J’avais laissé plusieurs adresses à Graziella dans la lettre que je lui avais écrite. Je trouvai une première lettre d’elle à Milan. Elle me disait qu’elle était bien de corps, mais malade de cœur ; que cependant elle se confiait à ma parole et m’attendrait avec sécurité vers le mois de novembre.
Arrivé à Lyon, j’en trouvai une seconde plus sereine encore et plus confiante. La lettre contenait quelques feuilles de l’œillet rouge qui croissait dans un vase de terre sur le petit mur d’appui de la terrasse, tout près de ma chambre, et dont elle plaçait une fleur dans ses cheveux le dimanche. Était-ce pour m’envoyer quelque chose qui l’eût touchée ? Était-ce un tendre reproche déguisé sous un symbole et pour me rappeler qu’elle avait sacrifié ses cheveux pour moi ?
Elle me disait qu’elle « avait eu la fièvre ; que le cœur lui faisait mal ; mais qu’elle allait mieux de jour en jour ; qu’on l’avait envoyée, pour changer d’air et pour se remettre tout à fait, chez une de ses cousines, sœur de Cecco, dans une maison du Vomero, colline élevée et saine qui domine Naples. »
Je restai ensuite plus de trois mois sans recevoir aucune lettre. Je pensais tous les jours à Graziella. Je devais repartir pour l’Italie au commencement du prochain hiver. Son image triste et charmante m’y apparaissait comme un regret, et quelquefois aussi comme un tendre reproche. J’étais à cet âge ingrat où la légèreté et l’imitation font une mauvaise honte au jeune homme de ses meilleurs sentiments ; âge cruel où les plus beaux dons de Dieu, l’amour pur, les affections naïves, tombent sur le sable et sont emportés en fleur par le vent du monde. Cette vanité mauvaise et ironique de mes amis combattait souvent en moi la tendresse cachée et vivante au fond de mon cœur. Je n’aurais pas osé avouer sans rougir et sans m’exposer aux railleries quels étaient le nom et la condition de l’objet de mes regrets et de mes tristesses. Graziella n’était pas oubliée, mais elle était voilée dans ma vie. Cet amour qui enchantait mon cœur, humiliait mon respect humain. Son souvenir, que je nourrissais seulement en moi dans la solitude, dans le monde me poursuivait presque comme un remords. Combien je rougis aujourd’hui d’avoir rougi alors ! et qu’un seul des rayons de joie ou une des gouttes de larmes de ses chastes yeux valait plus que tous ces regards, toutes ces agaceries et tous ces sourires auxquels j’étais prêt à sacrifier son image ! Ah ! l’homme trop jeune est incapable d’aimer ! Il ne sait le prix de rien ! Il ne connaît le vrai bonheur qu’après l’avoir perdu ! Il y a plus de sève folle et d’ombre flottante dans les jeunes plants de la forêt ; il y a plus de feu dans le vieux cœur du chêne.
L’amour vrai est le fruit mûr de la vie. À dix-huit ans, on ne le connaît pas, on l’imagine. Dans la nature végétale, quand le fruit vient, les feuilles tombent ; il en est peut-être ainsi dans la nature humaine. Je l’ai souvent pensé depuis que j’ai compté des cheveux blanchissants sur ma tête. Je me suis reproché de n’avoir pas connu alors le prix de cette fleur d’amour. Je n’étais que vanité. La vanité est le plus sot et le plus cruel des vices, car elle fait rougir du bonheur !…