne, on peut le lui demander.

Quelque intérêt que prît K. à ces histoires, il lui venait un certain malaise :

– Il y a combien de temps que tout cela s’est passé ? demanda-t-il en soupirant.

– Plus de vingt ans, dit l’hôtelière, beaucoup plus de vingt ans.

– On reste donc aussi longtemps fidèle à Klamm ! Mais vous rendez-vous compte, madame l’hôtesse, qu’en me faisant de tels aveux à la veille de mon mariage vous me causez de graves préoccupations ?

L’hôtelière trouva indécent que K. voulût placer à ce moment le récit de ses propres affaires et lui lança un regard indigné.

– Calmez-vous, madame l’hôtesse, lui dit K., je n’ai pas dit un mot contre Klamm, mais je me suis tout de même trouvé en rivalité avec lui par la force des événements ; c’est une chose que son plus grand admirateur ne saurait nier. Aussi toutes les fois que j’entends nommer Klamm je pense fatalement à moi. D’ailleurs, madame l’hôtesse, – et ici K. saisit les mains hésitantes de Gardana – songez à la façon dont notre dernier entretien s’est terminé et rappelez-vous que cette fois nous voulons nous séparer en paix.

– Vous avez raison, dit l’hôtesse en penchant la tête, mais épargnez-moi. Je ne suis pas plus susceptible qu’une autre, au contraire, tout le monde a des endroits sensibles, moi je n’ai que celui-là.

– C’est malheureusement, dit K., le mien aussi, mais je saurai me dominer. Seulement expliquez-moi maintenant, madame l’hôtesse, comment je dois faire pour supporter dans mon ménage cette effrayante fidélité à Klamm si Frieda est faite comme vous ?

– Effrayante fidélité !… répéta l’hôtesse en grondant. Est-ce donc de la fidélité ? De la fidélité, j’en ai pour mon mari,… mais pour Klamm ? Klamm a fait de moi une fois son amie, puis-je jamais perdre ce rang ? Vous me demandez comment vous devez faire pour supporter cela chez Frieda ? Qui êtes-vous donc, monsieur l’Arpenteur, pour oser me questionner ainsi ?

– Madame l’hôtesse…, dit K. sur le ton d’un avertissement.

– Je sais, je sais, dit docilement l’hôtesse, mais mon mari ne m’a pas posé de telles questions. Je me demande quelle a été la plus malheureuse de nous deux : moi autrefois ou Frieda aujourd’hui : Frieda qui a perdu Klamm de propos délibéré, ou moi qu’il n’a plus fait appeler. Peut-être est-ce Frieda après tout, bien qu’elle ne semble pas comprendre encore toute l’étendue de son malheur. Le mien occupait mes pensées beaucoup plus exclusivement, car je ne pouvais m’empêcher de me demander constamment, – et même aujourd’hui, dans le fond, je n’ai pas cessé de le faire : – pourquoi cela est-il arrivé ? Klamm t’a fait appeler trois fois et jamais une quatrième et il ne te fera plus jamais appeler une quatrième ! Était-il donc quelque chose alors qui m’occupât davantage l’esprit ! De quoi aurais-je bien pu parler, sinon de cela, à mon mari que j’épousai peu de temps après ? Le jour nous n’avions pas le temps, nous avions pris cette auberge dans un état pitoyable et il fallait chercher à la remonter ; mais la nuit ! Des années et des années tous nos entretiens nocturnes n’ont eu d’autre sujet que Klamm et les raisons de son revirement. Quand mon mari s’endormait pendant ces conversations, je le réveillais pour que nous puissions en parler encore.

– Si vous le permettez, dit K., j’aimerais vous poser une question, mais elle est très impertinente.

L’hôtelière ne répondit rien.

– Je ne puis donc pas vous la poser ? dit K., tant pis ! Je me contenterai de votre silence.

– Évidemment, dit l’hôtesse, vous vous en contenteriez, c’est même surtout de lui que vous vous contenteriez. Vous interprétez tout à faux, même le silence. C’est plus fort que vous. Je vous permets votre question.

– Si j’interprète tout à faux, dit K., peut-être aussi fais-je la même erreur à propos de ma question, peut-être n’est-elle pas impertinente du tout. Je voulais seulement savoir comment vous avez fait la connaissance de votre mari et comment vous êtes devenus propriétaires de cette auberge !

L’hôtelière fronça les sourcils, mais dit avec résignation :

– C’est une histoire très simple. Mon père était forgeron, et Hans, mon futur mari, qui soignait les chevaux d’un riche paysan, venait fréquemment chez mon père. C’était peu après ma dernière rencontre avec Klamm. J’étais très malheureuse et n’aurais pourtant pas dû l’être, car tout s’était passé correctement, et si je n’avais plus le droit d’aller voir Klamm c’était de par sa décision. Tout était donc correct, mais les raisons du revirement restaient obscures ; j’avais le droit de les examiner, mais non celui d’être malheureuse, et je l’étais cependant et ne pouvais travailler et passais tout le jour assise dans le petit jardin devant notre maison. C’était là que Hans me voyait, il venait parfois s’asseoir à mes côtés, je ne me plaignais pas à lui, mais il savait de quoi il retournait et, comme c’était un brave jeune homme, il arrivait qu’il pleurât avec moi. Et un jour que l’aubergiste d’alors, obligé d’abandonner son métier parce que sa femme était morte et qu’il se faisait déjà vieux, passait devant notre jardin, il nous vit assis là tous deux, s’arrêta et nous proposa de but en blanc de nous louer son auberge, sans nous demander d’argent d’avance car il avait confiance en nous, et il nous demanda très peu. Je ne voulais pas être à la charge de mon père, tout le reste m’était égal, et ce fut ainsi, en songeant à l’auberge et au nouveau travail qui m’y attendait et m’apporterait peut-être un peu d’oubli, que je tendis la main à Hans. Voilà l’histoire.

Il y eut un instant de silence au bout duquel K. déclara :

– Le procédé de l’aubergiste était beau mais imprudent, à moins qu’il n’eût certaines raisons d’avoir confiance en vous deux.

– Il connaissait bien Hans, dit l’hôtesse ; Hans était son neveu.

– Alors évidemment, dit K., la famille de Hans devait tenir beaucoup à ce mariage ?

– Peut-être, dit l’hôtesse, je ne le sais pas, je ne m’en suis jamais inquiétée.

– Il faut pourtant, dit K., qu’il en ait été ainsi pour que la famille fût prête à faire de tels sacrifices et à remettre l’auberge sans aucune garantie.

– Ce n’était pas un geste imprudent, l’avenir l’a montré, dit l’hôtesse. Je me jetai sur le travail, forte comme je l’étais ; une vraie fille de forgeron ; je n’avais besoin ni de bonne ni de valet, j’étais partout, à la salle, à la cuisine, à l’écurie, je cuisinais si bien que j’enlevais des clients à l’Hôtel des Messieurs ! Vous n’avez pas mangé à l’auberge à midi, vous ne connaissez pas nos clients du déjeuner ; à cette époque ils étaient encore plus nombreux, depuis ce temps nous en avons perdu beaucoup. Le résultat c’est que nous avons pu non seulement payer régulièrement notre location mais encore acheter la maison au bout de quelques années, et aujourd’hui elle est presque franche d’hypothèques. Évidemment, et c’est un autre résultat, je me suis tuée à ce travail, j’y ai pris une maladie de cœur et je suis devenue une vieille femme. Vous croyez peut-être que je suis beaucoup plus vieille que Hans, mais en réalité il n’a que deux ou trois ans de moins que moi, et il ne vieillira jamais, car ce n’est pas avec son travail – fumer sa pipe, écouter les clients, vider sa pipe et apporter de loin en loin un pauvre petit verre de bière – ce n’est pas avec ce travail que l’on vieillit.

– Vous avez été admirable, dit K., cela ne fait aucun doute, mais nous parlions du temps qui a précédé votre mariage, et il eût tout de même été étrange que la famille de Hans poussât à cette union en faisant des sacrifices d’argent ou tout au moins en acceptant un aussi grand risque que celui de vous donner l’auberge, si elle n’avait eu d’autre espoir que celui qu’inspiraient votre force – que l’on ignorait encore – et l’énergie de Hans dont on devait bien savoir déjà qu’elle était nulle.

– Eh oui ! dit l’hôtesse fatiguée, je vois bien où vous voulez en venir, et quelle est encore ici votre erreur. Klamm n’avait rien à voir dans toutes ces histoires. Pourquoi se serait-il occupé de moi ? Ou plutôt aurait-il pu seulement s’occuper de moi ? Il ne savait plus rien de moi ! S’il ne me faisait plus appeler, c’était le signe qu’il m’avait oubliée. Quand il ne vous convoque plus, il vous oublie entièrement. Je ne voulais pas parler de cela devant Frieda. Mais ce n’est pas seulement de l’oubli, c’est pis. Si l’on oublie quelqu’un on peut renouer connaissance. Avec Klamm il n’y a pas moyen. Ceux qu’il ne fait plus appeler, il les oublie non seulement pour le passé mais littéralement aussi pour l’avenir. En me donnant beaucoup de mal je peux lire dans vos pensées, ces pensées dépourvues de sens qui ont peut-être quelque valeur dans le lointain pays d’où vous venez. Peut-être poussez-vous la folie jusqu’à croire que Klamm m’a précisément donné un Hans pour mari afin de ne pas me créer trop de difficultés pour le rejoindre, lui, le jour où il me ferait signe d’accourir ? Folie, folie, on se perd soi-même quand on joue avec l’idée d’une telle chimère.

– Non, dit K., ne nous perdons pas ; je n’étais pas allé dans ma pensée aussi loin que vous le croyez, bien qu’à vous dire vrai je fusse sur la voie. Pour le moment je m’étonnais seulement de voir que vos beaux-parents eussent tant espéré de ce mariage et que ces espoirs se fussent effectivement réalisés, avec l’aide – il est vrai – de votre cœur et de votre santé. L’idée que ces faits ne fussent pas sans rapport avec Klamm me harcelait bien en même temps, mais non pas – ou non pas encore – aussi grossièrement que vous le supposez, à seule fin probablement d’avoir une occasion de me dire des méchancetés parce que cela vous fait plaisir. Ce plaisir vous l’avez pris, soit ; mais voici la pensée que j’avais : d’abord c’est Klamm, visiblement, qui a provoqué ce mariage. Sans Klamm vous n’auriez pas été malheureuse, vous ne seriez pas restée assise désœuvrée dans le petit jardin devant votre maison ; sans Klamm, Hans ne vous y aurait pas vue, sans votre tristesse le timide Hans n’eût jamais osé vous parler, sans Klamm vous n’auriez jamais pleuré en compagnie de Hans, sans Klamm le vieil oncle aubergiste ne vous aurait jamais trouvée là avec Hans, sans Klamm vous n’auriez pas été indifférente à l’existence et vous n’auriez donc pas épousé Hans. Il me semble qu’en tout cela il y a déjà pas mal de Klamm, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout. Si vous n’aviez pas cherché à oublier vous n’auriez certainement pas travaillé avec une telle abnégation et fait ainsi prospérer votre commerce. La main de Klamm est donc encore là. Mais, indépendamment de cela, Klamm est encore la cause de votre maladie, car votre cœur était déjà épuisé avant votre mariage par votre désespoir d’amour. Reste seulement la question de savoir ce qui séduisait tant la famille de Hans dans ce mariage. Vous avez vous-même indiqué qu’avoir été l’amie de Klamm conférait une distinction qui ne saurait se perdre ; ils peuvent donc avoir été séduits par cette distinction, mais aussi, me semble-t-il, par l’espoir que la bonne étoile qui vous avait conduite à Klamm – en admettant que c’ait été une bonne étoile, mais vous le dites – vous appartînt à vous en propre, qu’elle veillât donc sur vous et ne vous abandonnât pas aussi soudainement que l’avait fait Klamm.

– Pensez-vous tout cela sérieusement ? demanda l’hôtelière.

– Très sérieusement, répondit K. en hâte ; mais je crois que les espoirs de la famille de Hans n’étaient ni tout à fait fondés ni tout à fait injustifiés, et il me semble voir aussi l’erreur que vous avez commise. En apparence tout semble avoir réussi : Hans est bien casé, il a une femme superbe, on le respecte, les finances de la maison sont saines. Mais au fond tout n’a pas réussi ; il eût été certainement plus heureux avec une simple jeune fille dont il eût été le premier grand amour ; s’il reste parfois, comme vous le lui reprochez, l’air perdu au milieu de la salle, c’est parce qu’il se sent en effet comme perdu – sans en être malheureux, certes, je le connais déjà assez pour pouvoir l’affirmer, – mais il est tout aussi certain que ce beau garçon intelligent aurait été plus heureux, je veux dire par là plus indépendant, plus laborieux, plus viril, avec une autre femme. Et vous n’êtes sûrement pas heureuse, vous non plus ; comme vous le disiez, sans vos trois souvenirs vous ne supporteriez pas la vie, et vous avez une maladie de cœur. La famille avait donc tort d’espérer ? Je ne crois pas. La bénédiction était sur vous mais on n’a pas su la faire descendre.

– Qu’a-t-on donc oublié ? demanda l’hôtelière. Elle était maintenant étendue sur le dos et levait les yeux vers le plafond.

– D’interroger Klamm, dit K.

– Nous en revenons donc à vous, dit l’hôtelière.

– Ou à vous, dit K., nos affaires se touchent.

– Que voulez-vous de Klamm ? demanda l’hôtelière.

Elle s’était assise sur son séant, elle avait redressé les coussins pour pouvoir appuyer son dos et regardait K. dans les yeux. Je vous ai exposé franchement mon cas, vous auriez pu en tirer quelques leçons. Dites-moi maintenant avec la même franchise ce que vous voulez demander à Klamm. J’ai eu beaucoup de mal à décider Frieda à aller attendre dans sa chambre ; je craignais que vous ne parliez pas assez franchement en sa présence.

– Je n’ai rien à cacher, dit K. Mais je veux d’abord attirer votre attention sur un point. Klamm, disiez-vous, oublie immédiatement le passé. Cela me paraît très invraisemblable ; et puis on ne peut pas le prouver, ce n’est donc là probablement qu’une légende forgée par l’esprit des jeunes filles qui ont joui de la faveur de Klamm. Je suis surpris que vous ajoutiez foi à une pareille invention.

– Ce n’est pas une légende, dit l’hôtelière, c’est l’expérience générale qui nous l’apprend.

– Une nouvelle expérience peut donc la réfuter, dit K. Et puis il y a une différence entre votre cas et celui de Frieda. On ne peut pas dire que Klamm n’ait plus appelé Frieda, il l’a appelée au contraire, et c’est elle qui n’est pas venue. Qui nous dit qu’il ne l’attend pas encore ?

L’hôtelière se tut et promena sur K. un regard scrutateur. Puis elle dit :

– Je veux vous écouter posément jusqu’au bout. Ne m’épargnez pas ; j’aime mieux que vous parliez franchement. Je vous demande une seule chose. N’employez pas le nom de Klamm. Dites « lui », dites comme vous voudrez, mais ne prononcez pas son nom.

– C’est entendu, dit K ., mais il m’est difficile de dire ce que je veux de lui. Je veux d’abord le voir de près, ensuite je veux entendre sa voix, ensuite je veux qu’il m’apprenne ce qu’il pense de mon mariage. Ce que je lui demanderai par la suite dépend de l’évolution de l’entrevue. Il peut se faire que nous parlions de bien des choses, mais l’essentiel est pour moi de me trouver en face de lui. Je n’ai jamais parlé en effet directement avec un véritable fonctionnaire. Cela paraît plus difficile à obtenir que je ne pensais. Mais maintenant c’est à l’homme privé que j’ai le devoir de parler, et ce doit être à mon avis bien plus facile. Peut-être ne pourrais-je parler au fonctionnaire que dans son inaccessible bureau, au Château ou à l’Hôtel des Messieurs. À l’homme privé, au contraire, je peux m’adresser n’importe où, dans une maison, dans la rue, à condition de le trouver. Accessoirement je pourrai alors parler aussi au fonctionnaire, j’en serai heureux mais ce n’est pas mon principal but.

– Soit, dit l’hôtesse en s’enfonçant dans l’oreiller comme si elle disait quelque chose d’éhonté ; si je réussis à obtenir par mes relations qu’on fasse parvenir à Klamm votre demande d’entretien, promettez-moi de ne rien entreprendre de votre propre chef jusqu’à l’arrivée de la réponse.

– Je ne peux pas le promettre, dit K., quel que soit le plaisir que j’aurais à exaucer votre prière ou à satisfaire votre caprice. L’affaire est trop urgente, surtout après le malheureux résultat de mon entrevue avec le maire.

– Cette objection ne compte pas, dit l’hôtelière. Le maire est un personnage complètement insignifiant. Ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Il ne pourrait pas conserver sa place un seul jour sans sa femme qui mène tout.

– Mizzi ? demanda K. – L’hôtelière fit oui de la tête.

– Elle y était, dit K.

– A -t-elle donné son avis ? demanda l’hôtesse.

– Non, dit K., je n’avais d’ailleurs pas l’impression qu’elle en fût capable.

– Eh oui ! dit l’hôtelière, ici vous voyez toujours tout de travers. En tout cas les mesures que le maire a pu prendre à votre égard sont sans aucune importance ; quant à sa femme je lui parlerai à l’occasion. Et si je vous promets que la réponse de Klamm vous parviendra dans la semaine, vous n’aurez tout de même plus de raison de ne pas me céder ?

– Rien de tout cela n’est assez décisif, dit K., ma résolution est prise et j’essaierais de la faire aboutir même si j’étais évincé. Avec de telles intentions je ne peux tout de même pas faire demander un entretien d’avance ! Ce à quoi je suis résolu, et qui représente sans la demande une tentative hardie sans doute, mais de bonne foi, constituerait si j’étais évincé une rébellion au grand jour. Ce serait évidemment bien pire.

– Pire ? dit l’hôtesse. Dans les deux cas c’est de la rébellion. Et maintenant faites à votre idée. En attendant passez-moi ma robe.

Elle enfila ce vêtement sans s’inquiéter de la présence de K. et courut en hâte à la cuisine. Il y avait déjà un grand moment qu’on entendait du tapage au café. On avait frappé à la petite fenêtre de la cuisine. Les deux aides l’avaient ouverte pour crier qu’ils avaient faim. D’autres visages s’étaient alors montrés dans l’ouverture de la fenêtre. On entendait même en sourdine un chœur de voix qui chantaient.

L’entretien de K. avec l’hôtesse avait en effet beaucoup retardé la préparation du déjeuner ; rien n’était prêt, quoique tous les clients fussent déjà là. Personne n’avait encore osé pénétrer dans la cuisine au mépris des ordres de l’hôtesse, mais quand les observateurs postés à la petite fenêtre annoncèrent l’arrivée de la patronne, les servantes envahirent en hâte la cuisine, et lorsque K. pénétra dans la salle il vit toute la société, une société étonnamment nombreuse, – plus de vingt personnes, hommes et femmes, vêtus de costumes provinciaux mais non rustiques, – quitter la lucarne de la cuisine autour de laquelle ils s’étaient rassemblés et se répandre autour des tables pour s’assurer des places. Une seule table, une petite table dans un coin, se trouvait déjà occupée par un couple et quelques enfants ; le mari, un monsieur aimable et barbu, aux yeux bleus, aux cheveux en broussaille, se tenait debout, penché vers les enfants qu’il faisait chanter ; il battait la mesure sur la table avec un couteau et cherchait à modérer leur exubérance. Peut-être voulait-il leur faire oublier leur faim par la musique. L’hôtelière s’excusa auprès de la société d’un air assez indifférent, personne ne lui fit de reproches. Elle chercha des yeux son mari, mais celui-ci, devant cette situation critique, avait dû fuir depuis longtemps. Ensuite elle retourna lentement dans la cuisine ; elle n’eut pas un regard pour K. qui courut retrouver Frieda.

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