Chapitre III Dans la salle vide. – L’étudiant. – Les greffes.

K. attendit de jour en jour la semaine suivante une nouvelle convocation ; il n’arrivait pas à imaginer qu’on eût pris au pied de la lettre son refus d’être interrogé, et, n’ayant encore rien reçu le samedi soir, il pensa qu’il était convoqué tacitement pour le dimanche, à la même heure et au même endroit. Il s’y rendit donc le lendemain et prit immédiatement cette fois les escaliers et les couloirs les plus directs : quelques locataires se souvenant de lui, le saluèrent de leur seuil, mais il n’eut à demander son chemin à personne ; il ne tarda pas à arriver à la porte qui s’ouvrit dès qu’il eut frappé. Sans s’attarder à regarder la femme qui lui avait ouvert c’était celle de l’autre fois – et qui restait près de l’entrée, il allait se rendre dans la pièce voisine quand il s’entendit déclarer :

« Aujourd’hui, il n’y a pas de séance.

– Pourquoi n’y aurait-il pas de séance ? » demanda-t-il incrédule.

Mais la femme le convainquit en lui ouvrant la porte de la salle. La salle était réellement vide et, dans ce vide, elle avait l’air encore plus misérable que le dimanche précédent. La table, toujours sur l’estrade, supportait quelques gros bouquins.

« Puis-je regarder ces livres ? demanda K. non par curiosité mais simplement pour pouvoir se dire qu’il n’était pas venu complètement en vain.

– Non, dit la femme en refermant la porte, ce n’est pas permis ; ces livres appartiennent au juge d’instruction.

– Ah ! ah ! voilà, fit K. en hochant la tête, ces livres sont sans doute des codes, et les procédés de notre justice exigent naturellement que l’on soit condamné non seulement innocent mais encore sans connaître la loi.

– C’est sans doute ça, dit la femme qui n’avait pas très bien compris.

– Bien, alors je m’en vais, dit K.

– Dois-je dire quelque chose à M. le juge d’instruction ? demanda la femme.

– Vous le connaissez ? demanda K.

– Naturellement, dit la femme, mon mari est huissier au tribunal. »

Ce fut alors que K. remarqua que ce vestibule, où il n’y avait qu’un baquet de linge le dimanche précédent, était complètement aménagé en pièce d’habitation. La femme s’aperçut de son étonnement et dit :

« Oui, on nous loge ici gratis, mais nous devons déménager les jours de séance. La situation de mon mari offre bien des inconvénients.

– Je suis moins surpris de la pièce, dit K. en la regardant avec malice, que d’apprendre que vous êtes mariée.

– Faites-vous allusion, dit la femme, à l’incident par lequel j’ai mis fin à votre discours de la dernière séance ?

– Évidemment, dit K. Aujourd’hui c’est passé et c’est déjà presque oublié ; mais, sur le moment, j’en ai été vraiment furieux. Et maintenant vous venez me dire que vous êtes une femme mariée !

– Si j’ai interrompu votre discours, cela ne pouvait vous nuire. On vous a jugé très mal une fois que vous êtes parti.

– C’est possible, dit K. éludant le dernier point, tout cela ne vous excuse pas.

– Je suis excusée aux yeux de tous ceux qui me connaissent, dit la femme, l’homme qui m’a embrassée dimanche dernier me poursuit déjà depuis longtemps. Je ne parais peut-être pas très séduisante, mais je le suis pour celui-là. Il n’y a rien à faire contre lui, mon mari a bien dû en prendre son parti ; s’il veut garder sa situation il faut qu’il en passe par là, car ce garçon est étudiant et arrivera probablement à une très haute situation. Il est toujours sur mes talons ; il venait à peine de partir au moment où vous êtes entré.

– Je n’en suis pas surpris, dit K., cela ressemble bien au reste.

– Vous cherchez peut-être à introduire ici des réformes ? demanda la femme lentement et avec un air scrutateur, comme si elle disait une chose qui pût être aussi dangereuse pour elle que pour K. C’est ce que j’avais déjà conclu de votre discours qui m’a personnellement beaucoup plu, quoique je n’en aie entendu qu’une partie, car, au début, j’étais absente et à la fin j’étais couchée sur le plancher avec l’étudiant… C’est si dégoûtant, ici ! dit-elle au bout d’un moment en prenant la main de K. Pensez-vous que vous réussirez à obtenir des améliorations ? »

K. sourit en tournant légèrement sa main dans les mains douces de la jeune femme.

« À vrai dire, fit-il, je ne suis pas chargé d’obtenir ici des améliorations, comme vous dites, et si vous en parliez à quelqu’un, au juge d’instruction, par exemple, vous vous feriez moquer de vous ; je ne me serais jamais mêlé de ces choses-là de mon plein gré et le besoin d’améliorer cette justice n’a jamais troublé mon sommeil. Mais, ayant été arrêté, car je suis arrêté, j’ai bien été forcé de m’en mêler pour mon propre compte. Si je pouvais par la même occasion vous être utile en quoi que ce fût, je le ferais naturellement très volontiers, non seulement par amour du prochain, mais aussi parce qu’à votre tour vous pouvez me rendre service.

– En quoi ? lui demanda la femme.

– En me montrant, par exemple, maintenant, les livres qui sont sur la table.

– Mais bien sûr ! » s’écria la femme en le faisant entrer en hâte derrière elle.

Les livres dont il s’agissait étaient de vieux bouquins usés ; l’un d’entre eux avait une reliure presque en lambeaux dont les morceaux ne tenaient plus que par des fils.

« Que tout est sale ici ! » dit K. en hochant la tête.

La femme épousseta les livres du coin de son tablier avant que K. mît la main dessus. Il prit le premier qui se présenta, l’ouvrit et aperçut une gravure indécente. Un homme et une femme nus étaient assis sur un canapé ; l’intention du graveur était visiblement obscène, mais il avait été si maladroit qu’on ne pouvait guère voir là qu’un homme et une femme assis avec une raideur exagérée, qui semblaient sortir de l’image et n’arrivaient à se regarder qu’avec effort par suite de l’inexactitude de la perspective. K. n’en feuilleta pas davantage ; il se contenta d’ouvrir le second livre à la page du titre ; il s’agissait là d’un roman intitulé Tourments que Marguerite eut à souffrir de son mari.

« Voilà donc, dit K., les livres de loi que l’on étudie ici ! Voilà les gens par qui je dois être jugé !

– Je vous aiderai, voulez-vous ? dit la femme.

– Pouvez-vous le faire vraiment sans vous mettre vous-même en danger ? N’était-ce pas vous qui disiez à l’instant que votre mari avait à craindre ses supérieurs ?

– Je vous aiderai tout de même, dit la femme ; venez, il faut que nous en causions. Ne me parlez plus de mes risques ; je ne crains le danger que quand je veux. »

Elle lui montra l’estrade et le pria de s’asseoir avec elle sur la marche.

« Vous avez de beaux yeux noirs, dit-elle quand ils furent installés, en regardant d’en bas le visage de K. On me dit que j’ai de beaux yeux, moi aussi, mais les vôtres sont bien plus beaux. Je les ai d’ailleurs remarqués tout de suite, la première fois que vous êtes venu ; c’est même à cause d’eux que je suis entrée ensuite dans la salle de réunions, ce que je ne fais jamais d’ordinaire et ce qui m’est même en quelque sorte défendu. »

« Voilà donc tout le mystère, pensa K. Elle s’offre à moi, elle est aussi corrompue que tous les autres ici ; elle a assez des gens de justice, ce qui est facile à comprendre, et elle s’adresse au premier venu en lui faisant compliment de ses yeux. »

Et il se leva sans mot dire, comme s’il avait pensé tout haut et expliqué ainsi sa conduite à la femme.

« Je ne crois pas, dit-il, que vous puissiez m’aider ; pour m’aider vraiment il faudrait être en relation avec de hauts fonctionnaires, or, vous ne voyez probablement que les employés subalternes qui vont et viennent en foule ici. Ceux-là, certainement vous les connaissez bien et vous obtiendriez peut-être beaucoup d’eux, mais les plus grands services que vous pourriez leur faire rendre n’avanceraient en rien l’issue définitive de mon procès, vous n’auriez réussi qu’à vous aliéner de gaieté de cœur quelques amis, et c’est ce que je ne veux pas. Continuez à voir ces gens comme toujours ; il me semble en effet qu’ils vous sont indispensables ; je ne vous parle pas ainsi sans regret, car, pour répondre à votre compliment, je vous avouerai moi aussi que vous me plaisez, surtout quand vous me regardez avec cet air si triste, que rien ne motive d’ailleurs. Vous faites partie du groupe de gens que je dois combattre, mais vous vous y trouvez fort bien, vous aimez même l’étudiant, ou tout au moins vous le préférez, à votre mari, c’est une chose facile à lire dans vos paroles.

– Non, s’écria-t-elle toujours assise, et elle saisit la main de K. d’un geste si rapide qu’il ne put l’éviter. Vous ne pouvez pas partir maintenant ; vous n’avez pas le droit de partir sur un jugement faux ; pourriez-vous réellement partir en cet instant ? Suis-je vraiment si insignifiante que vous ne vouliez même pas me faire le plaisir de rester avec moi un petit moment ?

– Vous m’avez mal compris, dit K. en se rasseyant. Si vous tenez vraiment à ce que je reste, je le ferai volontiers, j’en ai le temps puisque je venais ici dans l’espoir d’un interrogatoire. Ce que je vous ai dit n’était que pour vous prier de n’entreprendre aucune démarche en ma faveur. Et il n’y a là rien qui puisse vous blesser si vous voulez bien songer que l’issue du procès m’est totalement indifférente et que je me moque d’être condamné, à supposer évidemment que le procès finisse un jour réellement, ce qui me paraît fort douteux ; je crois plutôt que la paresse, la négligence ou même la crainte des fonctionnaires de la justice les a déjà amenés à cesser l’instruction ; sinon cela ne tardera pas ; il est possible aussi qu’ils poursuivent l’affaire dans l’espoir d’un gros pot-de-vin ; mais ils en seront pour leur peine, je peux le dire d’ores et déjà, car je ne soudoierai personne. Vous pourriez peut-être me rendre service en disant au juge d’instruction, ou à tout autre personnage qui aime à répandre les nouvelles importantes, que nul des tours de force que ces messieurs emploient sans doute en abondance ne m’amènera jamais à soudoyer quelqu’un. Ce serait peine absolument perdue, vous le leur direz carrément. D’ailleurs, ils s’en sont peut-être déjà aperçus tout seuls, et, même s’ils ne l’ont pas fait, je n’attache pas tellement d’importance à ce qu’on l’apprenne maintenant. Cela ne ferait que leur épargner du travail ; il est vrai que j’éviterais ainsi quelques petits désagréments, mais je ne demande pas mieux que d’essuyer ces légers ennuis pourvu que je sache que les autres en subissent le contrecoup ; et je veillerai à ce qu’il en soit ainsi. Connaissez-vous le juge d’instruction ?

– Naturellement, dit la femme, c’est à lui que je pensais surtout quand je vous offrais de vous aider. J’ignorais qu’il ne fût qu’un employé subalterne, mais puisque vous me le dites c’est probablement exact. Je crois que le rapport qu’il fournit à ses chefs a tout de même une certaine influence. Il écrit tant de rapports ! Vous dites que les fonctionnaires sont paresseux, mais ce n’est sûrement pas vrai de tous, et surtout pas de celui-là ; il écrit énormément. Dimanche dernier, par exemple, la séance a duré jusqu’au soir. Tout le monde est parti, mais il est resté là ; il a fallu de la lumière, je n’avais qu’une petite lampe de cuisine, il s’en est déclaré satisfait et il s’est mis tout de suite à écrire. Mon mari, qui avait justement congé ce jour-là, était revenu entre-temps ; nous sommes allés chercher nos meubles et nous avons réemménagé ; il est venu encore des voisins et nous avons fait la causette à la lueur d’une bougie ; bref, nous avons oublié le juge et nous sommes allés nous coucher. Tout à coup, au milieu de la nuit, il devait être déjà très tard, je me réveille et je vois le juge à côté de mon lit ! Il tenait sa main devant la lampe pour empêcher la lumière de tomber sur mon mari ; c’était une précaution inutile, car mon mari a un tel sommeil que la lumière ne l’aurait jamais réveillé. J’étais si effrayée que j’en aurais crié ; mais le juge d’instruction a été très aimable, il m’a exhortée à la prudence, il m’a soufflé à l’oreille qu’il avait écrit jusqu’alors, qu’il me rapportait la lampe et qu’il n’oublierait jamais le spectacle que je lui avais offert dans mon sommeil. Tout cela n’est que pour vous dire que le juge d’instruction écrit vraiment beaucoup de rapports, surtout sur vous, car c’est votre interrogatoire qui a fourni la matière principale de la dernière séance de deux jours. Des rapports aussi longs ne peuvent tout de même pas rester sans aucune importance ; vous voyez aussi, d’après cet incident, que le juge d’instruction me fait la cour et que je peux avoir une grosse influence sur lui, surtout maintenant, les premiers temps, car il n’a dû me remarquer que tout dernièrement. Il tient beaucoup à moi, j’en ai eu d’autres preuves. Il m’a, en effet, envoyé hier, par l’étudiant, qui est son confident et son collaborateur, une paire de bas de soie pour que je nettoie la salle des séances ; mais ce n’était qu’un prétexte, car ce travail entre déjà obligatoirement dans les attributions de mon mari, on le paie pour cela. Ce sont de très beaux bas, regardez – et elle relevait les jambes pour les voir elle-même – ce sont de très beaux bas, trop même, ils ne sont pas faits pour moi. »

Elle s’interrompit brusquement et posa sa main sur celle de K. comme pour le rassurer, tandis qu’elle lui chuchotait :

« Attention, Bertold nous regarde. »

K. leva lentement les yeux. Un jeune homme se tenait à la porte de la salle ; il était petit, il avait les jambes tortes et il portait toute sa barbe, une courte barbe rousse et rare dans laquelle il promenait ses doigts à tout instant pour se donner de la dignité. K. le regarda curieusement ; c’était la première fois qu’il rencontrait pour ainsi dire humainement un étudiant spécialisé dans cette science juridique qu’il ignorait complètement, un homme qui parviendrait probablement un jour à une très haute fonction. L’étudiant, lui, ne sembla pas s’inquiéter de K. le moins du monde ; il fit un simple signe à la femme en sortant une seconde un de ses doigts de sa barbe et alla se mettre à la fenêtre ; la femme se pencha vers K. et lui souffla :

« Ne m’en veuillez pas, je vous en prie, et ne me jugez pas mal non plus ; il faut que j’aille le retrouver, cet être horrible ; voyez-moi ces jambes tordues ! Mais je vais revenir tout de suite et je vous suivrai où vous voudrez ; j’irai où vous désirerez, vous ferez de moi ce qu’il vous plaira, je ne demande qu’à partir d’ici pour le plus longtemps possible, et tant mieux si je n’y reviens jamais ! »

Elle caressa encore la main de K., se leva en hâte et courut à la fenêtre.

Machinalement K. fit un geste dans le vide pour chercher à saisir la main de la laveuse, mais elle était déjà partie. Cette femme le tentait vraiment ; et, malgré toutes ses réflexions, il ne trouvait pas de raison valable de ne pas céder à la tentation. Il eut bien un instant l’idée qu’elle cherchait peut-être à le prendre dans ses filets pour le livrer à la justice, mais ce fut une objection qu’il détruisit sans peine. De quelle façon pourrait-elle bien le prendre ? Ne restait-il pas toujours assez libre pour anéantir d’un seul coup toute la justice, au moins en ce qui le concernait ? Ne pouvait-il se faire cette minime confiance ? Et puis cette femme avait bien l’air de demander sincèrement de l’aide, et cela pouvait être utile. Il n’y avait peut-être pas mieux à se venger du juge d’instructions et de toute sa séquelle qu’en lui enlevant cette femme et en la prenant pour son compte. Il se pourrait alors qu’un jour, après avoir longuement travaillé à des rapports menteurs sur K., le juge d’instruction, au beau milieu de la nuit, trouvât le lit de la femme vide. Et vide parce qu’elle appartiendrait à K., parce que cette femme, qui se tenait à la fenêtre en ce moment, ce grand corps souple et chaud, vêtu d’un vêtement noir d’une étoffe lourde et grossière, n’appartiendrait absolument qu’à lui.

Après avoir dissipé de cette façon les préventions qu’il nourrissait contre elle, il commença à trouver que le dialogue durait bien longtemps à la fenêtre et se mit à frapper sur l’estrade, d’abord des doigts, puis du poing. L’étudiant lui jeta un rapide coup d’œil par-dessus l’épaule de la femme, mais ne se dérangea pas et ne la serra que plus fort. Elle pencha la tête très bas comme si elle l’écoutait avec grande attention, et il profita de ce geste pour l’embrasser bruyamment dans le cou sans interrompre son discours réellement. K. crut y voir une confirmation de ce qu’elle disait elle-même au sujet de la tyrannie avec laquelle l’étudiant la traitait ; il se leva et se mit à faire les cent pas. Il se demandait comment il pourrait chasser l’étudiant le plus rapidement possible ; aussi ne fut-il pas mécontent que l’autre, impatienté sans doute par cette promenade qui dégénérait par moments en trépignements, lui lançât cette observation :

« Si vous êtes pressé, rien ne vous empêche de partir. Vous auriez pu le faire plus tôt, personne ne vous aurait regretté ; vous auriez même dû le faire, et dès mon entrée, et en vitesse ! »

Quelque fureur que cette sortie manifestât elle marquait aussi tout l’orgueil du futur fonctionnaire de la justice parlant à un quelconque accusé. K. s’arrêta tout près de lui en lui dit en souriant :

« Je suis impatient, c’est exact, mais la meilleure façon de calmer cette impatience sera que vous nous laissiez là. Si vous êtes venu pour étudier ici – car on m’a dit que vous êtes étudiant – je ne demande pas mieux que de vous laisser la place et de m’en aller avec cette femme. Il faudra que vous étudiiez d’ailleurs encore pas mal de temps avant de devenir juge ; je ne connais pas très bien votre justice, mais je pense qu’elle ne se contente pas des discours insolents dans lesquels vous vous montrez si fort.

– On n’aurait pas dû le laisser en liberté, dit l’étudiant comme pour expliquer à la femme les offensantes paroles de K. C’était une maladresse. Je l’ai dit au juge d’instruction. On aurait dû au moins le faire rester chez lui entre les interrogatoires. Il y a des moments où je ne comprends pas le juge.

– Pas tant de discours, dit K. en tendant la main vers la femme. Vous, arrivez !

– Ah ! ah ! voilà ! dit l’étudiant. Non, non, celle-là vous ne l’aurez pas. »

Et, enlevant son amie sur un bras avec une force qu’on ne lui aurait jamais supposée, il se dirigea, le dos baissé, vers la porte, en jetant de temps à autre un regard de tendresse sur son fardeau. Cette fuite marquait indéniablement une certaine crainte de K. et cependant il eut l’audace de chercher encore à l’exciter en caressant et pressant le bras de la femme de sa main libre. K. fit quelques pas à ses côtés, prêt à le saisir et, s’il fallait, à l’étrangler, mais la laveuse lui dit alors :

« Il n’y a rien à faire – et elle passait sa main sur le visage de l’étudiant – cette petite horreur ne me lâchera pas.

– Et vous ne voulez pas qu’on vous délivre ? s’écria K. en posant sur l’épaule de l’étudiant une main que l’autre chercha à mordre.

– Non, s’écria la femme en repoussant K. des deux mains, non, non, surtout pas ça ! À quoi pensez-vous donc ? Ce serait ma perte. Laissez-le donc, je vous en prie, laissez-le donc, il ne fait qu’exécuter l’ordre du juge d’instruction en me portant à lui.

– Eh bien, qu’il file ! et vous, que je ne vous voie plus ! » dit K. furieux de déception en assénant dans le dos de l’étudiant un coup qui le fit chanceler.

Mais, tout heureux de n’être pas tombé, l’autre n’en courut que plus vite avec son fardeau sur les bras…

K. les suivit lentement ; il reconnaissait que c’était la première défaite irréfutable qu’il essuyait auprès de ces gens. Mais il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter ; s’il l’avait essuyée, c’était uniquement pour avoir provoqué le combat. S’il restait chez lui et continuait son existence ordinaire, il leur resterait mille fois supérieur et pourrait les écarter de son chemin d’un coup de pied. Il se représentait la belle scène grotesque que pourrait créer, par exemple, le spectacle de ce pitoyable étudiant, de ce morveux gonflé de soi, de ce mal bâti porteur de barbe, à genoux devant le lit d’Elsa et joignant les mains pour demander pardon. Cette idée lui plaisait tant qu’il décida de le conduire chez elle à la première occasion.

Il gagna la porte par curiosité pour voir où l’on menait la femme, car l’étudiant ne la porterait tout de même pas sur son bras dans les rues. Mais il n’eut pas à aller bien loin. On apercevait juste en face de la porte un étroit escalier de bois qui devait conduire aux mansardes (un tournant empêchait de voir où il menait). Ce fut dans cet escalier que l’étudiant s’engagea avec la femme dans ses bras, lentement, et soufflant déjà, car il était affaibli par sa course. La femme lança à K. un bonjour de la main et chercha à lui montrer en haussant les épaules à plusieurs reprises qu’elle n’était pas responsable de cet enlèvement, mais ce mouvement ne trahissait pas grand regret. K. la regarda sans expression, comme une femme qu’il n’eût pas connue : il ne voulait ni se montrer déçu ni faire voir qu’il pouvait surmonter facilement sa déception.

Les deux fuyards avaient déjà disparu qu’il restait encore sur le seuil. Il était bien obligé de voir que la femme l’avait trompé, et doublement, en alléguant qu’on l’emportait chez le juge, car le juge ne l’eût tout de même pas attendue dans un grenier ! L’escalier de bois n’expliquait rien, si longtemps qu’on l’interrogeât. K. remarqua près de la montée un petit écriteau qu’il courut voir et sur lequel on pouvait lire cette inscription tracée d’une maladroite écriture d’enfant : « Escalier des archives judiciaires. » Les archives de la justice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de rapport ! Ce n’était pas une installation de nature à inspirer grand respect et rien ne pouvait mieux rassurer un accusé que de voir le peu d’argent dont disposait cette justice qui était obligée de loger ses archives à l’endroit où les locataires de la maison, pauvres déjà parmi les pauvres, jetaient le rebut de leurs objets. À vrai dire, il était possible aussi qu’elle eût assez d’argent, mais que les employés se précipitassent dessus avant qu’elle n’eût pu s’en servir pour les affaires de la justice. C’était même très vraisemblable d’après ce que K. avait vu jusqu’ici, mais cette corruption, bien qu’un peu déshonorante pour l’accusé, était au fond encore plus rassurante que ne l’eût été la pauvreté du tribunal. K. comprenait maintenant que la justice rougît de faire venir l’inculpé dans un grenier pour le premier interrogatoire et qu’elle préférât aller le tarabuster dans sa propre maison. Quelle supériorité K. n’avait-il pas sur ce juge qu’on installait dans un grenier, alors qu’il disposait, lui, à la banque, d’une grande pièce précédée d’un vestibule et pourvue d’une immense fenêtre qui s’ouvrait sur la place la plus animée de la ville ! Évidemment il n’avait pas les bénéfices accessoires des pots-de-vin et il ne pouvait pas se faire servir par son groom une femme dans son bureau. Mais il y renonçait volontiers, tout au moins pour cette vie.

Il était encore planté devant la pancarte quand un homme monta l’escalier, regarda par la porte ouverte dans la pièce – d’où l’on apercevait aussi la salle des séances – et demanda finalement à K. s’il n’avait pas vu une femme là quelques instants auparavant.

« Vous êtes sans doute l’huissier ? dit K.

– Oui, répondit l’homme, mais vous, n’êtes-vous pas l’accusé K. ? Je vous reconnais maintenant, moi aussi ; soyez le bienvenu. »

Et il tendit sa main à K. qui ne s’y attendait pas du tout.

« Il n’y a pas de séance aujourd’hui, ajouta-t-il devant le silence de K.

– Je sais, dit K. en regardant le costume civil de l’huissier – il ne portait d’autre insigne professionnel que deux boutons dorés qui avaient l’air d’avoir été enlevés à un vieux manteau d’officier. – J’ai parlé à votre femme il n’y a qu’un instant ; mais elle n’est plus là, l’étudiant l’a portée au juge d’instruction.

– Et voilà, dit l’huissier, on me l’emporte tout le temps. C’est pourtant dimanche aujourd’hui ! Je ne suis tenu à aucun travail, mais on m’envoie faire des commissions inutiles, rien que pour m’éloigner d’ici. Et on prend soin, par-dessus le marché, de ne pas m’envoyer bien loin pour que je puisse me figurer que je serai de retour à temps. Je me dépêche donc tant que je peux, je crie mon message par la porte à l’intéressé avec un tel essoufflement que c’est à peine s’il me comprend, je reviens à toute vitesse, mais l’étudiant a fait encore plus vite que moi ! C’est que son chemin n’est pas si long, il n’a que l’escalier du grenier à descendre. Si j’étais moins esclave, il y a longtemps que je l’aurais écrasé contre ce mur, ici, à côté de la pancarte. J’en rêve tout le temps… Ici, là, au-dessus du plancher, le voilà aplati, cloué, les bras en croix, les doigts écarquillés, les jambes tordues en rond, et des éclaboussures de sang tout autour. Mais jusqu’ici c’est resté un rêve.

– Il n’y a pas d’autre moyen ? demanda K. en souriant.

– Je n’en vois pas, répondit l’huissier. Et c’est devenu encore pire : jusqu’ici il se contentait d’emporter ma femme chez lui, mais maintenant, comme je m’y attendais depuis longtemps, il la porte au juge d’instruction.

– Votre femme n’a-t-elle donc aucune responsabilité là-dedans ? demande K. en se faisant violence tant la jalousie se mettait à le travailler lui aussi.

– Mais si ! Bien sûr ! répondit l’huissier. C’est même elle la plus coupable. Elle s’est jetée à son cou. Lui, il court après toutes les femmes. Dans cette seule maison on l’a déjà mis à la porte de cinq ménages dans lesquels il s’était glissé. Malheureusement c’est ma femme qui est la plus belle de tout l’immeuble et c’est justement moi qui peux le moins me défendre.

– S’il en est ainsi, dit K., il n’y a évidemment rien à faire.

– Pourquoi donc ? demanda l’huissier. Il faudrait donner une bonne fois à cet étudiant, qui est un lâche, une telle rossée, quand il voudrait toucher ma femme, qu’il ne recommencerait jamais. Mais moi je n’en ai pas le droit et nul autre ne veut me faire ce plaisir, car tout le monde craint son pouvoir. Il faudrait quelqu’un comme vous.

– Pourquoi donc ? demanda K. étonné.

– Mais parce que vous êtes accusé ! répondit l’huissier.

– Sans doute, dit K., mais c’est précisément pourquoi je devrais craindre qu’il ne se venge en influant, sinon sur l’issue du procès, tout au moins sur son instruction.

–Évidemment, dit l’huissier comme si le point de vue de K. était aussi juste que le sien. Mais en règle générale, on n’intente pas chez nous de procès qui ne puisse mener à rien.

– Je ne suis pas de votre avis, dit K., mais cela ne m’empêchera pas de m’occuper à l’occasion de l’étudiant.

– Je vous en serais très reconnaissant », dit l’huissier un peu cérémonieusement, mais il n’avait pas l’air de croire que son suprême désir pût jamais se réaliser.

« Il y a peut-être, dit K., bien d’autres employés qui mériteraient le même traitement, peut-être tous !

– Mais oui, mais oui », répondit l’huissier comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle.

Puis il regarda K. avec plus de confiance qu’il ne lui en avait encore jamais témoignée malgré toute se cordialité, et ajouta :

« Tout le monde se révolte en ce moment. »

Mais l’entretien semblait lui être devenu un peu pénible, car il l’interrompit en disant :

« Il faut que je me présente au bureau ; voulez-vous venir avec moi ?

– Je n’ai rien à faire là-bas, dit K.

– Vous pourriez regarder les archives, personne ne s’inquiétera de vous.

– Y a-t-il donc quelque chose de curieux à y voir ? demande K. en hésitant, mais avec une grande envie d’accepter.

– Ma foi, lui répondit l’huissier, je pensais que cela vous intéresserait.

– Soit, dit K. finalement, je vous suis. »

Et il monta l’escalier encore plus vite que l’huissier.

Il faillit tomber en entrant, car il y avait encore une marche derrière la porte.

« On n’a guère, dit-il, d’égards pour le public.

– On n’en a aucun, dit l’huissier, vous n’avez qu’à voir cette salle d’attente. »

C’était un long couloir où des portes grossières s’ouvraient sur les diverses sections du grenier. Bien que nul jour ne donnât là directement, il ne faisait pas complètement noir, car, au lieu d’être séparés du couloir par une paroi hermétique, bien des bureaux ne présentaient de ce côté qu’une sorte de grillage de bois qui laissait passer un peu la lumière et par lequel on pouvait voir les employés en train d’écrire à leurs pupitres ou debout contre la claire-voie et occupés à observer les gens qui passaient. Le public de la salle d’attente était d’ailleurs très restreint, à cause du dimanche ; il faisait un effet très modeste ; il était réparti presque régulièrement sur les bancs de bois disposés de chaque côté du couloir. Tous ces gens-là étaient vêtus négligemment, quoique la plupart, à en juger par leur physionomie, leur tenue, la coupe de leur barbe et mille impondérables, appartinssent aux meilleures classes de la société. Comme il n’y avait pas de portemanteaux, ils avaient déposé leurs chapeaux sous les bancs, chacun suivant sans doute en cela l’exemple des prédécesseurs. En voyant venir K. et l’huissier, ceux qui étaient le plus près de la porte se levèrent pour les saluer, ce que voyant les autres se crurent tenus aussi d’en faire autant, de sorte que tout le monde se leva au passage de ces deux messieurs. Personne d’ailleurs ne se redressait complètement, les dos restaient courbés et les genoux pliés : on aurait cru à des mendiants de coin de rue. K. attendit l’huissier qu’il avait précédé et lui dit :

« Qu’ils ont dû recevoir d’humiliations !

– Oui, dit l’huissier, ce sont des accusés ; tous les gens que vous voyez là sont des accusés.

– Vraiment, dit K., ce sont donc mes collègues ? »

Et, s’adressant au plus près de lui, un grand homme maigre déjà presque grisonnant, il lui demanda poliment :

« Qu’attendez-vous ici, monsieur ? »

Mais cette interpellation inattendue déconcerta l’homme d’une façon d’autant plus pénible à voir qu’il s’agissait visiblement de quelqu’un qui connaissait le monde, qui devait être très maître de lui en tout autre lieu et qui ne devait pas oublier facilement la supériorité qu’il s’était acquise sur les autres. Ici, il ne sut que répondre à une aussi simple question et il se mit à regarder ses compagnons comme s’ils eussent été tenus de l’aider et que personne ne pût exiger de lui aucune réponse tant que nul secours ne lui viendrait. L’huissier intervint alors et dit à l’homme pour le rassurer et l’encourager :

« Ce monsieur vous demande simplement ce que vous attendez. Répondez donc ! »

La voix de l’huissier, plus familière sans doute à l’homme, obtint un meilleur résultat :

« J’attends… », commença-t-il, puis il s’arrêta net.

Il avait visiblement choisi son début pour répondre de façon précise à la question posée, mais la suite ne lui vint pas. Quelques accusés s’étaient rapprochés et entouraient le groupe ; l’huissier leur dit :

« Filez, filez, débarrassez le passage. »

Ils reculèrent légèrement, mais sans rejoindre leurs anciennes positions. Cependant, l’homme interrogé avait eu le temps de se ressaisir ; il sourit même en répondant :

« J’ai envoyé il y a un mois quelques requêtes à la justice et j’attends que l’on s’en occupe.

– Vous avez l’air de vous donner beaucoup de mal, dit K.

– Oui, fit l’homme, n’est-ce pas mon affaire ?

– Tout le monde, dit K., ne pense pas comme vous ; voyez, moi, je suis accusé, mais aussi vrai que je veux aller au ciel, je n’ai jamais produit ni documents ni quoi que ce fût. Pensez-vous que ce soit nécessaire ?

– Je ne sais pas au juste », dit l’homme, complètement dérouté à nouveau.

Il croyait visiblement que K. voulait plaisanter ; aussi eût-il sans doute préféré revenir complètement sur son ancienne réponse par crainte d’une nouvelle bévue, mais, devant le regard impatient de K., il se contenta de dire :

« En ce qui me concerne, j’ai produit des documents.

– Vous n’avez pas l’air de croire que je suis accusé, dit K.

– Oh ! si, monsieur ! bien sûr ! fit l’homme en s’effaçant légèrement sur le côté, mais sa réponse témoignait de plus de crainte que de foi.

– Vous ne me croyez pas ? » demanda K.

Et, inconsciemment provoqué à ce geste par l’humilité de l’homme, il le saisit par le bras comme pour l’obliger à croire. Il ne voulait pas lui faire de mal et ne l’avait touché que très légèrement, mais l’homme poussa un hurlement comme si K. l’avait saisi avec des tenailles rougies au feu au lieu de l’effleurer du doigt. Ce cri ridicule acheva d’excéder K. ; si on ne croyait pas qu’il était accusé, c’était tant mieux après tout ; peut-être même l’homme le tenait-il pour un juge ; en guise d’adieu, il le serra plus fort, le repoussa jusque sur le banc et s’en alla.

« La plupart des accusés sont horriblement sensibles ! » dit l’huissier.

Derrière eux, presque tous les gens qui attendaient se groupèrent autour de l’homme qui avait déjà cessé de crier et semblèrent l’interroger sur les détails de l’incident. K. vit alors venir un gendarme qu’on reconnaissait surtout à son sabre dont le fourreau, à en juger du moins sur la couleur, devait être en aluminium. K. en fut si étonné qu’il tâta l’arme pour savoir. Le gendarme, qui avait été attiré par le cri de l’accusé, demanda ce qui s’était passé. L’huissier chercha à le rassurer en quelques mots, mais le gendarme déclara qu’il devait aller se rendre compte par lui-même, salua et partit à petits pas rapides : c’était sans doute la goutte qui rendait ses pas si brefs.

K. ne s’inquiéta pas longtemps de lui ni des gens du couloir, car il découvrit vers le milieu un passage sans porte qui lui permettait d’obliquer à droite. Il demanda à l’huissier si c’était là le bon chemin, l’huissier lui fit oui de la tête et K. s’engagea dans le passage. Il lui était pénible d’être toujours obligé de précéder d’un ou deux pas son compagnon, car cette façon de marcher pouvait le faire prendre, au moins ici, pour un criminel qu’on amène au juge. Il attendait donc fréquemment son guide, mais celui-ci reprenait toujours un léger retard. Pour couper court à ce malaise, K. finit par déclarer :

« J’en ai assez vu, maintenant je voudrais partir.

– Vous n’avez pas encore tout vu, dit l’huissier avec une désespérante candeur.

– Je ne veux pas tout voir, dit K. qui se sentait d’ailleurs réellement fatigué, je veux m’en aller ; par où sort-on ?

– Vous n’êtes tout de même pas perdu ? demande l’huissier étonné. Vous n’avez qu’à tourner au coin et à reprendre le couloir jusqu’à la porte.

– Venez avec moi, dit K. ; montrez-moi le chemin, autrement je me tromperai ; il y en a tant !

– Mais c’est le seul ! dit l’huissier d’un ton déjà réprobateur. Je ne peux pas revenir avec vous, il faut que je porte mon message, et j’ai déjà perdu beaucoup de temps pour vous.

– Suivez-moi, répéta K. violemment, comme s’il venait de prendre l’huissier en flagrant délit de mensonge.

– Ne criez donc pas comme ça ! souffla l’huissier, c’est plein de bureaux partout ; si vous ne voulez pas revenir tout seul, accompagnez-moi encore un instant, ou bien attendez ici que j’aie fait ma commission.

– Non ! non ! dit K., je n’attends pas ; il faut me suivre tout de suite. »

Il n’avait pas encore eu le temps d’inspecter l’endroit où il se trouvait ; ce ne fut qu’en voyant s’ouvrir une des nombreuses portes de bois qui l’entouraient qu’il examina les lieux. Une jeune fille, attirée sans doute par son cri, se présenta : Que désirait monsieur ? Derrière elle, on voyait au loin un homme qui s’avançait aussi dans la pénombre. K. regarda l’huissier ; cet individu lui avait pourtant déclaré que personne ne s’inquiétait de lui ! Maintenant il avait déjà deux bureaucrates sur les bras ! Un peu plus, tous les employés viendraient lui tomber sur le dos pour lui demander ce qu’il faisait. La seule explication plausible qu’il pût donner de sa présence révélerait sa qualité d’accusé ; il lui faudrait dire la date du prochain interrogatoire ; et c’était justement ce qu’il ne voulait pas, car il n’était venu que par curiosité, ou – explication encore plus impossible à donner – guidé par le désir de constater que l’intérieur de cette justice était aussi répugnant que ses dehors ; et il lui semblait bien ne s’être pas trompé ; il ne voulait pas aller plus loin, il en avait assez, il se sentait suffisamment oppressé par ce qu’il avait vu jusque-là ; il ne serait déjà plus en état de faire face à la situation s’il rencontrait un des hauts fonctionnaires qui pouvaient surgir à tout moment de la première porte venue ; il voulait s’en aller, partir avec l’huissier, ou même seul s’il le fallait.

Mais son silence devait être surprenant, car la jeune fille et l’huissier s’étaient pris à le regarder comme s’il allait être incessamment l’objet de quelque grande transformation dont ils ne voulussent pas perdre le spectacle ; l’homme que K. avait vu de loin était arrivé lui aussi jusqu’à la porte ; il s’était appuyé des deux mains à la traverse et se balançait sur la pointe des pieds comme un spectateur impatient. La jeune fille fut la première à reconnaître que l’attitude de K. était causée par un malaise, elle lui apporta un fauteuil et lui demanda :

« Ne voulez-vous pas vous asseoir ? »

K. s’assit aussitôt et, pour mieux se tenir, appuya même les bras sur les deux accoudoirs.

« Vous éprouvez un peu de vertige, n’est-ce pas ? » dit la jeune fille.

Il voyait maintenant sa figure tout près de lui ; elle avait cette expression sévère que possèdent beaucoup de femmes dans leur plus belle jeunesse.

« Ne vous inquiétez pas de ce malaise, dit-elle, il n’a rien d’extraordinaire ici ; on éprouve presque toujours une crise de ce genre quand on met les pieds ici pour la première fois. C’est bien la première fois que vous venez ? Oui ? Alors, comme je vous le dis, ce n’est rien que de très courant. Le soleil chauffe tellement le toit ! et les poutres sont brûlantes ; c’est ce qui rend l’air si lourd et si oppressant. Ce n’est pas un endroit bien fameux pour y installer des bureaux malgré tous les avantages qu’il présente par ailleurs. Il y a des jours, ceux de grandes séances – et c’est souvent – où l’air est à peine respirable. Si vous songez aussi que tout le monde vient faire sécher son linge ici – on ne peut pas en empêcher complètement les locataires – vous ne trouverez rien d’étonnant à votre petit malaise. Mais on finit par s’habituer parfaitement à l’atmosphère de l’endroit. Quand vous reviendrez pour la deuxième ou troisième fois, vous ne sentirez presque plus cette oppression ; ne vous trouvez-vous pas déjà mieux ? »

K. ne répondit pas ; il était trop gêné de se sentir livré à ces gens par cette soudaine faiblesse ; d’ailleurs, depuis qu’il savait les causes de son mal, loin d’aller mieux, il se sentait un peu plus faible. La jeune fille s’en aperçut immédiatement ; pour soulager un peu le malade elle prit un harpon posé contre le mur et ouvrit juste au-dessus de K. une lucarne qui donnait en plein ciel. Mais il en tomba tant de suie qu’elle la referma immédiatement et dut essuyer de son mouchoir les mains de K., trop fatigué pour le faire lui-même ; il serait volontiers resté tranquillement assis jusqu’à ce qu’il eût repris assez de forces pour repartir, mais il n’y pourrait réussir que si on ne s’inquiétait pas de lui. Et voilà que pour comble la jeune fille déclara :

« Vous ne pouvez pas rester ici ; vous gênez la circulation. »

K. leva les sourcils comme pour demander quelle était cette circulation qu’il risquait tant de gêner là.

« Je vous mènerai à l’infirmerie, si vous voulez. Aidez-moi, s’il vous plaît », dit-elle à l’homme de la porte qui se rapprocha immédiatement.

Mais K. ne voulait pas aller à l’infirmerie ; il désirait justement éviter qu’on ne le conduisit plus loin ; plus il s’enfoncerait en ces lieux, plus son malaise s’aggraverait.

« Je peux déjà marcher », dit-il en se levant gauchement, ankylosé qu’il était par sa longue station assise.

Mais il ne put se tenir droit.

« Ça ne va pas », fit-il en secouant la tête.

Et il se rassit en soupirant. Il se rappela l’huissier qui aurait pu le reconduire si facilement, mais l’huissier devait être parti depuis longtemps, car K. avait beau regarder entre l’homme et la jeune fille qui se tenaient devant lui, il n’arrivait pas à le trouver.

« Je crois, dit l’homme, qui était vêtu élégamment – on remarquait surtout son gilet gris dont les pointes aiguës formaient comme une queue d’hirondelle – je crois que le malaise de ce monsieur est dû à l’atmosphère d’ici ; le mieux serait donc, pour lui comme pour nous, non pas de le mener à l’infirmerie, mais de le faire sortir des bureaux.

– C’est cela ! s’écria K., qui, de joie, interrompit presque cet homme. J’irai tout de suite mieux ; d’ailleurs, je ne me sens pas tellement faible ; j’ai besoin simplement qu’on me soutienne un peu sous les bras, je ne vous donnerai pas beaucoup de mal, et puis le chemin n’est pas long, vous n’avez qu’à me mener jusqu’à la porte, je m’assiérai encore un peu sur les marches et je serai remis du premier coup, car je n’ai jamais été sujet à de tels malaises, celui-ci me surprend beaucoup. Je suis habitué, moi aussi, à l’atmosphère des bureaux, mais ici, comme vous le dites vous-même, elle est vraiment exagérée. Auriez-vous la bonté de me reconduire un peu ? J’ai le vertige et je me trouve mal quand je me lève seul. »

Et il releva les épaules pour se faire prendre plus facilement sous les bras.

Mais l’homme ne lui obéit pas ; il resta tranquillement les deux mains dans ses poches et se mit à rire bruyamment :

« Vous voyez bien, dit-il à la jeune fille, n’avais-je pas deviné juste ? Ce n’est qu’ici que ce monsieur ne se trouve pas bien ; ailleurs, cela ne lui arrive pas. »

La jeune fille sourit aussi, mais donna une petite tape sur le bras de l’homme comme s’il était allé trop loin.

« À quoi songez-vous donc ! dit l’homme, riant toujours, je ne demande pas mieux que de reconduire ce monsieur !

– Alors, c’est bon, dit la jeune fille en penchant un instant sa jolie tête. N’accordez pas trop d’importance à ce rire, ajouta-t-elle en s’adressant à K. qui, redevenu tout triste, regardait fixement devant lui et ne semblait pas avoir besoin d’explication. Ce monsieur – permettez-moi de vous le présenter (le monsieur permit ici d’un geste de la main) – ce monsieur est notre préposé aux renseignements. Il donne aux inculpés toutes les informations dont ils peuvent avoir besoin, et, comme nos méthodes de procédure ne sont pas très connues dans la population, on demande beaucoup de renseignements. Il a réponse à tout. Vous n’avez qu’à le mettre à l’épreuve si vous en avez envie. Mais ce n’est pas là son seul mérite ; il a aussi le privilège de l’élégance ! Nous avons pensé (par « nous » j’entends les autres fonctionnaires) qu’il fallait vêtir élégamment le préposé aux renseignements pour impressionner favorablement le public, car c’est toujours à lui que les inculpés ont affaire en premier lieu. Les autres sont, hélas ! beaucoup plus mal vêtus ; vous n’avez qu’à me regarder ; la mode ne nous inquiète guère ; c’est qu’il n’y aurait pas grand intérêt pour nous à nous mettre en frais de toilette, étant donné que nous passons presque tout notre temps dans les bureaux ; c’est même là que nous dormons. Mais, comme je vous le disais, pour notre préposé aux renseignements nous avons jugé qu’un beau costume était nécessaire. Malheureusement, comme notre administration, un peu bizarre à cet égard, n’a pas voulu le fournir elle-même, nous avons fait une collecte – les inculpés ont donné aussi – c’est ainsi que nous avons pu acheter à notre collègue le bel habit que vous voyez et même quelques autres avec. Tout irait donc maintenant pour faire bonne impression s’il ne gâchait notre œuvre par ce rire qui effraie tous les inculpés.

– Et voilà, dit ironiquement le préposé aux renseignements ; mais je ne vois pas, mademoiselle, pourquoi vous éprouvez le besoin de raconter tous nos secrets à ce monsieur, ou plutôt de les lui imposer, car il ne tient pas le moins du monde à les apprendre ; voyez-le donc, il est tout absorbé par ses propres affaires. »

K. n’avait même pas envie de contredire ; l’intention de la jeune fille était peut-être excellente ; elle visait peut-être à le distraire ou à lui donner le temps de se remettre, mais elle avait raté son but.

« Il fallait bien que je lui explique votre rire, dit la jeune fille ; il était offensant.

– Je crois, répondit l’employé, que ce monsieur me pardonnerait de bien pires offenses pourvu que je le reconduise à la sortie. »

K. ne dit rien ; il ne leva même pas les yeux ; il admettait qu’on parlât de lui comme d’une chose et préférait même qu’il en fût ainsi, mais soudain il sentit la main de l’informateur sur l’un de ses bras et celle de la jeune fille sur l’autre.

« Allons, debout, homme fragile ! dit le préposé aux renseignements.

– Je vous remercie mille fois tous deux, fit K. en se levant lentement et en conduisant lui-même les mains de ses deux aides à l’endroit où il avait le plus besoin d’être soutenu.

– On dirait, lui souffla la jeune fille à l’oreille pendant qu’ils gagnaient le couloir, on dirait à m’entendre que je cherche à faire valoir notre préposé aux renseignements ; qu’on en pense ce que l’on voudra, je ne cherche qu’à dire la vérité ; il n’a pas le cœur dur ; il n’est pas chargé de reconduire jusqu’à la porte les inculpés qui se trouvent mal, et il le fait cependant volontiers ; peut-être personne de chez nous n’a-t-il le cœur dur ; nous serions peut-être disposés à rendre service à tout le monde, mais, comme employés de la justice, nous faisons souvent l’effet d’être mauvais et de ne vouloir aider personne ; c’est une chose qui me fait littéralement souffrir.

– Ne voulez-vous pas vous asseoir un peu ici ? » demanda le préposé aux renseignements.

Ils étaient déjà dans le couloir, et juste en face de l’accusé auquel K. s’était adressé en venant. K. rougissait presque d’être obligé de se montrer en tel équipage à cet homme devant lequel il se tenait si droit quelques instants plus tôt ; maintenant, deux personnes le soutenaient et le préposé aux renseignements faisait tourner son chapeau au bout de ses doigts ; ses cheveux étaient décoiffés et pendaient sur son front en sueur. Mais l’accusé ne semblait rien voir de tout cela ; il restait humblement debout devant le préposé aux renseignements – qui ne le voyait même pas – et ne cherchait qu’à faire excuser sa présence.

« Je sais, disait-il, qu’on ne peut pas s’occuper aujourd’hui de mon affaire. Mais je suis venu tout de même, pensant que je pourrais attendre ici ; c’est dimanche, j’ai le temps et je ne gêne personne.

– Il n’y a pas lieu de tant vous excuser, dit le préposé aux renseignements, votre souci vous fait honneur ; évidemment, vous occupez inutilement une place dans la salle d’attente, mais tant que cela ne me gêne pas, je ne veux pas vous empêcher de vous tenir au courant de votre affaire ; quand on a vu comme moi tant d’inculpés qui négligent honteusement tous leurs devoirs, on apprend à patienter avec des gens comme vous. Asseyez-vous.

– Hein ! Sait-il parler au public ? » souffla la jeune fille à K.

K. fit oui de la tête, mais il eut un sursaut en s’entendant demander soudain par le préposé aux renseignements :

« Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

– Non, dit K., je ne veux pas finir de me reposer ici. »

Il avait parlé avec la plus grande décision possible, mais il aurait éprouvé en réalité le plus vif plaisir à s’asseoir. Il ressentait une sorte de mal de mer. Il se croyait sur un bateau en mauvaise passe, il lui semblait qu’une eau furieuse frappait contre les cloisons de bois et il croyait entendre venir du fond du couloir un mugissement semblable à celui d’une vague qui allait passer sur sa tête ; on eût dit que le couloir tanguait et que de chaque côté les inculpés montaient et descendaient en cadence. Le calme de la jeune fille et de l’homme qui le conduisaient n’en devenait que plus incompréhensible. Le sort de K. était entre leurs mains ; s’ils le lâchaient, il tomberait comme une masse. Il sentait leurs pas réguliers sans pouvoir les accompagner, car on était presque obligé de le porter. Il finit bien par remarquer qu’on lui parlait, mais ne comprit pas ; il n’entendait qu’un grand vrombissement qui semblait emplir tout l’espace et que perçait incessamment une sorte de son aigu comme celui d’une sirène.

« Plus fort », souffla-t-il, la tête basse, en rougissant de ce qu’il disait, car il savait très bien, au fond, qu’on avait parlé assez haut.

Enfin, comme si le mur se fût déchiré brusquement, un courant d’air frais lui vint souffler à la face et il entendit dire à côté de lui :

« Il veut s’en aller à tout prix, et puis, quand on lui dit que la sortie est là, on a beau le lui répéter cent fois, il ne remue pas plus qu’une souche. »

Il vit alors qu’il se trouvait devant la porte de sortie ; la jeune fille la lui avait ouverte. Il lui sembla que toutes ses forces lui revenaient d’un coup, et, pour savourer un avant-goût de liberté, il descendit immédiatement sur la première marche, d’où il fit ses adieux à l’homme et à la jeune fille qui se tenaient penchés vers lui.

« Merci beaucoup », répéta-t-il.

Et il leur serra la main à plusieurs reprises ; il ne cessa que quand il crut voir que ces gens, habitués à l’atmosphère des bureaux, supportaient difficilement l’air relativement frais qui venait de l’escalier. C’est à peine s’ils purent répondre, et la jeune fille serait peut-être même tombée s’il n’avait refermé la porte en toute hâte ; il resta encore là un moment, sortit son miroir de poche et se donna un coup de peigne, ramassa son chapeau sur la marche suivante – où le préposé aux renseignements avait dû le jeter – et descendit l’escalier si vivement qu’il fut presque effrayé de cette transformation. Sa solide santé ne lui avait jamais causé pareille surprise. Son corps voulait-il donc se rebeller et lui préparer des ennuis d’un nouveau genre maintenant qu’il supportait si bien ceux du procès ? Peut-être faudrait-il qu’il allât voir un médecin à la prochaine occasion ? En tout cas, il se proposait de mieux employer ses dimanches à l’avenir.

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