V ARSENAUX ET CATACOMBES

Cette galerie était d'une longueur interminable, et je compris bientôt qu'elle devait servir de communication entre la tour que je venais de quitter et une de celles que j'avais aperçues du haut de la plate-forme ; je me demandais vainement la raison d'être de ces étranges constructions.

« Les paysages sous-marins que je voyais se succéder présentaient une infinie variété.

« Là, c'était une véritable forêt aux feuillages d'émeraude sombre, veinés d'azur, les troncs lisses et gluants, par endroits chargés de grappes de coquillages, et de gros crabes aux pattes velues les écrasaient de leurs pinces avant de s'en repaître.

« Plus loin, c'étaient des jardins aux fleurs éclatantes, au-dessus desquels, comme un vol de papillons, frétillaient des milliers de petits poissons argentés.

« Ailleurs encore, une falaise sous-marine ouvrait ses grottes profondes, où je vis de loin s'agiter une multitude d'êtres de forme humaine. Je pensai que je me trouvais en présence d'une carrière ou d'une mine en exploitation.

« Partout je voyais la preuve que le fond de la mer était cultivé avec soin et régulièrement exploité.

« Je passai devant une sorte de parc divisé en fosses profondes par des petits murs à hauteur d'homme ; dans chaque fosse, il y avait un crustacé ressemblant à nos homards, mais beaucoup plus gros. Certains atteignaient jusqu'à cinq mètres de long et leurs pinces devaient constituer des armes redoutables, capables de couper en deux le corps d'un homme avec les espèces de scies dont leurs mandibules étaient armées.

« Tous ces monstres étaient enchaînés chacun dans son trou et j'aperçus un homme marin, semblable à celui que j'avais vu chasser, s'avancer vers eux pliant sous le poids d'une grande corbeille remplie de poissons.

« Il allait à chaque fosse, jetant à chaque crustacé sa ration, je ne perdais pas un détail de cette scène, je voyais les antennes et les pinces se redresser à l'approche de la pâture attendue ; c'était là évidemment une sorte de parc d'élevage où les crustacés étaient engraissés méthodiquement jusqu'à ce qu'ils fussent devenus propres à la consommation…

« À quelque distance de là, une prairie, dont la couleur était d'un beau vert myrte, renfermait plusieurs centaines de grosses tortues gardées par un berger armé d'un boomerang de métal rouge et secondé par deux loutres à longues moustaches qui lui tenaient lieu de chiens.

« Il s'occupait à remplir de coquillages un petit panier dont il était muni, et il ne m'aperçut pas, malgré tous les efforts que je fis pour attirer son attention.

« Je n'étais pas au bout de mes étonnements.

« Après avoir dépassé le pâturage où ce berger sous-marin, qui eût fourni à quelque Théocrite martien le sujet d'une idylle, surveillait son paisible troupeau, je me trouvai tout à coup en présence d'un véritable village.

« Une centaine d'habitations aux toits coniques étaient gracieusement éparpillées, parmi des bosquets jaunes et bleus de grandes algues. Ce paysage était ravissant d'aspect.

« Les maisonnettes dont le toit pointu me rappelait la forme de certains coquillages étaient construites avec du corail rose ou blanc, et un grand nombre d'entre elles étaient revêtues extérieurement de coquillages brillants.

« On eût dit une ville de nacre et d'albâtre endormie sous les flots. Des lamantins et des phoques apprivoisés dormaient paresseusement au seuil des maisons.

« Les fenêtres étroites étaient munies de vitres saillantes et bombées qui me parurent faites d'écailles de tortue amincies. De beaux arbres de corail rouge disposés çà et là ajoutaient à la grâce de l'ensemble.

« De place en place, étaient disposées des colonnes surmontées d'une vasque ; je ne pus deviner leur destination ; je supposai, faute de mieux, qu'elles devaient servir à l'éclairage, et je me représentai, la nuit, l'aspect féerique de ce hameau endormi dans les profondeurs marines.

« D'ailleurs, à part les animaux familiers dont j'ai parlé, je n'aperçus aucune créature vivante ; les habitants devaient être occupés au-dehors, à la chasse ou au soin de leurs cultures et de leurs troupeaux.

« Cependant, toutes ces merveilles qui se déroulaient devant moi n'empêchaient pas les tortures de la faim de devenir de plus en plus cuisantes et je ne voyais aucun moyen d'arriver à les apaiser.

« Que n'étais-je conformé pour vivre et respirer sous les eaux ! J'aurai brisé la vitre qui me séparait de ces riches campagnes sous-marines qui s'étendaient devant mes yeux, j'aurais été demander l'hospitalité aux gens du beau village de nacre et de corail, et je suis sûr qu'on ne me l'aurait pas refusée.

« Je ne savais véritablement à quel parti me résoudre ; j'étais à peu près certain qu'à l'autre bout de la galerie que je suivais je trouverais une autre tour aussi déserte et aussi silencieuse que celle que je venais de quitter.

« Il fallait pourtant bien que les habitants de ces singuliers palais finissent par se montrer, l'explication de ce mystère que j'avais voulu écarter de mon esprit me hantait sans que j'arrivasse à la découvrir, j'avais beau me mettre l'imagination à la torture, je n'arrivais pas à résoudre le lancinant problème.

« Je m'étais assis pour me reposer et pour réfléchir à ce que je devais faire, lorsque je découvris une arcade basse et profonde qui semblait conduire à un étage situé au-dessous de la galerie sous-marine.

« J'hésitais à m'engager sous cette voûte ténébreuse, lorsque des profondeurs monta un strident éclat de rire qui me parut exactement le même que celui que j'avais entendu dans le marécage aérien.

« Ce rire aigu, dont l'accent n'avait rien d'humain, m'épouvanta tout d'abord, je me sentis froid au cœur et mes jambes fléchirent à la pensée de me trouver en présence d'un monstre plus terrible que tous ceux que j'avais rencontrés.

« Mais je ne tardai pas à surmonter cette faiblesse, je m'encourageai à franchir la voûte sombre.

« Tout valait mieux que l'incertitude où j'étais plongé, puis il était impossible que les êtres assez intelligents pour élever les magnifiques édifices que je voyais fussent des brutes féroces. J'étais persuadé que je parviendrais à m'entendre avec eux.

« Ils m'avaient emprisonné, mais en somme ils ne m'avaient fait aucun mal. Peut-être n'étais-je pour eux qu'un animal curieux et inconnu qu'ils se proposaient d'étudier.

« Enhardi par ces réflexions, je me glissai avec précaution dans le couloir ténébreux et je descendis une pente très raide qui, comme dans les autres constructions de la tour de verre, tenait lieu d'escalier.

« La difficulté de me guider dans cette obscurité qui pouvait être hérissée d'embûches allait peut-être me faire renoncer à mon projet, lorsque mes pieds heurtèrent de petites aspérités incrustées dans le sol, et à peu près du volume d'une noix.

« Au même instant, par l'effet d'un mécanisme inconnu, la voûte de la galerie s'éclaira d'une lueur très douce et suffisamment vive pour me permettre de reconnaître l'endroit où j'étais.

« Je demeurai quelques instants immobile de surprise, presque persuadé que j'avais abordé dans un royaume enchanté et que la fée qui guidait mes pas venait d'éclairer magnifiquement ma route, au moment même où je déplorais le manque de lumière.

« Les murailles étaient du même verre teinté que j'avais vu dans tout l'édifice, mais la voûte représentait des animaux et des fleurs fantastiques, et c'était d'eux qu'émanait cette lueur que je ne saurais mieux comparer qu'à celle qui rayonne des « mouches de feu » de l'Amérique centrale.

« Je fis quelques pas en avant, à mesure que j'avançais, le plafond redevenait obscur, tandis que la clarté se déplaçait, me précédant, entourant toute ma personne d'une auréole rayonnante.

« Je compris bien vite que c'était le poids même de mon corps agissant sur les contacts qui hérissaient le sol, qui produisait l'illumination qui m'accompagnait.

« Quant à la nature de la lumière elle-même, je ne sais si elle était produite par certains gaz phosphorescents ou due à des radiances spéciales à la planète.

« Porté par la déclivité de la galerie, je descendais toujours, et deux ou trois fois je me trouvai à des carrefours souterrains, où se croisaient d'autres couloirs. Je me gardai bien de céder à la tentation d'obliquer à droite ou à gauche ; le seul moyen de ne pas m'égarer dans ce labyrinthe était de marcher en droite ligne.

« Brusquement, je débouchai dans une haute salle, où s'alignaient à l'infini des statues raides et hiératiques, les unes taillées dans le porphyre rouge, les autres fondues dans un métal plus noir que le bronze, mais ocellé de points d'or. Ces statues représentaient des oiseaux à face humaine, des crocodiles ailés, des dragons épineux et toutes sortes de bêtes, d'une anatomie si capricieuse que je me demandais si elles étaient dues à l'imagination de l'artiste, ou si elles avaient réellement existé dans la nature.

« Je me rangeai à ce dernier parti, en apercevant parmi ces effigies le Roomboo et l'Erloor, rendus avec une minutieuse vérité.

« Toutes ces statues de proportions gigantesques et dont l'alignement se perdait dans les ténèbres avaient quelque chose de terriblement solennel, dont je fus troublé ; elles dardaient sur ma chétive personne leurs prunelles de pierres précieuses avec une fixité implacable, comme pour me dire « Tu ne pénétreras jamais le mystère dont nous sommes les gardiens éternels, tu ne connaîtras jamais notre secret ! »

« J'avançais, mais d'un pas plus hésitant.

« Il me semblait qu'au-delà du cercle de lumière dont je marchais environné, les monstres de pierre et de métal se rapprochaient dans l'ombre comme pour me barrer le chemin du retour.

« Je toussai, le bruit me revint, après avoir roulé d'écho en écho, répercuté par la sonorité d'autres salles que je devinais dans l'éloignement ; je crus que l'être dont j'avais entendu le ricanement allait tout d'un coup surgir de derrière un des piédestaux et s'avancer vers moi.

« Je me trompais, cette salle grandiose devait être abandonnée depuis des siècles, une brume de poussière y rendait indécis le contour des choses et recouvrait tout d'une sorte de givre.

« La contemplation de ce décor barbare avait quelque chose d'accablant ; je sentais peser sur moi le poids séculaire des vieilles civilisations martiennes que, sans doute, je ne connaîtrai jamais.

« J'étais cependant parvenu à l'autre extrémité de la rangée de statues géantes mais là une autre salle s'ouvrait plus vaste encore que la première et peuplée des mêmes statues à la hiératique raideur.

« Je regrettais de m'être aventuré jusque-là et pourtant une force secrète me poussait invinciblement en avant. J'avais d'abord marché plus vite, dans la hâte que j'avais d'arriver à l'extrémité des interminables salles, maintenant je courais.

« Entouré du nimbe que chacun de mes pas allumait à la voûte, je devais ressembler à un météore errant dans les ténèbres.

« Un vertige s'emparait de moi : après les deux salles dont j'ai parlé, j'en trouvai d'autres, puis d'autres encore, c'était une vraie ville souterraine que je parcourais, aussi vaste sans nul doute que le gigantesque palais d'Angkor ou certaines ruines de l'ancienne Égypte.

« Il avait fallu certainement des siècles pour creuser sous la mer toutes ces salles immenses.

« Je m'arrêtai enfin, désespérant de trouver jamais la dernière salle.

« Fatigué et affamé, je ne savais à quoi me résoudre, j'avais autant de répugnance à revenir sur mes pas qu'à pénétrer plus avant.

« La découverte d'un portique qui donnait accès à un autre étage souterrain dissipa mon incertitude, je descendis encore.

« Les salles où je me trouvais alors ne contenaient plus aucune statue, elles ressemblaient plutôt à des magasins : la première que je visitai renfermait des milliers de jarres de verre hermétiquement bouchées et empilées les unes sur les autres ; la suivante était pleine de ballots grossièrement ficelés dans une substance qui me parut être de la peau de poisson tannée par un procédé spécial.

« À la vue des jarres, j'avais poussé un cri de joie. L'idée que je me trouvais dans un des docks ou des magasins d'approvisionnement du peuple inconnu dont j'étais prisonnier, me rendait tout mon courage.

« Je déplaçai avec effort un des grands vases de verre et n'ayant pas d'autre moyen de l'ouvrir car le couvercle en était assujetti par des cordes et bouché par surcroît avec une sorte d'asphalte je le laissai tomber d'assez haut pour le casser.

« Il s'en échappa une masse de grains allongés et qui ressemblaient pour la forme à des grains de maïs. J'y mordis sans la moindre hésitation, et je reconnus avec joie que leur goût féculent et un peu sucré n'avait rien de désagréable.

« Je me rassasiai avidement de cette manne inespérée. J'étais sûr, du moins, de ne plus souffrir de la faim.

« J'aurais pu vivre plus d'un an avec ce que renfermait cette unique salle et je devinais que ces vastes souterrains devaient contenir d'autres provisions.

« Une fois réconforté, je continuai mes recherches, en commençant par les ballots ficelés avec des peaux. Ils contenaient des poissons desséchés ; mais oubliés là sans doute depuis des années et des années, ils étaient devenus si durs qu'il eût fallu une hache pour les entamer.

« Je me hâtai de passer dans la salle voisine. Là, c'était un entassement énorme de troncs cylindriques, je pensai d'abord avoir découvert une réserve de bois à brûler, un gigantesque bûcher. En examinant de plus près ces troncs, je vis qu'ils appartenaient à un végétal de la nature du bambou, et qu'ils étaient sciés à l'endroit des nœuds, de façon à former des tonneaux allongés. J'en pris un et j'arrivai, avec mes ongles, à arracher la cire qui le bouchait, puis je renversai dans le creux de ma main quelques gouttes de liquide.

« Je flairai avec méfiance, la liqueur exhalait une odeur de fruit mûr, cela sentait à la fois l'ananas et le citron, la framboise et la goyave. Il eût été difficile que de si rassurants parfums eussent caché une substance vénéneuse ; puis il n'était guère vraisemblable qu'on eût fait d'un poison une si ample provision.

« Cette raison me décida. Je goûtai l'élixir inconnu, sa saveur était proche de celle du vin d'Espagne ou de Sicile, où l'on eût fait macérer des fleurs et des baies aromatiques, avec pourtant un arrière-goût d'éther qui m'avertissait du danger qu'il y aurait eu, sans doute, à abuser de cette boisson.

« Je me contentai d'en humer quelques gorgées et je ressentis presque aussitôt un bien-être incroyable.

« Ma fatigue avait disparu, mon découragement s'était envolé et j'étais disposé à envisager toutes choses sous un angle propice.

« Aucun breuvage terrestre n'avait produit en moi un aussi puissant réconfort et ce qu'il y avait de particulier dans l'effet de ce tonique c'est que je n'éprouvais ni la gaieté excessive, ni les chaleurs de la face et le léger désordre dans les idées qui suivent la dégustation des vins généreux.

« J'étais parfaitement calme, parfaitement lucide, et cela à un tel point que je repassai, pour ainsi dire, dans ma mémoire tous les incidents qui avaient marqué ces derniers jours, afin de ne pas l'oublier.

« Puis, tout à coup, j'éprouvai un impérieux, besoin de grand air et de fraîcheur.

« Déjà, à plusieurs reprises, l'atmosphère de ces souterrains m'avait paru accablante et lourde, maintenant elle me semblait irrespirable, dénuée de l'oxygène indispensable.

« Certain de retrouver quand je voudrais l'arsenal de vivres que j'avais découvert, je remontai à la salle des statues, puis à la galerie sous-marine.

« Je fus surpris de la trouver plongée dans une obscurité profonde. Sans que j'y prisse garde, la nuit était venue, sans doute depuis longtemps, et la galerie sous-marine n'était pas munie, comme celles que je venais de parcourir, de voûtes resplendissantes dont mes pas déclenchaient automatiquement l'éclairage.

« Je demeurai indécis, je ne m'étais pas encore préoccupé de la façon dont je passerais la nuit ; tout bien considéré, la galerie sous-marine était trop froide, les souterrains trop malsains, je me dirigeai vers la tour de verre, décidé à choisir pour chambre à coucher une des niches profondes dont j'ai parlé. Malgré l'obscurité, il ne m'était pas possible de m'égarer puisque je n'avais qu'à marcher en droite ligne.

« Une douce lueur émanait des profondeurs de la mer endormie, et quand je repassai devant le village de corail, il me parut entouré d'un halo de phosphore jaune et bleu, on l'eût dit dessiné sur le fond ténébreux en lignes d'un feu pâle, dont j'admirai longtemps la caressante magie.

« Les forêts d'algues et les champs que je longeai ensuite n'étaient pas, non plus, entièrement livrés aux ténèbres. Les animalcules et les végétaux lumineux y créaient une sorte de clair de lune aux molles ombres bleues, et c'était étrange que cette clarté qui rayonnait des plantes et des bêtes, laissait les lointains ensevelis dans la nuit.

« Toute cette campagne, d'ailleurs, était silencieuse et paisible, la mer était déserte : les poissons endormis dans les algues et les crustacés dans les trous des rochers.

« C'est à peine si, avant d'atteindre la tour de verre, j'entrevis une grande masse noire, aux larges prunelles de feu liquide, filant rapidement entre deux eaux.

« La vision s'effaça promptement dans l'ambiance ténébreuse, je ne pus distinguer si c'était un grand squale ou un de ces mimétistes qui m'avaient fait autrefois si grand-peur.

« Je me retrouvai maintenant dans la grande spirale qui devait me conduire au sommet de la tour. J'aurais pu tout aussi bien dormir dans une des niches les moins élevées ; mais une puérile curiosité me ramenait vers le sommet, je voulais voir si la corde qui m'avait servi à descendre de la plate-forme était demeurée en place.

« Je gravis donc l'interminable circuit, mais il me fut impossible de retrouver la niche par laquelle j'étais descendu.

« Après l'avoir vainement cherchée pendant quelque temps, je me décidai à m'établir le plus confortablement dans la première venue de ces anfractuosités toutes pareilles, toutes pourvues de leurs vasques remplies de sang.

« Je m'accotai contre le rebord élevé qui s'étendait entre les deux colonnes de verre et séparait les niches de l'abîme central, et je découvris dans un coin un amas d'une substance que je pris d'abord pour du coton, mais qui, après examen, me parut être de l'amiante en filaments déliés ou peut-être de la soie de verre.

« Je m'en fis un oreiller suffisamment moelleux et je me préparai à dormir ; l'esprit assiégé de mille pensées, je contemplai longtemps les arcades infinies de la tour sur laquelle Phobos et Deïmos déversaient leurs magiques lueurs, prêtant aux colonnes irisées des transparences vaporeuses. Les étoiles scintillaient dans le ciel pur, et je me demandais parfois si tout cela n'était pas une hallucination, si je n'étais pas devenu fou, si pendant que mon âme errait astralement dans Mars mon corps ne gisait pas chargé de chaînes, dans le cabanon de quelque « lunatic-asylum » ou dans les cryptes secrètes d'un temple hindou.

« Mais je reportai mes regards vers le ciel, je reconnus la géométrie familière des constellations, et j'aperçus enfin la Terre, comme une petite tache de lumière effacée et honteuse dans la moisson resplendissante des astres…, la Terre où se trouvait tout ce que j'aimais au monde !…

Robert Darvel s'était arrêté, la voix changée. Miss Alberte et lui avaient échangé un regard chargé de la passion la plus pure et la plus profonde. Ce fut avec un léger tremblement que l'ingénieur continua :

« Comme je demeurais plongé dans cette contemplation, j'entendis à deux pas de moi un battement sec d'ailes d'insecte et, presque aussitôt, avant que j'eusse eu le temps de me mettre en défense, je fus saisi par des doigts sinueux et ondoyants comme autant de serpents – les mêmes qui s'étaient attaqués à moi dans le marécage aérien – et je fus réduit à l'impuissance.

« Tout mon sang se figea d'épouvante, je crus, cette fois, l'heure de ma mort arrivée.

« Mais mon adversaire, dont je ne pouvais distinguer la forme dans les ténèbres, se contenta de me rejeter assez brutalement dans le couloir en spirale où je restai étendu plus mort que vif.

« Je n'osai plus faire le moindre mouvement et je sentais mon cœur battre à grands coups sourds. Je restai longtemps ainsi.

« Puis j'entendis le même battement d'ailes, suivi d'un bruit de liquide remué, d'une sorte de barbotement.

« Je compris que mon ennemi se désaltérait au sang des vasques et qu'il se couchait sur l'oreiller d'amiante à la place d'où il venait de me chasser.

« Je me rassurai petit à petit, je repris assez de courage pour me lever et je descendis éperdument deux ou trois étages.

« J'étais haletant, épouvanté, hors de moi.

« Je n'osai me risquer à dormir dans une autre niche, de crainte d'une agression semblable.

« Je me couchai dans la galerie en spirale et j'essayai de dormir. Je finis par céder au sommeil ; mais, toute la nuit, mon repos fut troublé par des rêves effrayants.

« Vingt fois, je me réveillai, la sueur de l'angoisse au front, croyant distinguer, parmi la plainte murmurante de la mer qui battait la base de la tour, des frôlements, des fuites rapides et ces ricanements d'une note atroce, entendus déjà et auxquels je me reprochai de n'avoir pas prêté assez d'attention.

« Le jour vint enfin ; dès que j'y vis assez clair, je remontai vers les étages supérieurs, poussé par une sorte de courage désespéré et bien décidé, cette fois, à me trouver face à face avec ces mystérieux ennemis.

« Je visitai un grand nombre de niches ; toutes étaient vides, mais les fibres d'amiante gardaient une empreinte arrondie, et la plupart des vasques étaient à sec.

« Je n'y comprenais rien ; je me trouvais en présence d'une énigme déconcertante, comme un prince de légende, prisonnier dans quelque château des fées, où il est servi à souhait, sans apercevoir aucun serviteur de chair et de sang.

« Ce jour-là, je le passai presque en entier dans la galerie sous-marine, dont j'aimais les calmes perspectives, les paysages indécis et flous.

« Je n'osais plus pénétrer dans la tour de verre, et je gardais encore l'abominable frisson de ces longs doigts tièdes, à la fois souples et robustes, qui m'avaient enserré et jeté dehors avec une si dédaigneuse rapidité.

« Une semaine se passa ainsi dans des craintes perpétuelles, mais sans une minute d'ennui. J'avais entrepris d'explorer le palais souterrain et je faisais à chaque pas des trouvailles surprenantes.

« Tout un peuple avait amassé dans ces cavernes les richesses des siècles abolis. Je visitai des arsenaux dont les trophées étaient forgés de métaux inconnus ; je me rappelle certaines haches à quadruple tranchant, dont la lame, d'une belle couleur émeraude, ressemblait à de l'or vert.

« Je vis aussi du cuivre, de l'or et du fer, mais en très petite quantité ; en revanche, un métal très rare dans les exploitations terrestres se trouvait là en abondance : l'iridium aux magnifiques reflets changeants.

« Il formait des globes intérieurement garnis de pointes acérées et qui se divisaient en hémisphères réunis par une charnière et dont je ne pus deviner l'usage.

« Il y avait encore des cisailles barbelées, des filets immenses tressés avec des fils d'un métal azuré et dont chaque maille était garnie d'un crochet recourbé comme un hameçon.

« Je me demandais si tous ces instruments compliqués et barbares étaient des armes, des outils ou des instruments de supplice, et je restais parfois des heures à chercher quels étaient les êtres qui avaient bien pu faire usage de tout cet étincelant bric-à-brac et l'entasser dans cette crypte plus vaste qu'une ville.

« Je n'osais même toucher à ces objets qu'avec précaution. Une fois j'avais trouvé un disque d'argent percé de trous qui pouvaient avoir à peu près le diamètre du poignet, et j'avais imprudemment mis le doigt dans un de ces trous.

« Brusquement, un ressort intérieur se déclencha, une lame, rabattue, vint obturer l'ouverture, je faillis avoir le doigt coupé. Cette aventure m'avait rendu circonspect. Pourtant je m'appropriai, pour ma défense personnelle, une hache d'or que je passai à ma ceinture et une sorte de lance d'iridium, à pointe d'argent, dont la pesanteur et l'acuité faisaient une arme redoutable.

« Mais il me faudrait un jour entier pour décrire, même sommairement, les énormes magasins de provisions, d'ustensiles et d'objets de toutes sortes qui remplissaient les catacombes sous-marines…

« Cependant, à divers détails, une chose m'apparut évidente : c'est qu'il y avait des siècles et des siècles que tout cela avait été abandonné. Je pensai que tout un peuple avait dû autrefois être exterminé par les actuels habitants de la tour de verre, mes geôliers encore inconnus.

« Une découverte qui me fit grand plaisir, ce fut celle d'une salle pleine de coffrets d'un bois rougeâtre comme le cèdre, dans lesquels se trouvaient régulièrement pliées toutes sortes d'étoffes.

« Elles étaient tissées avec des fibres dont j'ignorais la nature, mais quelques-unes avaient la souplesse de la soie ou la mollesse des cotonnades.

« Quand je voulus les déplier, un certain nombre tombèrent en poussière comme ces étoffes d'une spécieuse intégrité que l'on retrouve dans les fouilles d'Herculanum ou de Pompéi et qui s'effritent sous les doigts.

« D'autres étaient parfaitement conservées, entre autres certains tissus de plumes, bariolés de couleurs voyantes, dont je me servis pour renouveler mes vêtements qui se trouvaient en assez fâcheux état.

« Je croyais avoir trouvé un magasin d'habillement ou un musée de costumes, mais je ne tardai pas à m'apercevoir de mon erreur. Toutes les pièces d'étoffes que je voyais étaient de forme carrée ou triangulaire, et elles étaient brodées ou coloriées de dessins représentant différentes scènes. C'était une bibliothèque ou un dépôt d'archives qui eût fait la joie de plusieurs académies.

« Certainement, une part importante de l'histoire de la planète se trouvait retracée là.

« Je tournais et retournais les précieux tissus qui tous offraient sur un fond sombre, bleu ou vert, des caractères de couleurs plus voyantes jaune clair ou rouge vit :

« Ces caractères, comme ceux des hiéroglyphes égyptiens et ceux de l'écriture chinoise ancienne, étaient idéographiques, c'est-à-dire qu'ils représentaient, en images sommaires, les objets qu'ils désignaient. Il m'eût fallu des années de travail pour arriver à déchiffrer ces signes ; je compris que ce serait folie de le tenter.

« Pourtant, il y avait, dans ces pages tissées qu'une à une je retirais des coffres parfumés, des scènes qui me paraissaient presque intelligibles et qui me donnaient longuement à réfléchir. Je vis la représentation, grossière mais exacte, d'un Erloor se précipitant sur un de ces hommes des marécages qui, peu de jours auparavant, étaient encore mes sujets ; mais un autre tableau me montrait un Erloor dévoré lui-même par un être que je n'avais jamais vu dans Mars et qui était formé uniquement d'une tête énorme et de deux ailes ; sur une troisième figure, ce monstre était à son tour happé par une masse informe d'une grandeur hors de proportion avec les autres personnages.

« Ainsi, comme sur la Terre, les êtres ne subsistaient qu'au prix du carnage et de la destruction des uns par les autres.

« Cependant, le temps s'écoulait et rien ne paraissait devoir modifier ma situation.

« En suivant la galerie sous-marine, j'avais atteint une autre tour de verre, mais elle était si exactement pareille à la première, que je ne crus pas devoir en visiter une troisième.

« D'ailleurs, c'était toujours le même silence de mort, rarement troublé par des frôlements ou ces rires aigus qui me faisaient si grand-peur.

« Mes espérances de revoir la Terre, ou seulement de pouvoir faire connaître ma situation à mes amis de là-bas, s'évanouissaient une à une ; j'étais hanté par la crainte de mourir là, loin de ceux qui m'étaient chers, sans pouvoir même leur apprendre les résultats de ma merveilleuse exploration.

« C'est alors qu'il se produisit un fait qui devait avoir sur ma destinée une importance singulière.

« Dans mes investigations souterraines, j'avais atteint une rangée de cryptes que je supposais être les dernières. Celles-là n'étaient pas revêtues de parois vitrifiées, et la lumière des voûtes n'en éclairait pas les ténèbres ; elles étaient creusées à même le roc vif, une sorte de granit rougeâtre à grain très fin ; l'accès en était défendu par une porte de métal que j'avais eu quelque peine à ouvrir à l'aide de barres et d'autres outils trouvés dans l'arsenal.

« Ces circonstances n'avaient fait qu'aiguillonner ma curiosité ; mais je ne pouvais songer à explorer ces cryptes à tâtons. Il me fallait d'abord fabriquer une bougie, une lampe ou quelque chose de pareil.

« J'y réussis sans peine à l'aide de la cire qui bouchait les tonneaux et que je pétris entre mes doigts pour la ramollir ; puis je la fis adhérer autour d'une mèche de coton arrachée à un lambeau d'étoffe. Restait à l'allumer et je n'en voyais guère le moyen.

« J'essayais d'abord de faire du feu à la manière des sauvages en frottant énergiquement l'une contre l'autre deux planchettes enlevées aux caisses, mais j'ignorais que pour réussir dans cet exercice de patience il fallait se servir d'un morceau de bois tendre et d'un dur ; peut-être aussi manquai-je de persévérance.

« Quoi qu'il en fût, je ne réussis qu'à me mettre en sueur. J'y renonçai et je finis par trouver un autre moyen.

« D'un coup de ma hache, je détachai d'une muraille un éclat de verre transparent et, à force de l'user et de le polir, j'arrivai à lui donner à peu près la forme d'une lentille.

« Me plaçant à l'entrée d'une des niches, dans un endroit bien exposé au soleil, j'allumai une de mes torches, car j'ai omis de dire que j'en avais fabriqué plusieurs, et tout fier de ce résultat je descendis aussitôt vers les salles souterraines dont les détours commençaient à m'être familiers.

« En un quart d'heure, je parvins à la crypte de granit, impatient des merveilles que je supposais qu'elle renfermait.

« Ma stupéfaction fut grande de ne trouver dans cette catacombe qu'un amas de sphères volumineuses et d'un brun rougeâtre régulièrement empilées par tas égaux, comme les boulets d'un parc d'artillerie.

« Je les examinai de plus près, elles étaient ocellées de taches vertes comme certains grès flammés.

À ce moment, l'attention des auditeurs de Robert Darvel était si profonde qu'ils étaient comme suspendus à ses lèvres. On n'entendait dans le silence que le grattement du stylographe de Frymcock sur la page blanche.

« D'un coup de hache, je fendis une de ces sphères, l'intérieur était blanc et sillonné par des tubes de verre rouge qui, cassés, laissait échapper une liqueur épaisse et puissamment aromatique… Enfin ces sphères étaient exactement pareilles à celle d'où vous m'avez extrait…

– Mais, interrompit Ralph Pitcher, incapable de contenir plus longtemps la fièvre de curiosité qui le dévorait, qu'y avait-il dans l'intérieur ?

– Devinez !… Un Erloor recroquevillé en forme de momie comme je l'étais moi-même et qu'à sa rigidité, je pris pour un cadavre.

« J'étais au comble de l'étonnement : n'avais-je pas vu de mes propres yeux dans la caverne des monstres le charnier qui était en quelque sorte leur cimetière.

« Je finis par m'expliquer la chose en supposant que les anciens peuples qui avaient creusé cette crypte avaient embaumé des Erloors, comme jadis les Égyptiens embaumaient les ibis, les chats et les crocodiles.

« Je poursuivis mon chemin par les couloirs de cette nécropole d'un nouveau genre, réfléchissant à quoi pouvaient servir ces tubes remplis de liquides. J'adoptai l'explication la plus simple en les supposant remplis de quelque préparation antiseptique destinée à assurer la conservation du corps.

« Comme vous l'avez vu par mon propre exemple, je me trompais du tout au tout.

« Le liquide des tubes, saturé d'oxygène, renferme aussi les azotes, les carbones et les autres substances nécessaires à la vie et, si j'en avais la formule, que je ne possède malheureusement pas, l'existence humaine pourrait être presque infiniment prolongée.

« Le liquide est absorbé par la peau et fournit à l'organisme le peu de matériaux réparateurs nécessaires, quand l'individu est plongé dans une sorte de sommeil cataleptique et que les battements du cœur sont arrêtés.

« Les pilules qu'absorbait Phara-Chibh avant de se faire enterrer vivant doivent avoir une certaine analogie avec ce liquide… Mais passons, c'est là un point que je me réserve d'élucider plus tard.

« L'absorption par la peau a l'avantage de ne pas forcer l'estomac à fonctionner, ce qui serait impossible dans l'état de catalepsie, et l'on peut très bien être alimenté de cette façon. N'a-t-on pas calmé la faim de certains malades par des bains d'un bouillon spécial ?

« L'Erloor que j'avais extrait de son bloc était donc certainement encore vivant, mais je n'ai pu deviner la raison de cette espèce d'embaumement. N'était-il là, lui et les autres, que comme provision de nourriture vivante, facile à conserver en cas de siège ou de famine ? Les gardait-on au contraire pour témoigner des âges disparus ? Je n'ai pu le savoir.

« Tout en réfléchissant, j'étais arrivé à une autre région des cryptes, où les piles de sphères s'étendaient à perte de vue, mais cette fois, elles étaient moins volumineuses et de couleur verte.

« J'en cassai une au hasard, les tubes rouges disposés de la circonférence au centre comme les piquants d'une châtaigne s'y trouvaient bien, mais à ma croissante stupeur l'intérieur était vide. Je cassai une seconde sphère, elle était creuse également, et il en fut de même d'une troisième et d'une quatrième.

« À ce moment, j'entendis l'aigu et sinistre ricanement presque à mon oreille. Je me retournai, il n'y avait personne, j'étais seul dans la morne crypte des momies vivantes.

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