Chapitre IX À la cathédrale

K. se trouva chargé de montrer quelques monuments artistiques à un client italien très utile à la banque et qui venait pour la première fois dans la ville. C’était une mission qui l’eût certainement fort honoré en d’autres temps, mais qu’il n’accepta cette fois qu’à contrecœur, car il n’arrivait plus à sauver son prestige à la banque qu’au prix des plus grands efforts. Toute heure qu’il passait hors du bureau lui causait d’énormes soucis ; il ne pouvait plus employer son temps de travail aussi utilement qu’autrefois ; il ne parvenait à passer bien des heures qu’en faisant semblant de s’occuper ; son inquiétude n’en était que plus grande quand il n’était pas à la banque. Il croyait voir alors le directeur adjoint, qui était toujours aux aguets, venir faire de petites visites dans son bureau, s’asseoir à sa table, perquisitionner dans ses papiers, recevoir des clients avec lesquels K. se trouvait depuis longtemps en relations presque amicales, les détourner de leur conseiller habituel et trouver même dans le travail de M. le Fondé de pouvoir de ces fautes dont K. se sentait maintenant menacé de toutes parts et qu’il ne pouvait plus éviter. Aussi, toutes les fois qu’on le chargeait de sortir pour aller voir quelque client ou même pour un petit voyage – ce qui s’était répété souvent ces derniers temps par un pur effet du hasard – il pensait toujours, si honorable que fût la mission, qu’on ne cherchait qu’à l’éloigner afin de contrôler son travail ou qu’on pensait pouvoir se passer facilement de lui. Il aurait d’ailleurs pu sans grande difficulté échapper à toutes ces missions, mais il ne l’osait pas, car, si légèrement que ses craintes fussent fondées, il les eût avouées en refusant. Aussi se donnait-il toujours l’air d’accepter de bon cœur ces sorties. À la veille d’un dur voyage de deux jours il avait même caché un grave refroidissement pour qu’on ne le remplaçât pas en objectant le mauvais temps. C’était en revenant, fou de névralgies, qu’il avait appris qu’on le destinait à escorter le gros client italien. La tentation de refuser avait été grande cette fois-là, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas d’un travail strictement professionnel ; le devoir mondain qu’il aurait à remplir avait évidemment une grande importance, mais non pour lui : il savait bien qu’il ne pouvait se maintenir que par des succès d’affaires et que, s’il n’y réussissait pas, personne ne lui tiendrait compte d’avoir plongé dans le plus grand ravissement ce monsieur qui venait d’Italie ; il ne voulait pas s’éloigner un seul jour du théâtre de son travail, redoutant trop de ne pouvoir plus rentrer, crainte qu’il reconnaissait lui-même extrêmement exagérée, mais qui l’oppressait malgré tout. Il n’arrivait cependant à trouver aucun prétexte qui fût plausible. Sans être grande, sa connaissance de l’italien suffisait pour guider un touriste, et le grand malheur était surtout qu’on lui savait à la banque quelques connaissances artistiques dont on s’était exagéré l’importance en apprenant qu’il avait été un temps membre du comité de protection des monuments artistiques de la ville – c’était d’ailleurs pour des raisons d’affaires. On avait su que l’Italien était un grand amateur d’art et on avait trouvé tout naturel de choisir K. pour l’escorter.

Ce matin-là, le temps était sale et pluvieux lorsqu’il arriva au bureau, fâché déjà de la journée qui l’attendait ; il était venu dès sept heures pour pouvoir expédier tout de même un peu de travail en attendant son visiteur. Il se trouvait très fatigué, car il avait passé la moitié de la nuit à étudier une grammaire italienne pour se remettre au courant, et la fenêtre à laquelle il n’était que trop accoutumé de s’asseoir depuis quelque temps l’attirait beaucoup plus que son bureau, mais il résista à la tentation et se mit à la besogne. Malheureusement, le domestique arriva juste à ce moment pour annoncer que M. le Directeur envoyait voir si M. le Fondé de pouvoir était déjà là et lui faisait demander de bien vouloir venir au salon de réception où attendait le monsieur d’Italie.

« J’y vais », dit K.

Il enfonça un petit dictionnaire dans sa poche, mit sous son bras un album des curiosités de la ville qu’il avait déjà préparé à l’intention de l’étranger et se dirigea vers le bureau du directeur en passant par celui de l’adjoint. Il se félicitait d’être venu si tôt et de pouvoir se trouver sur-le-champ à la disposition de la banque, car on ne devait pas s’attendre sérieusement à le rencontrer là ce matin.

Naturellement, le bureau du directeur adjoint était encore aussi désert qu’en pleine nuit ; le domestique avait dû venir chercher son chef et ne pas trouver âme qui vive.

Lorsque K. entra au salon, les deux messieurs quittèrent les fauteuils profonds dans lesquels ils étaient assis ; le directeur sourit aimablement, visiblement charmé de l’arrivée de K., et opéra immédiatement les présentations : l’Italien serra énergiquement la main de K. et parla en riant de quelqu’un qui se levait au chant du coq. K. ne comprit pas bien à qui se rapportait cette allusion ; l’Italien avait employé un mot étrange dont il ne saisit le sens qu’au bout d’un instant. Il répondit par quelques phrases de politesse ; l’étranger les prit encore en riant, il caressait nerveusement sa grosse moustache gris-bleu. Cette moustache devait être parfumée, on était presque tenté de la toucher et de la sentir. Quand ils furent tous assis et qu’on eut abordé les préliminaires, K. s’aperçut avec un grand malaise qu’il ne comprenait l’Italien que par moments. Quand ce monsieur parlait lentement, il saisissait à peu près tout ; mais ce n’était qu’une exception ; la plupart du temps, les discours coulaient de sa bouche comme d’une source ; il agitait la tête en même temps comme s’il en eût été ravi. Quand il parlait à cette vitesse il s’embrouillait régulièrement dans un dialecte qui n’avait plus rien d’italien pour K. mais que le directeur comprenait et parlait même couramment, ce que K. aurait dû prévoir, car le client était du sud de l’Italie où le directeur avait passé quelques années. K. s’aperçut qu’il lui serait très difficile de s’entendre avec l’étranger dont le français n’était pas plus intelligible que l’italien ; et puis sa barbe empêchait de voir le mouvement des lèvres qui aurait peut-être aidé l’auditeur. K. commença donc à prévoir une foule de désagréments, mais renonça provisoirement à essayer de comprendre en présence du directeur qui le faisait si facilement, l’effort était bien inutile, et il se contenta de regarder d’un air chagrin l’aisance que l’Italien gardait tout en restant plongé au fond de son fauteuil ; il tiraillait fréquemment son petit veston collant et une fois, en levant les bras et en faisant tourner les mains, il essaya de représenter quelque chose que K. n’arriva pas à comprendre bien qu’il se penchât en avant pour observer plus attentivement. Finalement, la fatigue reprit K. ; il ne suivit plus que passivement, en observant machinalement les yeux, les alternances du discours, et, à son grand effroi, il se surprit à temps sur le point de se lever, de tourner le dos et de partir tant il était distrait et las. Mais l’Italien, ayant enfin regardé sa montre, se leva rapidement et, après avoir pris congé du directeur, s’approcha de K. si près que celui-ci dut reculer son fauteuil pour conserver la liberté de ses mouvements. Le directeur, lisant certainement dans ses yeux la détresse où il se trouvait en face de cet Italien, se mêla alors à la conversation, et si finement qu’il eut l’air de ne donner que de petits conseils alors qu’en réalité il expliquait brièvement à K. tout ce que disait le client qui ne cessait de lui couper la parole.

K. apprit ainsi que l’Italien avait encore quelques affaires à régler et que, faute de temps pour tout, il abandonnait l’intention de visiter toutes les curiosités ; il préférait se limiter – si K. était du même avis : le dernier mot lui revenait – à explorer la cathédrale, mais à fond. Il se disait extrêmement heureux d’avoir à faire cette visite en compagnie d’un homme aussi habile qu’érudit – c’était pour K., qui ne s’occupait malheureusement que de ne pas l’écouter pour pouvoir saisir au vol les paroles du directeur – et le priait de bien vouloir se trouver à la cathédrale deux heures plus tard, c’est-à-dire à dix environ, si ce moment lui convenait. Il espérait pouvoir venir sûrement à ce moment-là.

K. répondit dans le sens demandé, l’Italien serra la main du directeur, puis celle de K., puis encore celle du directeur, et partit escorté des deux hommes ; il n’était plus tourné vers eux qu’à moitié, mais il continuait à parler ; à la porte, K. resta encore un instant avec le directeur qui avait l’air plus souffrant ce jour-là et qui crut devoir s’excuser auprès de lui ; il dit à K. en le gardant tout près qu’il avait eu d’abord l’intention d’accompagner lui-même l’Italien, mais – il ne donna pas de raison plus précise – qu’il avait mieux aimé ensuite lui envoyer K.

Si K. ne comprenait pas très bien dès le début, qu’il n’en fût pas déconcerté, il ne tarderait pas à le faire, et s’il ne pouvait pas tout saisir ce ne serait pas un grand malheur, car l’Italien n’attachait pas une telle importance à être compris. K. parlait d’ailleurs un italien excellent et se tirerait merveilleusement d’affaire. Ce fut là-dessus que K. partit. Il passa le temps qui lui restait encore à chercher dans le dictionnaire et à copier sur un carnet les mots rares dont il avait besoin pour l’explication de la cathédrale. C’était un travail horriblement ennuyeux ; des domestiques apportaient le courrier, des employés venaient pour poser des questions, et, voyant K. plongé dans son labeur, restaient sur le seuil de la porte mais ne repartaient pas qu’on ne les eût entendus ; quant au directeur adjoint, ne voulant pas perdre l’occasion de déranger K., il arrivait à chaque instant, lui prenait le dictionnaire de la main et le feuilletait visiblement sans aucun motif ; des clients apparaissaient dans la pénombre de l’antichambre toutes les fois que la porte s’ouvrait et s’inclinaient en hésitant, car ils voulaient se faire apercevoir, mais ils n’étaient pas sûrs qu’on les vît. Ce petit univers dont K. était le centre évoluait autour de lui pendant qu’il rassemblait les mots dont il allait avoir besoin, les cherchait dans le dictionnaire, s’exerçait à les prononcer puis essayait finalement de les apprendre par cœur. Mais sa mémoire, si bonne autrefois, semblait l’avoir abandonné ; il lui en venait par moments une telle fureur contre cet italien qui lui donnait pareil labeur qu’il enterrait son dictionnaire sous les papiers avec la ferme résolution de cesser de se préparer ; mais il ne tardait pas à reconnaître qu’il ne pourrait tout de même pas rester en face des œuvres d’art de la cathédrale à faire les cent pas sans rien dire en compagnie de l’étranger et il ressortait le dictionnaire avec encore plus de fureur.

Juste au moment où il allait partir – il était neuf heures et demie – le téléphone l’appela ; c’était Leni qui venait lui dire bonjour et lui demander de ses nouvelles ; K. la remercia hâtivement et lui dit qu’il ne pouvait pas lui parler davantage parce qu’il était obligé de se rendre à la cathédrale.

« À la cathédrale ! s’écria Leni.

– Mais oui, dit K., à la cathédrale.

– Pourquoi donc à la cathédrale ? » dit Leni.

K. chercha à le lui expliquer rapidement, mais à peine avait-il commencé que Leni déclara brusquement :

« On te harcèle ! »

Cette compassion qu’il ne demandait pas et qu’il n’avait pas attendue ne plut pas à K., il prit donc congé en deux mots ; mais, en raccrochant le récepteur, il dit, moitié pour lui, moitié pour la jeune fille qui ne l’entendait plus :

« Oui, c’est vrai, on me harcèle ! »

Cependant, le temps avait passé, et il risquait presque maintenant d’être en retard. Il fila en automobile ; il avait eu juste le temps de se rappeler au dernier moment le recueil de photographies qu’il n’avait pas eu l’occasion de donner le matin et il était allé le chercher. Il le garda sur ses genoux, et ne cessa pendant tout le trajet de tambouriner avec impatience sur cet album. Quoique la pluie se fût un peu calmée, le temps restait froid, humide et sombre ; on verrait mal dans la cathédrale, et avec la longue station qu’il faudrait faire sur ces dalles glacées, le refroidissement de K. s’aggraverait considérablement.

La place de la cathédrale était complètement vide, K. se rappela que tout enfant il avait déjà remarqué que les maisons de cette place étroite avaient toujours les rideaux baissés. Avec le temps qu’il faisait ce jour-là c’était une chose qu’on comprenait plus facilement. La cathédrale paraissait vide, comme la place ; personne n’avait l’idée d’y venir à cette heure-là. Il parcourut les deux nefs latérales et n’y trouva qu’une vieille femme emmitouflée dans un fichu qui se tenait agenouillée devant une statue de la Vierge. Il aperçut aussi de loin un sacristain boiteux qui disparut par une porte dans un mur. K. avait été ponctuel ; dix heures sonnaient juste au moment où il entrait, mais l’Italien n’était pas encore là. Il revint donc à l’entrée principale, y resta un instant, perplexe, puis fit le tour de la cathédrale sous la pluie pour voir si le client de la banque ne l’attendait pas par hasard à une autre porte. Il ne le trouva nulle part. Le directeur s’était donc trompé sur l’heure ? Allez comprendre cet Italien ! Quoi qu’il en fût, K. devait commencer par attendre au moins une demi-heure. Comme il était fatigué il chercha à s’asseoir et rentra dans la cathédrale où il trouva sur une marche un petit morceau de tapis qu’il poussa de la pointe du soulier jusqu’au pied du banc le plus proche ; il s’enveloppa plus étroitement de son manteau, releva son col et s’assit. Pour se distraire, il ouvrit l’album et se mit à le feuilleter, mais il ne tarda pas à y renoncer, car il faisait si sombre qu’on ne pouvait pas distinguer le moindre détail du bas-côté le plus voisin.

Un grand triangle de flammes de cierges brillait au loin sur le maître-autel. K. n’aurait pas su dire s’il les avait déjà vues. Peut-être venait-on à peine de les allumer. Les sacristains sont silencieux par profession, on ne les remarque pas. En se retournant par hasard, il aperçut derrière lui, à quelques pas, contre un pilier, un grand cierge qui brûlait aussi. Si beau que ce fût, c’était insuffisant pour éclairer les sculptures qui se trouvaient presque toutes dans l’ombre des bas-côtés ; l’obscurité n’était qu’accrue par ces lumières. L’Italien avait donc agi avec autant de discernement que d’impolitesse en ne venant pas ; il n’aurait rien pu voir. On aurait été obligé de se contenter d’explorer quelques statues pouce par pouce avec la lampe de poche de K.

Pour voir ce que cette méthode donnait, K. se dirigea vers une petite chapelle latérale, monta quelques marches et, se penchant sur la balustrade de marbre, éclaira le bas-relief de l’autel. La lumière du tabernacle contrariait celle de la lampe électrique. La première chose qu’il aperçut ou devina fut un grand chevalier cuirassé de son armure qui était sculpté sur l’un des bords du bas-relief.

Il s’appuyait sur son épée qu’il avait plantée devant lui dans le sol nu – d’où ne sortait que de loin en loin une petite tige d’herbe – et semblait observer attentivement une scène qui devait se passer devant ses yeux. On était étonné de voir qu’il restait ainsi sur place sans s’approcher. Peut-être montait-il la garde. K., qui n’avait plus vu de bas-relief depuis longtemps, s’attarda à examiner le chevalier, bien qu’il fût constamment contraint de cligner des yeux, car il ne pouvait supporter la lumière verte de la lampe. En en promenant le rayon sur le reste de l’autel il découvrit une mise au tombeau conforme au modèle courant et qui était d’ailleurs de facture récente. Il rentra alors sa lampe et retourna à sa place.

Il devait être devenu inutile d’attendre encore l’Italien, mais dehors il pleuvait sûrement à torrents, et comme K. trouvait l’église moins froide qu’il n’avait pensé d’abord, il décida de rester là pour le moment. La grande chaire se dressait près de lui. Sur son petit toit rond, on avait disposé obliquement deux croix d’or nues qui se touchaient par la pointe. Le revêtement extérieur de l’appui et la partie qui le séparait de la colonne étaient ornés de pampres verts parmi lesquels s’ébattaient de petits anges.

K. s’avança près de la chaire et l’examina sous toutes ses faces. La sculpture de la pierre était extrêmement fouillée, l’ombre profonde qui régnait entre les feuillages et celles qu’ils portaient sur le fond semblaient incrustées dans le relief ; K. mit sa main dans l’un des creux et tâta prudemment la pierre ; il ne s’était jamais aperçu de l’existence de cette chaire. À ce moment-là un hasard lui fit remarquer, derrière la première rangée de bancs, un bedeau qui se tenait debout, dans une longue robe noire et flottante et s’occupait à regarder une tabatière dans sa main gauche.

« Que veut cet homme ? pensa K. Lui serais-je suspect ? Cherche-t-il un pourboire ? »

Mais quand le bedeau vit que K. le remarquait, il lui montra on ne sait quel endroit, du bout de son index qui maintenait encore contre le pouce une petite prise de tabac. Son geste était presque incompréhensible, K. attendit encore un instant, mais le bedeau ne cessa pas son geste et confirma en hochant la tête qu’il donnait une indication.

« Que veut-il donc ? » se demanda K. à voix basse.

N’osant appeler en de tels lieux il sortit son porte-monnaie et traversa la première rangée de bancs pour rejoindre l’homme. Mais l’autre fit non de la main, haussa les épaules et partit en boitillant. C’était en marchant d’une façon semblable à ce boitillement rapide que K. essayait dans son enfance d’imiter le mouvement d’un cavalier sur son cheval.

« Quel enfant ! pensa K., il a juste encore assez de raison pour le service de l’église. Comme il s’arrête quand je m’arrête ! Comme il m’épie quand je repars ! »

Il le suivit en souriant tout le long de la nef latérale presque jusqu’à hauteur du maître-autel. Le vieux ne cessait de lui montrer quelque chose, mais K. se refusait à regarder, pensant que le geste du bedeau n’avait d’autre but que de l’empêcher de le suivre. Finalement, il le laissa, ne voulant pas trop l’inquiéter ; il ne fallait pas l’effaroucher si l’Italien devait encore venir.

En repassant par la grande nef pour retrouver la place à laquelle il avait laissé son album, il remarqua contre un pilier qui touchait presque les bancs du chœur une petite chaire supplémentaire, toute simple, en pierre blanche et nue. Elle était si petite que de loin elle avait l’air d’une niche encore vide destinée à recevoir une statue. Le prédicateur ne pouvait sûrement pas s’éloigner de l’appui d’un seul pas. De plus, la voûte de pierre de la chaire commençait extrêmement bas et s’élevait sans aucun ornement, mais suivait une telle courbe qu’un homme de taille moyenne ne pouvait se tenir droit dans la tribune et se trouvait obligé de rester constamment penché en dehors de l’appui. Le tout semblait organisé pour le supplice du prédicateur, on ne comprenait pas à quoi cette chaire pouvait servir alors qu’on en avait à sa disposition une autre qui était si grande et ornée avec tant d’art.

Cette petite chaire n’aurait d’ailleurs pas frappé K. si elle n’avait été éclairée par une lampe du genre de celles qu’on allume avant le sermon. Allait-il y avoir un sermon ? Dans cette église vide ? K. regarda l’escalier de la chaire qui montait en spirale autour du pilier et qui était si étroit qu’on eût dit qu’il n’avait pas été construit pour l’usage des hommes mais simplement comme motif ornemental. Pourtant, sur les derniers degrés – K. en sourit d’étonnement – un prêtre se tenait bien là, une main posée sur la rampe et prêt à monter l’escalier, le regard dirigé sur K. Il fit même un signe de tête, sur quoi K. se signa et s’inclina, ce qu’il aurait dû faire plus tôt. Le prêtre prit un petit élan et se mit à monter à pas courts et rapides. Allait-il donc vraiment commencer un sermon ? Le bedeau de tout à l’heure était-il moins privé de raison qu’il n’en avait l’air ? Avait-il voulu amener K. au prédicateur, ce qui s’expliquait en effet dans une église aussi déserte ? Mais n’y avait-il pas d’autre part, devant une statue de la Vierge, une vieille femme qu’on aurait dû amener aussi, et, s’il devait se donner un sermon, pourquoi n’y préludait-on pas par les orgues ? Mais les orgues se taisaient et ne scintillaient que faiblement du haut des ténèbres où elles nichaient sous la voûte.

K. se demanda s’il ne devait pas se dépêcher de s’en aller ; s’il ne le faisait pas maintenant, il devrait y renoncer pour tout le temps du sermon ; il serait obligé de rester, et c’était une telle perte de temps ! Il y avait déjà longtemps qu’il pouvait ne plus se considérer comme tenu d’attendre l’Italien, il regarda sa montre ; elle marquait onze heures. Mais pouvait-on vraiment prêcher dans ce désert ? K. pouvait-il représenter à lui seul tout le troupeau des fidèles ? Et s’il n’était qu’un touriste de passage ? Au fond, n’en était-il pas un ? Il n’était pas imaginable qu’on allât prêcher maintenant, un jour de semaine, à onze heures, par le plus horrible des temps. L’abbé – ce jeune homme brun au visage rasé ne pouvait être qu’un abbé – ne montait sûrement là-haut que pour éteindre cette lampe qu’on avait dû allumer par erreur.

Mais il n’en était pas ainsi ; au contraire, ayant examiné la lampe, il en remonta la mèche, puis se retourna lentement vers l’appui et en saisit le rebord à deux mains. Il resta un instant dans cette position, regardant à l’entour sans remuer la tête. K. s’était reculé et se tenait maintenant devant le premier banc, les bras posés sur l’accoudoir. Il vit dans le flou, quelque part, le bedeau qui s’accroupissait paisiblement, le dos voûté comme un homme qui a fini son travail. Quel silence dans cette cathédrale ! Il fallait pourtant que K. le troublât ; il n’avait pas l’intention de rester ; si l’abbé était obligé de venir prêcher dans l’église à une heure déterminée, sans tenir compte du public, il n’avait qu’à le faire ; il y réussirait tout aussi bien sans l’assistance de K., car la présence de ce seul auditeur n’accroîtrait sûrement pas beaucoup l’effet de la prédication. K. se mit donc lentement en mouvement, traversa la nef le long du banc, en tâtonnant de la pointe des pieds, arriva dans l’allée centrale et redescendit sans accroc, à ceci près que les dalles de pierre résonnaient au moindre pas et que les voûtes répétaient le bruit de sa marche en plus sourd, suivant les lois d’une infatigable progression, avec des échos variés.

Il se sentait un peu perdu en traversant sous les yeux du prêtre ces longues rangées de bancs vides ; la taille de la cathédrale lui semblait juste à la limite de ce que l’homme peut supporter. En passant devant son ancienne place il saisit au vol son album sans s’arrêter un seul instant.

Il était sur le point de quitter la zone des bancs et approchait déjà de l’espace libre qui le séparait de la sortie quand il entendit pour la première fois la voix du prêtre. C’était une voix puissante et cultivée. Comme elle résonna dans l’église toute prête à la recevoir ! Mais ce n’étaient pas les fidèles que l’ecclésiastique appelait, il n’y avait pas à s’y tromper ni à chercher d’échappatoire : il venait d’appeler : Joseph K.

K. s’arrêta net, les yeux au sol. Il était encore libre, il pouvait encore avancer et s’échapper par l’une des trois petites portes ténébreuses qu’il découvrait à quelques pas de lui. Cela signifierait qu’il n’avait pas compris ou tout au moins que, s’il avait compris, il ne se souciait pas de ce qu’on lui disait. Tandis que, s’il se retournait, c’était fini, il était pris, il avouait qu’il avait bien compris, qu’il était bien celui qu’on appelait et qu’il était prêt à obéir.

Si le prêtre avait répété, K. serait certainement parti, mais, comme le silence dura aussi longtemps qu’il attendit, il tourna légèrement la tête pour voir ce que faisait l’abbé. L’abbé était resté en chaire aussi calme qu’auparavant, mais on voyait nettement qu’il avait remarqué le geste de K. Il eût été désormais enfantin de ne pas se retourner complètement. K. exécuta donc un demi-tour et vit que le prêtre lui faisait signe de se rapprocher. Comme tout était net maintenant, il se rendit vers la chaire à grands pas – à la fois par curiosité et pour hâter le terme de l’affaire. Il s’arrêta à la hauteur des premiers bancs, mais la distance était encore trop grande aux yeux du prêtre qui lui montra du bout de l’index en tendant le bras une place tout près de la chaire. K. obéit, à l’endroit indiqué il était déjà obligé de renverser fortement la tête pour voir son interlocuteur.

« Tu es Joseph K., dit l’abbé.

– Oui », dit K. en songeant avec quelle franchise il prononçait autrefois son nom.

Depuis quelque temps, au contraire, ce lui était un vrai supplice ; et maintenant tout le monde savait ce nom.

Qu’il était beau de n’être connu qu’une fois qu’on s’était présenté !

« Tu es accusé, dit l’abbé d’une voix extrêmement basse.

– Oui, dit K., on m’en a avisé.

– Alors, tu es celui que je cherche, dit l’abbé. Je suis l’aumônier de la prison.

– Ah ! bien, dit K.

– Je t’ai fait venir ici, dit l’abbé, pour te parler.

– Je ne le savais pas, dit K. J’étais venu ici pour montrer la cathédrale à un Italien.

– Laisse là l’accessoire, dit l’abbé. Que tiens-tu dans ta main ? Est-ce un livre de prières ?

– Non, répondit K., c’est un album des curiosités de la ville.

– Lâche-le », lui dit l’abbé.

K. le jeta si violemment qu’il se déchira en claquant et roula sur le sol.

« Sais-tu que ton procès va mal ? demanda l’abbé.

– C’est bien ce qu’il me semble, dit K. Je me suis donné beaucoup de mal, mais jusqu’ici sans résultat ; à vrai dire, ma requête n’est pas encore terminée.

– Comment penses-tu que cela finira ? dit l’abbé.

– Autrefois, je pensais, dit K., que mon procès finirait bien, mais maintenant j’en doute parfois. Je ne sais pas comment il finira. Le sais-tu, toi ?

– Non, dit l’abbé, mais je crains qu’il ne finisse mal. On te tient pour coupable. Ton procès ne sortira peut-être pas du ressort d’un petit tribunal. Pour le moment, on considère du moins ta faute comme prouvée.

– Mais je ne suis pas coupable ! dit K., c’est une erreur. D’ailleurs, comment un homme peut-il être coupable ? Nous sommes tous des hommes ici, l’un comme l’autre.

– C’est juste, répondit l’abbé, mais c’est ainsi que parlent les coupables.

– Es-tu prévenu contre moi, toi aussi ? demanda K.

– Je n’ai pas de prévention contre toi, répondit l’abbé.

– Je te remercie, dit K. Mais tous ceux qui s’occupent du procès ont une prévention contre moi. Ils la font partager à ceux qui n’ont rien à y voir, ma situation devient de plus en plus difficile.

– Tu te méprends sur les faits, dit l’abbé. La sentence ne vient pas d’un seul coup, la procédure y aboutit petit à petit.

– Voilà donc où j’en suis, dit K. en laissant retomber la tête.

– Que vas-tu faire maintenant pour ton procès ? demanda l’abbé.

– Je vais encore chercher de l’aide, dit K. en relevant la tête pour voir ce que l’ecclésiastique en pensait. Il y a certaines possibilités que je n’ai pas encore exploitées.

– Tu vas trop chercher l’aide des autres, et surtout celle des femmes, lui répondit l’abbé d’un air désapprobateur. Ne t’aperçois-tu donc pas qu’elles ne sont pas d’un vrai secours ?

– Parfois, dit K., et même souvent, je pourrais te donner raison, mais pas toujours. Les femmes ont une grande puissance. Si j’arrivais à décider quelques femmes que je connais à se liguer pour travailler en ma faveur je finirais bien par aboutir. Surtout avec cette justice où l’on ne trouve guère que des coureurs de jupons. Montre une femme au loin au juge d’instruction, il renversera sa table et l’accusé pour pouvoir arriver à temps. »

L’abbé pencha la tête vers l’appui ; c’était la première fois qu’il semblait oppressé par le toit de la chaire. Quel temps pouvait-il faire dehors ? Ce n’était plus une journée grise, c’était déjà la pleine nuit. Nulle couleur des grands vitraux n’arrivait à couper du moindre reflet l’ombre des murs.

Et c’était pourtant maintenant que le sacristain se mettait à éteindre l’un après l’autre tous les cierges du maître-autel.

« M’en veux-tu ? demanda K. à l’abbé. Tu ne sais peut-être pas quelle justice tu sers. »

Il ne reçut pas de réponse.

« Je n’ai parlé que de mes expériences », dit K.

Mais nulle réponse ne vint encore de là-haut.

« Je ne voulais pas t’offenser », dit K.

Mais l’abbé lui cria d’en haut :

« Ne vois-tu donc pas à deux pas ? »

Il avait crié dans la colère, mais en même temps comme un homme qui, voyant tomber quelqu’un, crie lui-même involontairement parce qu’il se sent effrayé.

Et maintenant ils se taisaient tous deux. L’abbé ne pouvait certainement pas distinguer K. dans les ténèbres qui régnaient en bas de la chaire alors que K. le voyait nettement dans la lumière de la petite lampe. Pourquoi l’abbé ne descendait-il pas ? Il n’avait pas tenu de sermon, mais donné simplement à K. quelques indications qui lui feraient probablement plus de tort que de bien s’il en tenait scrupuleusement compte. Pourtant, la bonne intention de l’abbé paraissait hors de doute.

K. pourrait s’entendre avec lui s’il descendait de sa chaire, il n’était pas impossible que le prêtre lui donnât un conseil acceptable et décisif qui lui montrerait, par exemple, non comment on pouvait influencer la procédure, mais comment on pouvait sortir de l’encerclement du procès, comment on pouvait le contourner et vivre en dehors de lui. Cette possibilité devait forcément exister, K. avait souvent pensé à elle dans les derniers temps. Mais si l’abbé la connaissait la révélerait-il quand on l’en prierait ? N’appartenait-il pas lui-même à la justice ? N’avait-il pas lui-même fait violence à la douceur de son naturel pour vitupérer rudement K. lorsqu’il avait attaqué le tribunal ?

« Ne veux-tu pas descendre ? demanda K. Il n’y a pas de sermon à faire. Viens vers moi.

– Oui, maintenant je peux venir », dit l’abbé.

Il se repentait peut-être d’avoir crié. En décrochant la lampe il dit :

« J’étais obligé de commencer par parler de loin. Quand je ne le fais pas je me laisse trop facilement influencer et j’en oublie mon ministère. »

K. l’attendit au pied de l’escalier. L’abbé lui tendit la main au passage avant même d’être en bas.

« Peux-tu me donner un peu de temps ? demanda K.

– Autant que tu voudras, » dit l’abbé en tendant à K. la petite lampe pour la lui faire porter. Même de près il conservait dans toute sa personne une certaine solennité.

« Tu es très aimable pour moi », dit K.

Ils allaient et venaient l’un à côté de l’autre dans les ténèbres du bas-côté.

« Tu es une exception parmi les gens de justice. J’ai plus de confiance en toi qu’en tout autre d’entre eux quoique j’en connaisse beaucoup. Avec toi, je peux parler franchement.

– Ne te méprends pas, dit l’abbé.

– Sur quoi me méprendrais-je donc ? demanda K.

– C’est sur la justice que tu te méprends, lui dit l’abbé, et il est dit de cette erreur dans les écrits qui précèdent la Loi : « Une sentinelle se tient postée devant la Loi ; un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L’homme ce réfléchit et demande alors s’il pourra entrer plus tard. “ C’est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant. ” La sentinelle s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit : “ Si tu en as tant envie essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l’entrée de chaque salle des sentinelles, de plus en plus puissantes ; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue. ” L’homme ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la tartare, il se décide à attendre quand même jusqu’à ce qu’on lui permette d’entrer. La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années. Il multiplie les tentatives pour qu’on lui permette d’entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l’interroge sur son village et sur beaucoup d’autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle. Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant : “ Je n’accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. ” Pendant ses longues années d’attente, l’homme ne cesse presque jamais d’observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années ; plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu’aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s’affaiblit et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui ou s’il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille à travers les portes de la Loi. Il n’a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu’il n’a pas encore adressée. Et, ne pouvant redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s’est extrêmement modifiée. “ Que veux-tu donc encore savoir ? demande-t-il, tu es insatiable. – Si tout le monde cherche à connaître la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer ? ” Le gardien voit que l’homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l’oreille : “ Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme. ”

– Le gardien a donc trompé l’homme, dit aussitôt K. que l’histoire avait vivement intéressé.

– Ne te hâte pas de juger, dit l’abbé, n’adopte pas sans réflexion les opinions des étrangers. Je t’ai raconté l’histoire dans le texte de l’Écriture. On n’y dit pas que l’homme ait été trompé.

– C’est pourtant évident, dit K. Le gardien n’a parlé que quand il a été trop tard.

– Il n’avait pas encore été interrogé, dit l’abbé, songe aussi qu’il n’était qu’une simple sentinelle et que comme sentinelle il a fait tout son devoir.

– Pourquoi crois-tu qu’il ait fait tout son devoir ? demanda K. Il ne l’a pas fait. Son devoir était peut-être d’éloigner les étrangers, mais il aurait dû laisser passer cet homme auquel l’entrée était destinée.

– Tu ne respectes pas assez l’Écriture, tu changes l’histoire, dit l’abbé. L’histoire contient, au sujet de l’entrée, deux importantes déclarations du gardien, l’une au début, l’autre à la fin. La première dit qu’il ne pouvait laisser entrer l’homme à ce moment, et l’autre : « Cette entrée n’était faite que pour toi. » S’il y avait une contradiction entre ces deux explications tu aurais peut-être raison, le gardien aurait trompé l’homme. Mais il n’y a pas de contradiction. La première explication annonce même la deuxième. On pourrait presque dire que le gardien outrepassait son devoir en permettant à l’homme d’envisager la possibilité de pénétrer plus tard. Il semble qu’à ce moment-là son devoir ait été simplement de refuser l’entrée à l’homme et, de fait, bien des exégètes s’étonnent que le gardien ait pu laisser passer une telle allusion, car il paraît aimer l’exactitude et fait scrupuleusement son devoir. Il veille de longues années sans abandonner son poste et ne ferme la porte que tout à fait à la fin ; il a conscience de l’importance de sa mission, car il dit : « Je suis puissant », et il respecte ses supérieurs puisqu’il déclare : « Je ne suis que la dernière des sentinelles. » Il n’est pas bavard puisqu’il ne pose de longtemps que des questions indifférentes, comme dit le texte de l’Écriture ; il n’est pas vénal puisqu’il dit quand il accepte des cadeaux : « Je ne les prends que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose » ; il ne se laisse ni émouvoir ni irriter quand il s’agit de l’accomplissement de son devoir puisqu’il est dit de l’homme : « Il fatigue la sentinelle de ses prières » ; enfin, son physique lui-même annonce un caractère pédant, car il a un grand nez pointu et une longue barbe rare et noire à la tartare. Peut-on trouver plus fidèle portier ? Mais il est dans son caractère d’autres traits qui sont extrêmement favorables à celui qui demande l’entrée et qui nous expliquent en tout cas que le gardien ait pu outrepasser son devoir en laissant percer l’allusion dont je parlais au sujet des possibilités que l’homme du pays pouvait avoir plus tard de pénétrer au cœur de la Loi. On ne saurait nier en effet que ce portier ne soit un peu naïf et vaniteux – ce qui découle de naïf dans une certaine mesure. Quelque exactes que soient ses déclarations au sujet de sa puissance et de celle des autres gardiens, dont il dit qu’il ne pourrait lui-même soutenir la vue, quelque exactes, dis-je, que soient ces déclarations, le ton sur lequel il les fait montre que sa façon de voir est troublée par la naïveté et l’orgueil. Les glossateurs disent à ce propos qu’on peut à la fois comprendre une chose et se méprendre à son sujet. De toute façon on est forcé d’admettre que, si faiblement que se manifestent cet orgueil et cette naïveté, ils réduisent l’efficacité de la surveillance de l’entrée, il y a des trous dans le caractère du gardien. Il faut ajouter à cela que le portier semble être aimable par nature. Il ne reste pas toujours officiel. Il plaisante dès le début en invitant l’homme à entrer malgré la défense qu’il maintient, puis, au lieu de le renvoyer, il lui donne, dit-on, lui-même un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. La patience avec laquelle il souffre pendant des années les insistances de l’homme le montre accessible à la pitié, comme aussi les petites conversations qu’il engage, les présents qu’il accepte et la générosité avec laquelle il permet à l’homme de maudire à ses côtés la cruauté du hasard qu’il représente pourtant ici, lui le portier. Tous n’auraient pas agi ainsi. Et finalement ne s’abaisse-t-il pas vers l’homme sur un simple signe pour lui donner la possibilité de poser sa suprême question ? On ne peut relever de traces d’impatience que dans les mots : « Tu es insatiable » ; encore le portier sait-il qu’à ce moment tout est fini ; bien des gens vont même plus loin et disent que cette parole exprime une sorte d’admiration amicale, bien qu’à vrai dire légèrement condescendante. De toute façon le personnage du gardien se présente tout autrement que tu ne le pensais.

– Tu connais mieux l’histoire que moi et depuis plus longtemps, dit K.

Puis ils se turent un instant, au bout duquel K. déclara :

« Tu penses donc que l’homme n’a pas été trompé ?

– Ne te méprends pas à mes paroles, répondit l’abbé. Je me contente d’exposer les diverses thèses en présence. N’attache pas trop d’importance aux gloses. L’Écriture est immuable et les gloses ne sont souvent que l’expression du désespoir que les glossateurs en éprouvent. Dans le cas que nous considérons, il y a même des commentateurs qui voudraient que ce fût le gardien qui eût été trompé.

– Voilà qui va loin, dit K. Et comment le prouvent-ils ?

– Cette affirmation, dit l’abbé, s’appuie sur la naïveté du portier. On dit qu’il ne connaît pas l’intérieur de la Loi, mais seulement le chemin qu’il fait devant la porte. Les glossateurs tiennent pour enfantine l’idée qu’il a de l’intérieur et pensent qu’il redoute lui-même ce dont il veut faire peur à l’homme ; et qu’il le redoute même plus que l’homme, car celui-ci ne demande qu’à entrer, même quand on lui a parlé des terribles sentinelles, tandis que le gardien, lui, ne veut pas entrer du moins n’en est-il pas question. D’autres disent bien qu’il faut qu’il soit déjà entré, puisqu’il a été pris au service de la Loi et que l’engagement n’a pu se passer qu’à l’intérieur. Mais on a le droit de leur répondre qu’il peut aussi bien avoir été nommé de l’intérieur sans entrer et que de toute façon il ne saurait être allé bien loin puisqu’il ne peut déjà plus soutenir la vue de la troisième sentinelle. D’ailleurs, il n’est dit nulle part qu’au cours des nombreuses années pendant lesquelles l’homme attend, le portier raconte jamais quoi que ce soit de l’intérieur si l’on excepte sa réflexion au sujet des sentinelles. Il se pourrait évidemment qu’il lui fût défendu d’en parler, mais il n’en dit rien non plus. On conclut de tout cela qu’il ignore et l’apparence et l’importance de l’intérieur et qu’il se trompe à leur sujet. Et il se trompe aussi sur l’homme de la campagne, car il est inférieur à cet homme et il ne le sait pas. Qu’il le traite en inférieur, cela se voit à nombre de passages dont tu dois te souvenir encore. Mais qu’en réalité il lui soit inférieur, la thèse que je t’expose ici déclare que c’est tout aussi net. D’abord l’homme libre est supérieur à l’homme lié. Or, l’homme qui est venu est libre, il peut aller où il lui plaît ; il n’y a que l’entrée de la Loi qui lui soit défendue, et encore par une seule personne, celle du gardien. S’il s’assied à côté de la porte et passe sa vie à cet endroit, il le fait volontairement ; l’histoire ne mentionne pas qu’il y ait jamais été contraint. Le gardien, par contre, est lié à son poste par son devoir ; il n’a pas le droit de s’éloigner à l’extérieur, ni non plus, selon toute apparence, de pénétrer à l’intérieur, même s’il le veut. De plus, s’il est au service de la Loi, il ne la sert qu’en ce qui concerne cette entrée ; il ne sert donc effectivement que pour cet homme auquel l’entrée est destinée, et c’est encore une raison de voir en lui son subalterne. Il faut admettre qu’il a dû faire son service inutilement bien des années – tout un âge d’homme pour ainsi dire – car il est dit qu’un homme vient, un homme mûr par conséquent, ce qui suppose que le gardien a dû attendre très longtemps avant de remplir son office, attendre, pour être précis, autant qu’il a pu plaire à l’homme qui est venu quand il a voulu. Et il n’est pas jusqu’à la fin de sa faction qui ne dépende de cet homme puisqu’elle ne cesse qu’à la mort du visiteur ; il lui reste donc subordonné jusqu’au bout. Or, le texte montre à chaque instant que le gardien semble ignorer tout cela. Les glossateurs n’y voient d’ailleurs rien de surprenant, car il se trompe, à leur avis, encore plus grossièrement sur un autre point, savoir sur son propre métier. Ne dit-il pas en effet à la fin : « Maintenant je pars et je ferme » ? Mais il était dit au début que la porte de la Loi était ouverte comme toujours ; or, si elle est ouverte « toujours », c’est-à-dire indépendamment de la durée de la vie de l’homme auquel elle est destinée, la sentinelle elle-même ne pourra pas la fermer. Ici les opinions divergent. D’aucuns disent que le gardien, en déclarant qu’il va fermer la porte, ne veut que donner une réponse, d’autres qu’il veut souligner son devoir, d’autres enfin qu’il cherche à plonger l’homme dans un dernier remords, dans un dernier regret. Mais un grand nombre de glossateurs sont d’accord pour affirmer qu’il ne pourra pas fermer la porte. Ils pensent même qu’à la fin tout au moins, la sentinelle reste inférieure en savoir à l’homme, car l’homme voit l’éclat qui brille à travers la porte de la Loi, alors que le gardien reste toujours le dos tourné à l’entrée en sa qualité de sentinelle et ne témoigne par aucune déclaration qu’il ait remarqué un changement.

– Voilà qui est bien fondé, dit K., qui avait suivi certains passages de l’explication de l’abbé en les répétant à mi-voix. Voilà qui est bien fondé, et je crois moi aussi maintenant que le gardien est dupe. Mais cela ne supprime pas ma première opinion qui coïncide même en partie avec celle que je viens d’acquérir. Peu importe en effet que le gardien voie clair ou non. Je disais que l’homme est trompé. Si le gardien voit clair, on pourrait en douter, mais s’il est trompé, l’homme aussi doit l’être à plus forte raison. Le gardien cesse dans ce cas d’être un trompeur, mais il apparaît si naïf qu’on devrait le chasser immédiatement. Songe en effet que si l’erreur où il se trouve ne lui nuit pas, elle est mille fois dangereuse pour l’homme.

– Tu touches ici à la thèse opposée, lui dit l’abbé. Certains commentateurs déclarent en effet que l’histoire ne donne à personne le droit de juger le portier. Quel qu’il nous apparaisse, il n’en reste pas moins un serviteur de la Loi ; il appartient donc à la Loi ; il échappe donc au jugement humain. Et dans ce cas on doit cesser aussi de le croire inférieur à l’homme. Car le seul fait d’être lié par son service à une entrée – fût-ce une seule – de la Loi, le place incomparablement plus haut que l’homme qui vit dans le monde si librement que ce soit. C’est la première fois que l’homme vient à la Loi, le gardien, lui, s’y trouve déjà. C’est la Loi qui l’emploie ; douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi.

– Je ne suis pas de cet avis, dit K. en hochant la tête. Car si on l’adopte, il faut croire tout ce que dit le gardien. Or, ce n’est pas possible, tu en as longuement exposé les raisons toi-même.

– Non, dit l’abbé, on n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire.

– Triste opinion, dit K., elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde. »

K. termina sur cette observation, mais ce n’était pas son jugement définitif. Il était trop fatigué pour pouvoir approfondir jusque dans ses dernières conséquences toute la portée de cette histoire, et puis elle poussait sa pensée dans des voies inaccoutumées, elle l’incitait à des préoccupations fantastiques mieux faites pour être discutées par les gens de justice que par lui. L’histoire du début était devenue méconnaissable, il ne voulait plus que l’oublier ; l’abbé le souffrit avec beaucoup de tact et accepta sa réflexion sans dire un mot, bien qu’elle ne concordât pas avec son propre sentiment.

Ils continuèrent un moment à se promener en silence ; K. ne lâchait pas l’abbé d’un pas, car les ténèbres l’empêchaient de se diriger. La lampe qu’il portait à la main était éteinte depuis longtemps. Il vit scintiller un moment, juste en face de lui, la statue d’argent d’un grand saint qui rentra aussitôt dans l’ombre. Pour ne pas rester complètement seul avec l’abbé, il lui demanda :

« Ne sommes-nous pas arrivés tout près de l’entrée principale ?

– Non, dit l’abbé, nous en sommes bien loin. Veux-tu déjà t’en aller ? »

Bien que K. n’y eût pas pensé sur le moment, il dit aussitôt :

« Certainement ; je suis obligé de partir. Je suis fondé de pouvoir d’une banque où l’on m’attend, je ne suis venu que pour montrer la cathédrale à l’un de nos clients étrangers.

– Eh bien, va, dit l’abbé en lui tendant la main.

– C’est que je n’arrive pas à me retrouver tout seul dans ce noir, dit K.

– Rejoins le mur de gauche, dit l’abbé, et suis-le sans jamais le lâcher, tu trouveras une sortie. »

L’abbé s’était à peine éloigné de quelques pas, mais K. criait déjà très fort :

« Attends encore, s’il te plaît.

– J’attends, dit l’abbé.

– N’as-tu plus rien à me demander ? demanda K.

– Non, dit l’abbé.

– Tu étais si aimable pour moi tout à l’heure, dit K. Tu m’expliquais tout, mais maintenant tu me laisses comme si tu ne te souciais pas de moi.

– Mais tu m’as dit qu’il te fallait partir, répondit l’abbé.

– Mais oui, fit K., comprends-le.

– Comprends d’abord toi-même qui je suis, dit l’abbé.

– Tu es l’aumônier des prisons », dit K. en se rapprochant de lui.

Il n’avait pas besoin de revenir à la banque aussi tôt qu’il l’avait dit ; il pouvait fort bien rester encore.

« J’appartiens donc à la justice, dit l’abbé. Dès lors, que pourrais-je te vouloir ? La justice ne veut rien de toi. Elle te prend quand tu viens et te laisse quand tu t’en vas. »

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