Chapitre VI L’Oncle. – Leni.

Un après-midi – c’était l’heure du courrier et K. se trouvait précisément très occupé – il vit venir à lui son oncle, un petit propriétaire foncier qui arrivait de sa campagne et qui pénétra dans le bureau en se glissant entre deux domestiques au moment où ils apportaient des papiers. K. fut moins effrayé du fait qu’il ne l’avait été de l’idée que son oncle allait arriver, quand cette pensée lui était venue il y avait déjà quelque temps. L’oncle était obligé de venir, K. s’en doutait depuis un mois. À ce moment-là, il lui avait semblé le voir, un peu voûté, écrasant son panama de la main gauche et tendant du plus loin la droite à son neveu – il la lançait au-dessus du bureau avec une précipitation brutale et renversait tout au passage. L’oncle se trouvait toujours pressé, poursuivi qu’il était par la malheureuse idée qu’il devait régler dans le seul jour où il restait dans la capitale tout ce qu’il s’était proposé et ne devait laisser, pour combler, échapper nul des entretiens, des affaires ou des plaisirs qui se présentaient à l’occasion. K., qui lui devait beaucoup, l’ayant eu pour tuteur, devait l’aider en tout cela et lui offrir en outre le gîte pour la nuit. Aussi l’appelait-il avec terreur « le fantôme rustique ».

Dès les premières effusions – l’oncle n’eut pas le temps de s’asseoir dans le fauteuil que son neveu lui offrait – il pria K. de lui accorder un bref entretien confidentiel.

« C’est une chose nécessaire, dit-il en avalant péniblement, c’est une chose nécessaire à ma tranquillité. »

K. renvoya aussitôt tous les domestiques en leur défendant de laisser entrer qui que ce fût.

« Qu’ai-je appris, Joseph ? » s’écria l’oncle dès qu’ils furent seuls, et il s’assit sur la table en fourrant pour plus de confort sous son derrière divers papiers qu’il ne regarda même pas.

K. se taisait ; il savait ce qui allait venir, mais, délesté soudain d’un travail épuisant, il commençait involontairement par s’adonner à une agréable lassitude et regardait par la fenêtre le côté opposé de la rue dont on ne voyait de son siège qu’une petite portion triangulaire, un morceau de mur vide entre deux vitrines.

« Tu regardes par la fenêtre ! s’écria l’oncle en levant les bras ; pour l’amour du Ciel, Joseph, réponds-moi ! dis-le moi s’il te plaît, cette chose est-elle vraie ? Peut-elle vraiment être vraie ?

– Cher oncle, dit K. en s’arrachant à sa distraction, je ne vois pas du tout ce que tu me veux.

– Joseph ! dit l’oncle sur un ton d’avertissement, tu as toujours dit la vérité autant que je sache. Tes derniers mots m’annonceraient-ils un changement ?

– Je devine bien un peu ta pensée, dit alors K. docilement, tu as sans doute entendu parler de mon procès. Et par qui donc ?

– Erna me l’a écrit, dit l’oncle, tu ne la vois jamais, tu ne t’inquiètes, hélas ! guère d’elle, mais elle l’a tout de même appris, j’ai reçu sa lettre aujourd’hui ; naturellement je suis venu tout de suite ; je n’avais pas d’autre motif, mais il me semble qu’il suffit. Je peux te montrer le passage – il tira la lettre de son portefeuille – voilà l’endroit, elle m’écrit : « Il y a longtemps que je n’ai pas vu Joseph ; la semaine dernière je suis allée le voir à la banque, mais il était si occupé qu’on ne m’a pas laissée entrer. J’ai attendu plus d’une heure, et puis j’ai été obligée de revenir à la maison à cause de la leçon de piano. J’aurais bien aimé lui parler, mais peut-être une occasion s’en présentera-t-elle bientôt. Pour mon anniversaire, il m’a envoyé une grande boîte de chocolat, c’était bien gentil de sa part. J’avais oublié de te l’écrire la dernière fois, je ne m’en souviens que maintenant que tu me le demandes. C’est que le chocolat disparaît tout de suite à la pension, on n’a pas le temps de savoir qu’on l’a reçu qu’il est déjà envolé. Mais en ce qui concerne Joseph, je voulais te dire autre chose ; comme je te l’écrivais plus haut, je n’ai pas pu le voir à la banque parce qu’il était en pourparlers avec un monsieur. Après avoir attendu tranquillement j’ai demandé à un domestique si l’entrevue devait durer encore longtemps ; il m’a dit que cela se pourrait bien parce qu’il s’agissait sans doute du procès qu’on avait intenté à M. le fondé de pouvoir. Je lui ai demandé ce que c’était que ce procès et s’il ne se trompait pas et que c’était bien un procès, et même grave, mais qu’il n’en savait pas plus long. Il disait qu’il aurait bien voulu aider M. le fondé de pouvoir qui était un homme bon et juste, mais qu’il ne savait comment s’y prendre et qu’il souhaitait que des gens influents s’en occupassent. Il pensait d’ailleurs que c’était ce qui se produirait sûrement et que tout prendrait une bonne fin, mais que la situation n’avait pas l’air bien fameuse pour le moment à en juger d’après l’humeur de M. le fondé de pouvoir. Naturellement, je n’ai pas ajouté beaucoup d’importance à ce discours et j’ai cherché à rassurer cet homme naïf ; je lui ai défendu de parler de cette histoire, je tiens tout cela pour cancan. Tout de même il serait peut-être bon, cher papa, que tu t’en occupes à ton prochain passage ; il te sera facile d’apprendre des détails et d’intervenir, s’il y a lieu ; tu as des amis influents. Si ce n’était pas nécessaire, ce qui me semble plus vraisemblable, cela procurerait du moins à ta fille une occasion de t’embrasser qui lui ferait le plus grand plaisir. »

« La brave enfant ! » dit l’oncle quand il eut fini de lire, et il essuya quelques larmes.

K. hocha la tête pensivement ; à la suite de ses derniers ennuis il avait complètement oublié Erna ; il avait même négligé de lui souhaiter son anniversaire. L’histoire du chocolat n’avait été visiblement inventée que pour le préserver des reproches de son oncle et de sa tante. C’était une chose très touchante et qu’il ne récompenserait certainement pas à sa valeur en envoyant régulièrement, comme il le ferait désormais, des cartes de théâtre à Erna. Mais dans sa situation présente il ne se sentait pas en état d’aller voir à sa pension une petite fille de dix-huit ans et de converser avec elle.

« Eh bien, que dis-tu maintenant ? demanda l’oncle à qui la lettre avait fait oublier toute hâte et toute émotion et qui semblait la relire encore.

– Ma foi, cher oncle, dit K., c’est vrai.

– Vrai ? s’écria l’oncle, qu’est-ce qui est vrai ? comment cela peut-il être vrai ? quel est ce procès ? ce n’est tout de même pas un procès criminel ?

– C’en est un, dit K.

– Et tu es assis là tranquillement quand tu as un procès criminel sur les bras ? s’écria l’oncle qui s’excitait de plus en plus.

– Plus je suis calme, mieux ça vaut, dit K. avec lassitude, ne crains donc rien.

– Cela ne saurait me tranquilliser, s’écria l’oncle, pense à toi, à tes parents, à notre bon renom, tu as été notre honneur jusqu’ici, tu ne dois pas devenir notre honte. Ton attitude – il considérait K. en inclinant la tête de côté – ton attitude ne me plaît pas ; ce n’est pas ainsi que se conduit un condamné innocent quand il est encore en pleine force. Dis-moi vite de quoi il s’agit afin que je puisse t’aider. C’est de la banque naturellement ?

– Non, dit K. en se levant, mais tu cries trop fort, mon cher oncle ; le domestique est sûrement derrière la porte à écouter ; cela m’est désagréable ; il vaut mieux nous en aller, je répondrai alors à toutes tes questions ; je sais très bien que je dois des comptes à la famille.

– Parfait ! cria l’oncle, parfait, dépêche-toi, Joseph, dépêche-toi.

– Je n’ai, dit K., que quelques ordres à donner », et il appela au téléphone son remplaçant qui ne tarda pas à arriver.

L’oncle, dans son excitation, montra de la main au remplaçant que K. l’avait fait appeler, ce que personne ne songeait à mettre en doute.

K., debout devant son bureau, expliqua à voix basse au jeune homme, qui écoutait d’un air froid mais attentif, ce qu’il aurait encore à faire en son absence, en montrant différents papiers. L’oncle commença par gêner en restant planté là avec des yeux surpris et en se mordillant nerveusement les lèvres, sans écouter, à dire vrai, mais l’apparence suffisait. Il se mit ensuite à aller et venir dans la pièce, s’arrêtant de temps à autre à regarder par la fenêtre ou à considérer une gravure, et poussant à chaque fois différentes exclamations comme : « Je n’y comprends absolument rien ! » ou : « Je vous demande un peu ce qui va sortir de là ! » Le jeune homme fit semblant de ne rien remarquer, il écouta posément jusqu’au bout les ordres de K., prit quelques notes et disparut après un petit salut à l’adresse de son chef comme aussi à celle de l’oncle, qui lui tournait malheureusement le dos à ce moment-là, occupé qu’il était à regarder par la fenêtre dont il froissait les rideaux à pleines mains. La porte était à peine refermée que l’oncle s’écria :

« Enfin ! Voilà donc ce guignol parti ! Nous allons pouvoir faire comme lui. »

Il n’y eut malheureusement pas moyen de le décider à interrompre ses questions sur le procès dans le péristyle où évoluaient des employés et des domestiques et où le directeur adjoint vint à passer juste à ce moment.

« Eh bien, Joseph ! commença l’oncle en répondant par un léger salut aux révérences des gens présents, dis-moi maintenant bien franchement ce qu’est ce procès. »

K. débita quelques banalités, puis, une fois sur l’escalier, il expliqua à son oncle qu’il n’avait pas voulu parler devant les gens.

« Très bien, dit l’oncle, mais maintenant parle ! »

Et il écouta, la tête penchée, en fumant son cigare à petites bouffées hâtives.

« Avant tout, cher oncle, dit K., il ne s’agit pas d’un procès devant la justice ordinaire.

– Voilà qui est mauvais ! fit l’oncle.

– Comment ? dit K. en le regardant.

– Je dis que c’est mauvais », répéta l’oncle.

Ils se tenaient à ce moment-là sur l’escalier du perron, et, comme le portier semblait prêter l’oreille, K. entraîna rapidement l’oncle plus bas. Ils débouchèrent dans le trafic animé de la rue. L’oncle, qui s’était accroché au bras de K., pressa moins violemment son neveu de questions ; ils allèrent même un moment sans parler.

« Mais comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il finalement en s’arrêtant si net que les gens derrière lui se retournèrent avec effroi.

« Ces choses-là ne viennent pourtant pas brusquement ! elles se préparent de longue date ! tu as bien dû les voir venir ? Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ? Tu sais bien que je fais tout pour toi ; je suis encore un peu ton tuteur et jusqu’ici j’en ai toujours été fier. Naturellement, je suis toujours prêt à t’aider, seulement, c’est très difficile maintenant que le procès est engagé. Le mieux serait que tu prisses un petit congé que tu viendrais passer chez nous à la campagne. Je m’aperçois que tu as un peu maigri. À la campagne, tu te referas et ce sera une bonne chose, car bien des fatigues t’attendent encore. Ce séjour t’arrachera d’ailleurs un peu à la justice. Ici, ils ont tous les moyens possibles ; tu en es forcément victime : tout cela se passe automatiquement. À la campagne, ils seraient obligés de commencer par envoyer des gens ou de te réclamer par la poste, le télégraphe, le téléphone. C’est forcément d’un effet moins violent et, si cela ne te libère pas, tu as tout de même le temps de respirer.

– Mais ils pourraient m’empêcher de partir ! déclara K. un peu influencé par le discours de son oncle.

– Je ne crois pas qu’ils le feraient, répondit l’oncle pensivement, ils gardent assez de pouvoir, même en te laissant voyager.

– Je pensais, dit K. en prenant son oncle sous le bras pour l’empêcher de s’arrêter, que tu accorderais à cette histoire encore moins d’importance que moi ; mais je vois que tu la prends encore plus mal.

– Joseph ! Joseph ! s’écria l’oncle en cherchant à se dégager pour pouvoir s’arrêter – mais K. ne le lâcha pas – Joseph, on t’a changé, je t’avais toujours connu un jugement sûr et voilà que la tête t’abandonne ; veux-tu donc perdre ton procès ? Sais-tu ce que cela signifierait ? Cela voudrait dire tout simplement que tu serais rayé de la société, et toute ta parenté avec ; en tout cas, ce serait la pire humiliation. Joseph, ressaisis-toi, je t’en prie, ton indifférence me rend fou. À te voir, on croirait presque le proverbe : « Avoir un pareil procès c’est déjà l’avoir perdu. »

– Cher oncle, dit K., tu t’excites ; il ne sert à rien de s’exciter ; pas plus à moi qu’à toi. Ce n’est pas en s’excitant qu’on gagne les procès ; permets-moi de faire valoir un peu mon expérience, tu sais bien que j’écoute toujours la tienne, même quand elle me surprend. Puisque tu dis que toute la famille aurait à souffrir du procès, ce que je ne comprends pas pour ma part – mais c’est secondaire – je veux bien faire tout ce que tu me diras, mais je ne crois pas que ce séjour à la campagne soit profitable dans le sens où tu l’entends, car une fuite équivaudrait à un aveu. D’ailleurs, si je suis plus exposé aux poursuites en restant ici, j’y suis mieux aussi pour me défendre.

– Fort bien, dit l’oncle sur un ton qui marquait un rapprochement, je ne te faisais cette proposition que parce que je te voyais gâcher ici ta cause par ton indifférence et que j’aurais trouvé meilleur de m’en occuper à ta place, mais si tu veux t’y mettre toi-même de toutes tes forces c’est naturellement beaucoup mieux.

– Nous voilà donc d’accord là-dessus, déclara K., et peux-tu me dire maintenant ce que je devrais faire en premier ?

– Il faut me laisser le temps de réfléchir, dit l’oncle, songe qu’il y a vingt ans que j’ai quitté la ville, le flair s’émousse, on ne sait plus à quelle porte on doit frapper. Les relations que j’entretenais avec des personnalités qui auraient peut-être pu te servir dans cette aventure se sont relâchées d’elles-mêmes. Je suis un peu abandonné à la campagne, tu le sais, c’est dans des occasions comme celle-ci qu’on le remarque. Ton affaire se présente à moi d’une façon bien inopinée, quoique la lettre d’Erna m’y ait un peu préparé et que ton attitude présente confirme presque mes pressentiments. Mais peu importe ; l’essentiel est maintenant de ne pas perdre une minute. »

Parlant encore, il s’était dressé sur la pointe des pieds, et il avait déjà fait signe à une auto ; tout en jetant une adresse au chauffeur, il poussait K. dans la voiture.

« Nous allons de ce pas, dit-il, chez maître Huld l’avocat ; c’est un de mes anciens condisciples ; tu le connais certainement de nom ; tu dis que non ? voilà qui est étrange ! Il a pourtant une assez grosse réputation comme défenseur et avocat des pauvres. Mais c’est surtout l’homme en lui qui m’inspire confiance.

– Je suis d’accord avec toi dans tout ce que tu entreprends », dit K. malgré la hâte et la brusquerie avec lesquelles son oncle traitait l’affaire.

Il n’était pas très réjouissant pour un accusé d’aller trouver l’avocat des pauvres.

« Je ne savais pas, dit-il, qu’il fallût prendre un avocat dans une affaire de ce genre.

– Mais, voyons, dit l’oncle, c’est tout naturel ! Pourquoi n’en prendrait-on pas ? Et maintenant raconte-moi tout ce qui s’est passé jusqu’ici pour me mettre au courant de l’affaire. »

K. dévida immédiatement son histoire sans en rien taire, car il ne pouvait protester que par une entière franchise contre l’opinion de son oncle qui voyait une grande honte dans ce procès. Il ne mentionna qu’une fois, et de façon superficielle, le nom de Mlle Bürstner ; mis cela n’entamait pas sa loyauté puisque la jeune fille n’avait rien à voir avec le procès. Tout en parlant, il regardait par la portière ; il vit alors qu’ils se rapprochaient du faubourg où se trouvaient les bureaux de la justice et il le fit observer à son oncle, mais l’oncle ne vit rien de bien curieux dans cette coïncidence. La voiture s’arrêta devant une sombre maison. L’oncle sonna à la première porte du rez-de-chaussée ; il souriait en faisant voir ses grandes dents pendant qu’ils attendaient la réponse, et chuchotait à son neveu :

« Huit heures… ce n’est vraiment pas une heure pour les clients ! mais Huld ne m’en voudra pas. »

Deux grands yeux noirs vinrent se montrer derrière le judas de la porte, regardèrent un instant les visiteurs, puis disparurent ; mais la porte ne s’ouvrit pas. L’oncle et K. se confirmèrent réciproquement le fait qu’ils avaient vu les yeux.

« C’est une nouvelle bonne qui a peur des étrangers », dit l’oncle en frappant de nouveau.

Les deux yeux apparurent encore, ils avaient presque l’air triste, mais peut-être n’était-ce qu’une illusion d’optique provoquée par la flamme du gaz qui brûlait en sifflant au-dessus de leur tête sans donner cependant plus qu’une faible lueur.

« Ouvrez ! cria l’oncle en frappant du poing, ce sont des amis de monsieur l’avocat.

– Monsieur l’avocat est malade », chuchota quelqu’un derrière eux.

C’était un monsieur en robe de chambre, debout sur le seuil d’une porte, à l’autre extrémité du couloir, qui avait fait cette déclaration d’une voix extrêmement basse. L’oncle, déjà furieux de sa longue attente, se retourna d’un coup pour crier :

« Malade ? vous dites qu’il est malade ? » et il s’avança d’un air menaçant comme si ce monsieur eût représenté la maladie elle-même.

« On vous ouvre », dit le monsieur en montrant la porte de l’avocat, puis il referma sa robe de chambre et disparut.

La porte s’était vraiment ouverte. Une jeune fille – K. reconnut les yeux noirs du judas, c’étaient des yeux un peu saillants – une jeune fille se tenait dans le vestibule, enveloppée d’un long tablier blanc et une bougie à la main.

« Une autre fois, vous ouvrirez un peu plus tôt, dit l’oncle avant de la saluer, tandis que la jeune fille faisait une petite courbette. Viens, Joseph, dit-il ensuite à K.

– Monsieur l’avocat est malade », dit la jeune fille en voyant que l’oncle se dirigeait vers l’une des portes sans prendre le temps de s’arrêter.

K. ne cessait de la regarder avec étonnement bien qu’elle se fût déjà retournée pour refermer. Elle avait une figure poupine et toute ronde ; non seulement ses pâles joues et son menton, ses tempes elles-mêmes étaient rondes, et son front était rond aussi.

« Joseph ! » cria encore l’oncle, puis il demanda à la jeune fille : « C’est le cœur sans doute ?

– Je crois », dit la jeune fille qui était revenue leur montrer le chemin avec sa lumière et leur ouvrir la porte de la chambre.

Dans un angle de cette pièce, où la lueur de la bougie ne pénétrait pas encore, un visage à longue barbe s’éleva au-dessus du lit :

« Qui vient donc là, Leni ? demanda l’avocat, aveuglé par la lumière.

– C’est Albert, c’est ton vieil ami, dit l’oncle.

– Hélas ! Albert, fit l’avocat en se laissant retomber sur son oreiller comme s’il n’avait rien à cacher à ce visiteur.

– Cela va-t-il tellement mal ? demanda l’oncle en s’asseyant sur le bord du lit. Je ne pense pas, c’est un accès de faiblesse cardiaque comme tu en as déjà eu si souvent et qui passera comme les autres.

– C’est possible, fit l’avocat à voix basse, mais il est pire que tous les autres. J’ai peine à respirer, je ne dors pas et je perds mes forces chaque jour.

– Ah ! Ah ! dit l’oncle en appuyant son panama de sa grande main sur son genou. Voilà de mauvaises nouvelles ! Es-tu bien soigné, tout au moins ? il fait si triste ici, si sombre. Il y a déjà longtemps que je ne suis plus venu, il me semble qu’autrefois ta maison était plus gaie. Ta petite demoiselle a l’air d’être bien triste, elle aussi, à moins que ce ne soit un masque. »

La jeune fille restait toujours avec sa bougie près de la porte ; autant que le vague de son regard permît de s’en rendre compte, elle semblait regarder K. plutôt que l’oncle, même quand celui-ci parlait d’elle.

K. s’appuyait sur un siège qu’il avait poussé à proximité de la jeune fille.

« Quand on est malade comme moi, dit l’avocat, on a besoin de repos ; ce calme n’est pas triste pour moi. »

Il ajouta au bout d’un moment :

« Et puis Leni me soigne bien, elle est gentille. »

Mais l’oncle ne fut pas convaincu, il était visiblement prévenu contre la jeune infirmière ; il eut beau ne pas répondre à l’avocat, il ne cessa de la suivre d’un regard sévère quand il la vit aller vers le lit, poser la bougie sur la table de nuit, se pencher sur maître Huld et chuchoter avec lui en rangeant les oreillers.

Oubliant presque tout égard pour le malade, il se leva et se mit aller et venir derrière elle d’un tel air que K. n’eût pas été étonné de le voir attraper cette femme par la robe et la repousser loin du lit ; quant à lui, il observait avec calme ; la maladie de l’avocat ne lui était pas entièrement désagréable, car, s’il n’avait pu s’opposer au zèle que l’oncle voulait déployer pour sa cause, il acceptait volontiers que le cours de ce zèle fût détourné sans intervention de sa part. L’oncle déclara, peut-être uniquement pour offenser la garde-malade :

« Mademoiselle, laissez-nous un instant, s’il vous plaît, j’ai une affaire personnelle à discuter avec mon ami. »

L’infirmière, qui était encore profondément penchée sur l’avocat et s’occupait de border le lit du côté du mur, détourna seulement la tête et répondit sur un ton calme qui contrastait étrangement avec les propos de l’oncle, tantôt hachés par la fureur, tantôt d’un débit débordant :

« Vous voyez bien que monsieur est si malade qu’il ne peut discuter nulle affaire en ce moment. »

Elle n’avait sans doute répété l’expression de l’oncle que pour plus de commodité, mais, même à un indifférent, l’intention pouvait paraître ironique ; aussi l’oncle sursauta-t-il comme si on l’avait piqué.

« Quelle diablesse ! » s’écria-t-il d’une voix à peine compréhensible dans le premier gargouillement de l’émotion.

K., prenant peur, bien qu’il se fût attendu à quelque chose de ce genre, courut à l’oncle avec l’intention arrêtée de lui fermer la bouche des deux mains, le malade se redressa heureusement à ce moment, sa silhouette surgit derrière la jeune fille ; l’oncle fit l’horrible grimace d’un monsieur qui avale une chose répugnante, puis déclara plus calmement :

« Je n’ai pas encore perdu la raison, mademoiselle. Si ce que je demande n’était pas possible, je ne le demanderais pas. Maintenant, laissez-nous, s’il vous plaît. »

L’infirmière se tenait debout, au chevet du lit, la tête tournée en plein vers l’oncle ; K. crut remarquer qu’elle caressait la main de l’avocat.

« Tu peux tout dire devant Leni, fit le malade d’un ton suppliant.

– La chose ne me concerne pas, dit l’oncle, ce n’est pas de mon secret qu’il s’agit », et il se retourna comme pour indiquer qu’il ne voulait plus discuter, mais qu’il laissait encore un instant de réflexion à son interlocuteur.

« De qui s’agit-il donc ? demande l’avocat d’une voix mourante en se recouchant.

– De mon neveu, je l’ai fait venir ici, et il présenta : M.  le fondé de pouvoir Joseph K.

– Oh ! dit le malade plus vivement en avançant la main vers K. ; excusez-moi, je ne vous avais pas vu.

– Va, Leni », dit-il ensuite à l’infirmière qui ne fit plus aucune difficulté, et il lui tendit la main comme si elle partait pour longtemps.

« Tu n’es donc pas venu, dit-il enfin à l’oncle qui s’était rapproché plus amicalement, tu n’es pas venu pour le malade, mais pour l’affaire. »

Il semblait que l’idée qu’on vînt le voir à cause de sa maladie l’eût paralysé jusqu’alors tant il parut ravigoté à partir de ce moment-là. Il restait appuyé sur un coude, ce qui devait être assez fatigant, et il tiraillait constamment une mèche de sa grande barbe.

« Tu as l’air d’aller déjà bien mieux, dit l’oncle, depuis que cette sorcière est partie. »

Il s’interrompit pour souffler « Je parie qu’elle écoute », et bondit vers la porte.

Mais personne n’était derrière, l’oncle revint, non point déçu – car l’absence de l’infirmière lui paraissait encore pire – mais irrité.

« Tu te méprends sur son compte », dit l’avocat sans la défendre davantage – peut-être pour marquer qu’elle n’en avait pas besoin.

Puis il continua d’un ton plus cordial :

« Quant à l’affaire de monsieur ton neveu, je m’estimerais évidemment heureux si mes forces pouvaient suffire à une tâche aussi pénible ; je crains beaucoup qu’elles ne soient pas à la hauteur de la situation, mais je ne ménagerai rien ; si je ne peux pas faire face à tout il sera toujours temps de m’adjoindre un confrère. À parler franc, cette cause m’intéresse trop pour que je renonce d’avance à m’en occuper personnellement. Si mon cœur me lâche trop tôt il aura du moins trouvé une digne occasion de le faire. »

K. pensait ne pas comprendre un mot de tous ces discours, il ne cessait de regarder l’oncle pour y trouver un sens, mais celui-ci restait assis avec sa bougie à la main, sur la petite table de nuit d’où une bouteille de potion avait déjà roulé sur le tapis : il approuvait d’un hochement de tête les moindres mots de l’avocat, se montrait d’accord sur tous les points, et adressait de temps à autre à son neveu un regard qui l’exhortait à la même approbation. L’oncle avait-il déjà parlé de ce procès ? Mais non, c’était chose impossible, tout ce qui avait précédé la scène infirmait cette supposition. Aussi dit-il :

« Je ne comprends pas.

– Me serais-je mépris ? demanda l’avocat aussi surpris et embarrassé que K. ; ma précipitation m’a peut-être lancé sur une fausse piste ? De quoi vouliez-vous donc me parler ? Je pensais qu’il s’agissait de votre procès.

– Naturellement », dit l’oncle, et il demanda à K. : « Que veux-tu donc ?

– Mais, dit K., d’où savez-vous donc quoi que ce soit de moi et de mon procès ?

– Ah ! c’était ça ! dit l’avocat en souriant, vous savez pourtant bien que je suis avocat : je fréquente les gens de justice, on parle toujours des procès et on retient ceux qui vous frappent le plus, surtout quand il s’agit du neveu d’un ami. Il n’y a rien là de surprenant, me semble-t-il.

– Que veux-tu donc encore ? dit l’oncle à K. ; tu as l’air inquiet.

– Vous fréquentez les gens de justice ? demanda K.

– Mais oui ! » dit l’avocat.

Et l’oncle déclara :

« Tu questionnes comme un enfant.

– Qui verrais-je donc, ajouta l’avocat, sinon les gens de mon rayon ? »

C’était dit sur un ton si irréfutable que K. ne répondit pas un mot.

« Vous travaillez pourtant, aurait-il voulu dire – et de fait il ne put s’empêcher de l’articuler nettement – pour la justice du palais de justice et non pas pour celle du grenier ?

– Songez donc, poursuivit alors l’avocat sur le ton de quelqu’un qui explique par parenthèse une chose toute naturelle, songez donc que ces relations-là servent beaucoup ma clientèle, et à bien des égards. Je ne devrais même pas le dire. Naturellement ma maladie me gêne beaucoup pour le moment, mais j’ai toujours à la justice de bons amis qui viennent me voir et j’apprends tout de même les nouvelles. Peut-être plus vite que bien des gens qui passent leur temps au tribunal. C’est ainsi que j’ai là en ce moment une personne qui m’est très chère. »

Et il montrait un coin obscur.

« Où donc ? » demande K. presque impertinemment sous le coup de la première surprise.

Il regarda perplexement autour de lui ; la lumière de la petite bougie était loin de porter jusqu’au mur d’en face. Mais, de fait, quelque chose commença à se remuer dans le coin. À la lumière de la bougie que l’oncle levait maintenant, on découvrit un monsieur d’un certain âge assis près d’une petite table. Il avait dû retenir son souffle pour arriver à rester si longtemps inaperçu ; il se leva cérémonieusement, visiblement mécontent de voir qu’on avait attiré l’attention sur lui, et agita ses mains comme de petites ailes pour exprimer qu’il refusait toute présentation et tout salamalec, qu’il ne voulait en aucune façon gêner les autres et suppliait qu’on le laissât dans son obscurité et qu’on oubliât sa présence. Mais ce n’était plus faisable.

« Vous nous avez surpris », dit l’avocat pour expliquer.

Et il l’encourageait du geste à approcher, ce que l’autre fit lentement en regardant autour de lui avec mille hésitations, mais non sans dignité.

« M. le chef de bureau… – Ah ! pardon ! je ne vous ai pas encore présentés. – Voici mon ami Albert K. et son neveu, M. le fondé de pouvoir Joseph K. ; et voici M. le chef de bureau. M. le chef de bureau a eu l’amabilité de venir me voir. Un profane ne peut soupçonner tout le prix de cette visite ; pour s’en douter il faut être initié, il faut connaître le travail qui accable ce cher monsieur. Il est donc venu malgré tout et nous étions en train de causer paisiblement, dans la mesure où ma faiblesse le permettait. Nous n’avions pas défendu à Leni de laisser entrer les visites, car nous n’en attendions aucune, nous pensions que nous resterions seuls. C’est à ce moment, mon cher Albert, que se sont produits tes coups de poing contre la porte, et M. le chef de bureau s’est retiré dans un coin avec la chaise et la table ; mais je m’aperçois que, si nous le désirons, nous avons un sujet de conversation commun ; réunissons-nous donc à nouveau… Monsieur le chef de bureau… ajouta-t-il en inclinant la tête avec un sourire servile et en montrant un fauteuil près du lit.

– Je ne puis plus, hélas ! rester que quelques minutes, dit aimablement le chef de bureau en s’asseyant profondément dans le fauteuil et en regardant sa montre. Les affaires m’appellent. Mais je ne veux pas laisser passer l’occasion de faire la connaissance d’un ami de mon ami. »

Et il adressa une petite courbette à l’oncle qui parut très satisfait de ce nouvel ami ; son tempérament l’empêcha, à dire vrai, de manifester ses sentiments, mais il accompagna les paroles du chef de bureau d’un rire aussi bruyant que gêné. Horrible tableau ! K. pouvait le contempler tout à son aise, car personne ne s’occupait de lui. Le chef de bureau, du moment qu’on l’appelait à concourir à l’entretien, saisit, suivant son habitude, le dé de la conversation. L’avocat, dont la faiblesse précédente n’avait peut-être été destinée qu’à éloigner les nouveaux visiteurs, se mit à écouter attentivement, la main à l’oreille, et l’oncle qui n’avait pas lâché la bougie – il la balançait sur sa cuisse et l’avocat regardait souvent ce manège avec inquiétude – l’oncle eut bientôt oublié toute gêne pour s’adonner au ravissement où le plongeaient l’éloquence du chef de bureau et les gestes onduleux dont il accompagnait son discours. K., qui s’appuyait au montant du lit, fut complètement négligé, peut-être même avec intention, par le chef de bureau, et ne servit que d’auditeur aux vieux messieurs. Il savait d’ailleurs à peine de quoi il était question, il laissait errer ses pensées, tantôt songeant à l’infirmière et à la brusquerie avec laquelle l’oncle l’avait traitée, tantôt se demandant s’il n’avait pas déjà vu la tête du chef de bureau. Peut-être était-ce au milieu du public de son premier interrogatoire ? Peut-être aussi se trompait-il ; quoi qu’il en fût, le chef de bureau aurait été admirablement fait pour figurer parmi les vieux messieurs à barbe rare du premier rang de l’auditoire.

K. en était là de ses réflexions quand un bruit de porcelaine cassée fit dresser l’oreille à tout le monde.

« Je vais voir ce qui s’est passé » dit-il en sortant lentement comme pour permettre aux autres de le retenir.

À peine fut-il dans le vestibule, cherchant à se retrouver au milieu des ténèbres, qu’une petite main vint se poser sur la sienne qui n’avait pas encore lâché la poignée de la porte. La petite main referma la porte tout doucement. C’était celle de l’infirmière, qui l’avait entendu venir.

« Il n’est rien arrivé, dit-elle ; j’ai jeté simplement une assiette contre le mur pour vous faire sortir. »

Embarrassé, K. déclara :

« Moi aussi, je pensais à vous.

– Tant mieux ! Venez ! »

Ils se trouvèrent au bout de quelques pas devant une porte à vitres dépolies que la jeune fille lui ouvrit.

« Entrez », dit-elle.

C’était sans doute le cabinet de l’avocat. Autant qu’on pût distinguer les objets dans la lumière de la lune, qui éclairait maintenant un petit rectangle de plancher devant les deux grandes fenêtres, cette pièce était ornée de vieux meubles pesants.

« Ici », dit l’infirmière en montrant un coffre sombre avec un dossier de bois sculpté.

Une fois assis, K. poursuivit son examen ; il se trouvait dans une haute salle au milieu de laquelle la clientèle de l’avocat des pauvres devait se trouver absolument perdue. Il crut voir de quels petits pas les clients s’approchaient de l’immense bureau. Mais il oublia bientôt cette impression ; il n’eut plus d’yeux que pour la jeune fille qui était assise tout près de lui et le pressait presque contre l’accoudoir.

« Je pensais, dit-elle, que vous viendriez de vous-même, sans que j’eusse à vous appeler. C’est tout de même curieux : d’abord, au moment où vous êtes entré, vous n’avez cessé de me regarder, et maintenant vous me faites attendre. Appelez-moi Leni, ajouta-t-elle hâtivement, comme si cette appellation ne devait pas être négligée un seul instant.

– Volontiers, lui répondit K., mais la bizarrerie dont vous parlez, Leni, est bien facile à expliquer. Il fallait que j’écoute d’abord le bavardage des vieux messieurs, je ne pouvais m’éloigner sans raison, et puis je ne suis pas un effronté, j’ai un caractère plutôt timide, et vous n’avez pas l’air non plus de vous emballer du premier coup.

– Ce n’est pas cela, dit Leni en posant son bras sur l’accoudoir et en regardant K. dans les yeux ; ce n’est pas cela, mais je ne vous plaisais pas, et je ne vous plais sans doute toujours pas.

– Plaire, dit K. en éludant, plaire serait un mot bien faible…

– Oh ! » dit-elle en souriant.

La réflexion de K. suivie de cette petite exclamation procurait à Leni une certaine supériorité ; aussi K. se tut-il un moment. Comme s’il était déjà habitué à l’obscurité de la pièce, il pouvait distinguer maintenant divers détails de l’installation. Il remarqua surtout une grande toile pendue à droite de la porte et se pencha en avant pour mieux la voir. Elle représentait un homme en robe de juge, assis sur un trône élevé dont la dorure éclaboussait tout le tableau. Ce qu’il y avait de curieux dans ce portrait c’était l’attitude du magistrat : au lieu de rester assis là dans une calme majesté, il appuyait fortement le bras gauche contre le dossier et le bras du fauteuil, mais le bras droit restait complètement dégagé, la main seule sur l’accoudoir, comme si le juge allait bondir dans un violent mouvement d’indignation pour dire une chose décisive, peut-être même pour prononcer le grand verdict. L’accusé devait être supposé au pied de l’escalier dont on apercevait les degrés supérieurs qui étaient couverts d’un tapis jaune.

« Peut-être est-ce mon juge ? dit K. en montrant du doigt le tableau.

– Je le connais, dit Leni en regardant, elle aussi ; il vient assez fréquemment ; le portrait date de sa jeunesse, mais il est impossible qu’il lui ait jamais ressemblé : le vrai juge est extrêmement petit. Cela ne l’empêche pas de s’être fait représenter immense, car il est énormément vaniteux, comme d’ailleurs tous ici. Moi aussi, je suis vaniteuse, je suis très fâchée de ne pas vous plaire ! »

K. ne répondit à cette dernière réflexion qu’en passant le bras autour de Leni et en l’attirant près de lui. Elle appuya silencieusement la tête contre son épaule. Mais, pensant toujours au juge, il demanda :

« Quel grade a-t-il ?

– Il est juge d’instruction, dit-elle en prenant la main de K. (il l’avait saisie par la taille) et en jouant avec ses doigts.

– Encore une fois un simple juge d’instruction ! fit K. déçu, les grands fonctionnaires se cachent. Il est pourtant assis sur un trône !

– Tout cela n’est qu’invention, dit Leni, le visage penché sur la main de K. En réalité, il s’assied sur une chaise de cuisine sur laquelle on pose une vieille couverture de cheval pliée en quatre. Mais ne pouvez-vous donc penser qu’à votre procès ? ajouta-t-elle lentement.

– Non, pas du tout, fit K. J’y pense même probablement trop peu.

– Ce n’est pas par là que vous péchez, dit Leni. Ce que j’ai entendu dire, c’est que vous êtes trop entêté.

– Qui a dit cela ? » demanda K.

Il sentait le corps de Leni appuyé sur sa poitrine et regardait l’opulente et ferme torsade de ses cheveux foncés.

« Je ne peux pas en dire si long, répondit Leni, ne me demandez pas de noms, mais corrigez-vous de votre défaut, ne soyez pas si obstiné ; on n’a pas d’arme contre cette justice, on est obligé d’avouer. Avouez donc à la première occasion, ce n’est qu’ensuite que vous pourrez essayer de vous échapper, ensuite seulement ; et, même alors, vous ne réussirez que si quelqu’un vous vient en aide, mais ne vous en inquiétez pas, je m’en occuperai moi-même.

– Vous avez l’air de bien connaître cette justice et les mensonges qu’il y faut, dit K. en l’asseyant sur ses genoux car elle se pressait trop fort contre lui.

– C’est bien comme ça », dit-elle en s’installant à l’aise après avoir égalisé les plis de sa blouse et de sa robe.

Puis elle se pendit des deux mains à son cou, renversa la tête en arrière et le regarda longuement.

« Et si je n’avoue pas, vous ne pourrez pas m’aider ? » demanda-t-il pour essayer.

« Je me fais des aides, pensait-il presque étonné ; d’abord Mlle Bürstner, ensuite la femme de l’huissier, et finalement cette petite infirmière qui semble avoir un si incompréhensible besoin de moi. La voilà assise sur mes genoux comme si c’était sa vraie place. »

« Non, répondit Leni en secouant lentement la tête, je ne pourrai pas vous aider si vous n’avouez pas. Mais vous ne tenez pas du tout à ce que je vous aide, vous vous en moquez complètement, vous êtes têtu et vous ne vous laissez pas convaincre… Avez-vous une amie ? demanda-t-elle au bout d’un instant.

– Non, dit K.

– Oh ! que si ! fit-elle.

– Oui, c’est vrai, dit K., je la reniais et je porte pourtant sa photographie sur moi. »

Et, sur la prière de Leni, il lui fit voir une photographie d’Elsa ; pelotonnée sur les genoux de K., Leni étudia l’image : c’était un instantané ; Elsa avait été prise à la fin d’une de ces danses tourbillonnantes qu’elle aimait exécuter au cabaret où elle servait ; sa robe volait en spirale autour d’elle, elle avait posé ses mains sur ses hanches fermes et regardait de côté en riant ; on ne pouvait pas voir sur l’image à qui elle riait ainsi.

« Et elle est lacée très serré, dit Leni en montrant l’endroit où cela se voyait à son avis ; elle ne me plaît pas ; elle est brutale et maladroite. Mais peut-être avec vous est-elle douce et gentille, la photo a l’air de le montrer. Ces grandes filles si solides ne savent souvent qu’être douces et gentilles ; seulement serait-elle capable de se sacrifier pour vous ?

– Non, dit K., elle n’est ni douce ni gentille, et elle ne serait pas capable de se sacrifier pour moi. D’ailleurs, je ne lui ai jamais rien demandé de tout cela, je n’ai même encore jamais regardé cette photo aussi attentivement que vous.

– C’est que vous ne tenez pas beaucoup à cette jeune fille, dit Leni ; elle n’est donc pas votre amie ?

– Si, dit K., je ne retire pas le mot.

– Il se peut bien, répondit Leni, qu’elle soit votre amie maintenant, mais vous ne la regretteriez pas beaucoup si vous la perdiez ou si vous la changiez pour une autre, pour moi par exemple.

– Évidemment, c’est une idée qui peut venir, dit K. en souriant, mais Elsa a une grande supériorité sur vous : elle ne sait rien de mon procès, et même si elle en savait quelque chose elle n’y penserait jamais. Elle ne chercherait jamais à me persuader de céder.

– Ce n’est pas là une supériorité, dit Leni ; si elle n’en a pas d’autre je ne perds pas courage. A-t-elle quelque défaut physique ?

– Un défaut physique ? demanda K.

– Oui, dit Leni, moi, j’en ai un petit, voyez. »

Elle écarta le majeur et l’annulaire de sa main droite, entre lesquels la peau avait poussé jusqu’au bout de la deuxième phalange.

K. ne remarqua pas immédiatement dans le noir ce qu’elle voulait lui montrer, elle guida sa main dans l’ombre et lui fit tâter la petite peau.

« Quel phénomène ! » s’écria K.

Et, après avoir jeté un coup d’œil d’ensemble sur la main, il ajouta :

« La jolie serre que voilà ! »

Leni regardait avec une sorte de fierté l’étonnement de K. qui ne cessait d’ouvrir et de refermer ces deux doigts ; finalement, il les embrassa avant de les abandonner.

« Oh ! s’écria-t-elle aussitôt, vous m’avez embrassée. »

Hâtivement, la bouche ouverte, elle grimpa sur ses genoux ; K. la regardait, stupéfait. Maintenant qu’elle était tout près de lui il remarquait qu’elle dégageait un parfum amer et brûlant, une sorte d’odeur de poivre ; elle attira la tête de K. sur sa poitrine, se pencha dessus, puis mordit et embrassa son cou, elle donna même des coups de dents dans ses cheveux.

« Vous m’avez prise en échange, s’écria-t-elle de temps en temps, vous le voyez bien maintenant, vous m’avez prise en échange ! »

Mais, à ce moment, son genou glissa, elle poussa un petit cri et tomba presque sur le tapis. K. la saisit par la taille pour la retenir, mais il fut entraîné dans sa chute.

« Maintenant, dit-elle, tu m’appartiens. Voici la clef de la maison, viens quand tu veux », lui souffla-t-elle pour finir.

Et elle lui lança encore un baiser au jugé pendant qu’il s’en allait. Lorsqu’il sortit de la maison, une légère pluie tombait ; il voulait gagner le milieu de la rue pour essayer de voir Leni à sa fenêtre un dernière fois quand l’oncle surgit d’une automobile qui attendait devant la maison et que K. était trop distrait pour avoir aperçue ; l’oncle saisit son neveu par le bras et le repoussa contre la porte de l’immeuble, comme s’il voulait l’y clouer.

« Comment, s’écria-t-il, as-tu pu faire cela ? Tu as porté le pire tort à ton affaire qui était justement en bon chemin ! Tu vas te cacher avec une petite saleté, qui est visiblement, pour comble, la maîtresse de l’avocat, et tu passes des heures sans revenir, tu ne cherches même pas un prétexte, tu ne caches rien, tu agis au grand jour, tu voles la rejoindre et tu restes près d’elle ! Et tu nous plantes là tous trois : l’oncle qui s’éreinte pour toi, l’avocat qu’il te faut gagner, et le chef de bureau surtout, ce personnage si puissant qui peut tout dans ton affaire à la phase où elle en est ! Nous cherchons à trouver un moyen de t’aider ; il faut que je traite l’avocat très prudemment, il faut que l’avocat, de son côté, ménage le chef de bureau, et devant tant de difficultés, ton devoir serait tout au moins de me soutenir tant que tu pourrais ! Mais non, tu restes dehors ! Il vient forcément un moment où rien ne peut plus se cacher ! Évidemment, ce sont des hommes polis, ils n’en parlent pas, ils m’épargnent, mais à la fin ils n’ont plus pu se maîtriser et, ne pouvant parler de la chose, ils n’ont plus prononcé un mot. Nous sommes restés un quart d’heure à ne rien dire et à écouter pour savoir si tu n’allais pas revenir. En vain. Finalement le chef de bureau, qui était resté bien plus longtemps qu’il ne voulait, s’est levé pour prendre congé, il me plaignait visiblement, mais sans rien pouvoir pour m’aider ; il a attendu encore à la porte un bon moment avec une incroyable amabilité, puis il est parti. Tu peux penser si ce départ m’a soulagé, je ne pouvais plus respirer. L’avocat, qui est malade, en a souffert encore plus, il ne pouvait plus parler, cet excellent homme, quand je lui ai dit adieu. Tu as probablement contribué à son complet effondrement, tu as précipité la mort d’un homme qui était ton seul recours. Et moi, ton oncle, tu me laisses attendre ici des heures en pleine pluie ; touche, je suis complètement trempé. »

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