VII L'ÎLE DE MORT

Ralph Pitcher murmura, au sujet de la température, une phrase insignifiante que personne ne releva. L'ingénieur, à la satisfaction de tous, reprit après quelques instants de repos.

– Depuis ce jour, j'étais tourmenté par le désir de voir et de connaître le tyran qui exerçait sur les Vampires un si despotique pouvoir. Bien avant que le mois, à la fin duquel un nouveau sacrifice devait avoir lieu, fût écoulé, ma résolution fut prise. Je découvrirais la retraite du monstre et je serais présent quand il dévorerait ses victimes.

« J'étais persuadé qu'il y avait beaucoup d'exagération dans tout ce que l'on en racontait : l'existence d'un être, tel qu'il m'était dépeint, me paraissait impossible.

« Le Vampire auquel je confiai ce projet parut épouvanté de mon audace, cependant il ne refusa pas de me procurer les objets qui m'étaient nécessaires pour une telle expédition, et de me donner les renseignements qu'il fallait pour aborder au pays qu'il appelait « l'Île de Mort » et auquel il ne pensait qu'en tremblant.

« Il me trouva, dans un coin de l'arsenal souterrain, une barque solide et légère, faite d'écailles de tortue de mer si bien fondues ensemble qu'elle paraissait d'une seule pièce ; elle était effilée comme une pirogue et assez grande pour contenir deux personnes ; j'improvisai des rames et un gouvernail à l'aide de planches enlevées aux caisses de cèdre, et j'eus bientôt la satisfaction de voir flotter mon embarcation que les Vampires avaient lancée et amarrée au pied de la tour.

« Elle était munie de vivres plus que suffisants pour la durée de la traversée ; mais j'avais jugé inutile de la pourvoir d'une voile. Outre que j'étais un marin très inexpérimenté, je savais que je serais porté à l'aller comme au retour par deux courants qui allaient en sens inverse l'un de l'autre et qu'il était facile de distinguer à la couleur de leurs eaux.

« Ce ne fut pas sans émotion que, trois jours avant la date fatale du sacrifice, je me laissai glisser un matin du haut de la plateforme de la tour, jusqu'à mon esquif d'écaille. Je donnai quelques coups de rame et me trouvai presque aussitôt dans le courant qui allait du nord au sud et qui m'emporta avec une grande rapidité.

« J'étais muni d'une carte grossièrement dessinée au charbon sur une planche et, d'après les indications qui m'avaient été données, je savais qu'il m'était presque impossible de me tromper.

« Le temps, qui, d'ailleurs, s'était presque aussitôt maintenu au beau depuis mon arrivée chez les Vampires, était splendide ; de loin en loin, les tours de verre étincelaient dans le ciel limpide au-dessus de la mer aussi calme qu'un lac.

« Grâce à mon masque d'opale, dont je ne m'étais pas dessaisi, je voyais les Vampires, alignés sur les plates-formes comme de hideux oiseaux, me regarder passer avec une curiosité épouvantée.

« Cette journée s'écoula sans autre incident que la capture de grands poissons volants, aux ailes roses, qui vinrent s'abattre d'eux-mêmes dans ma barque. Un peu avant la nuit, je pris terre sur un îlot sablonneux, couvert de crustacés et d'oiseaux. Je repris ma navigation dès l'aube, après avoir dormi parfaitement.

« Le paysage s'était modifié. J'avais dépassé la région des tours ; la mer déserte, semée de rocs rouges d'aspect sinistre, reflétait un ciel orageux strié de nuages noirs comme de la poix ou d'une couleur plombée et malsaine. La chaleur était devenue suffocante. De grands squales couleur de sang se jouaient autour de ma barque et je tremblais qu'il ne prit à l'un d'eux la fantaisie de m'attaquer ; il eût suffi d'un seul coup de ses mâchoires formidablement dentées pour me réduire en miettes, moi et mon esquif.

« Vers le milieu de la journée, une grande terre de couleur livide apparut à l'horizon et grandit d'heure en heure, de telle sorte qu'avant le soir son sommet arrondi paraissait se perdre dans les nuages.

« Je reconnus la demeure du tyran ou du dieu des Vampires, et malgré moi je me sentis ému de voir réalisée une partie du moins des choses qu'on m'avait annoncées. Il me semblait que la gigantesque montagne qui barrait l'horizon du sud pesait sur moi de toute sa masse et qu'elle attirait à elle mon frêle esquif, comme la montagne d'aimant des contes arabes.

« Je commençais à ressentir les premières atteintes d'une étrange appréhension ; je me surpris à me demander pourquoi j'avais quitté la tour de verre, où je me trouvais en sûreté – et dans les meilleures conditions pour étudier l'histoire de la planète – afin de courir un péril certain. Il me fallut beaucoup de courage pour ne pas céder à la tentation de tourner ma proue en sens inverse et d'aller rejoindre les Vampires pour lesquels je me sentais rempli de gratitude.

« Ce ne fut pas sans un grand effort sur moi-même que je surmontai cette faiblesse.

« Ce soir-là, je campai au sommet d'un récif déchiqueté par la vague et je ne pus trouver un instant de repos. Aussitôt le soleil couché, un orage épouvantable se déclara. Les éclairs semblaient déchirer le ciel dans toute sa largeur, les lames venaient m'éclabousser jusqu'au sommet du roc, et le tonnerre ne cessa de gronder toute la nuit, en même temps qu'une pluie diluvienne me transperçait jusqu'aux os.

« Je savais que dans beaucoup de pays chauds, par exemple dans certaines contrées des Antilles, l'orage éclate presque chaque soir, et rafraîchit la terre épuisée, pendant le jour, par l'ardeur du soleil.

« Cette réflexion calma un peu mes craintes et m'expliqua ce que m'avait dit le Vampire « que la région de la mort était battue par une tempête perpétuelle ». C'était déjà l'explication par les lois naturelles d'un fait, de prime abord, merveilleux.

« Au matin, je repris mon esquif que j'avais abrité dans une anfractuosité et je me remis en mer. La pluie avait heureusement cessé ; mais le ciel demeurait couvert et la chaleur était plus suffocante encore.

« La montagne se dressait maintenant devant moi comme un rempart à pic et je constatai qu'elle offrait exactement la forme d'une demi-sphère dont les flots de la mer eussent été la base. Je pouvais me rendre compte que les représentations de cette montagne vues dans les dessins brodés se trouvaient parfaitement exactes.

« J'évalue la hauteur de la montagne à peu près à celle du Mont Blanc, avec une largeur trois fois plus considérable. À mesure que je me rapprochais, l'énorme dôme parfaitement uni dans toute sa masse m'apparaissait d'une couleur blafarde, comme en plein jour, une lumière entourée d'un papier blanchâtre.

« À droite et à gauche, j'apercevais une terre beaucoup plus basse et que couvrait une forêt d'immense étendue, avec cette particularité que les arbres en étaient brillants comme s'ils eussent été frottés de plombagine, ou encore, comme certains bois minéralisés qu'on trouve dans les houillères. Mais toute mon attention se portait vers la montagne maudite qui, par une illusion d'optique bien connue, me paraissait toute proche, bien que j'en fusse encore très éloigné.

« La mer, à cet endroit, était semée de récifs et de bancs de sable, traversée de courants, au milieu desquels j'avais beaucoup de mal à maintenir mon embarcation ; des cadavres de poissons et d'oiseaux flottaient le ventre en l'air, comme si le voisinage de la montagne maudite eût été mortel à tous les êtres animés. Une odeur de carnage et de pourriture montait de ces vagues désolées.

« Aucun paysage terrestre ne peut donner une idée de l'aspect sinistre et grandiose de cette perspective.

« Vers le milieu du jour, je passai au large d'un îlot couvert de verdure et de fleurs et je m'en approchai dans l'intention d'y faire halte pendant quelque temps. J'attendrais là, en prenant un peu de repos, que l'heure fût venue d'assister à l'immolation des Vampires.

« Mais, quand je fus à proximité de ces rives enchantées, je vis qu'elles étaient plantées de lauriers-roses géants et la brise m'apporta une âcre odeur d'acide prussique.

« Je compris qu'il eût été mortel de mettre les pieds sur cette terre empoisonnée. Des débris d'insectes, de petits mammifères et de poissons qui jonchaient le sable, ne confirmaient que trop mes craintes. Je m'éloignai à force de rames.

« Vous vous expliquez maintenant mon aversion profonde pour tout parfum qui se rapproche de celui de l'amande amère.

« Cette découverte fit sur moi une grande impression. Je vis que tout était péril autour de moi et dès ce moment je fus persuadé que les Vampires avaient dit la vérité, et que j'étais le jouet d'une puissance inconnue et formidable.

– J'étais cette fois décidé à virer de bord et à revenir ; mais je calculai qu'il ne me restait guère que deux heures de jour. Il eût été de la plus folle imprudence de commencer de nuit mon voyage de retour ; puis, j'étais si troublé que je ne sais si j'aurais pu reconnaître le courant sud-nord qui devait me ramener vers les tours de verre.

« J'avais voulu voir, je verrais, fût-ce malgré moi. Je m'y résignai en tremblant et j'évoluai avec prudence pour me rapprocher de la base de la montagne : j'en étais maintenant assez près pour reconnaître qu'elle était entièrement formée de quartz blanc.

« Cette falaise arrondie qui s'élevait perpendiculairement en face de moi était aussi abrupte, aussi accore que si elle eût été taillée d'un seul bloc ou coulée dans un moule.

« J'en longeai lentement la base obstruée de bancs de sable que je vis, avec horreur, couverts d'un amoncellement de palpes et d'ailes de Vampires qui exhalaient une suffocante puanteur.

« Je remarquai alors qu'il m'avait été possible d'apercevoir ces affreux débris sans l'aide de mon masque.

« La faculté d'être invisibles, que possédaient les Vampires, était donc liée à leur existence et disparaissait en même temps qu'elle.

« J'aurais pu ramer pendant des semaines autour de la géante coupole sans en être plus avancé. J'allais me décider à jeter le lingot de métal qui me tenait lieu J'ancre, lorsque j'aperçus, à peu près au centre de la base de la montagne, une tache sombre qui me fit l'effet d'une porte ou de quelque chose de semblable. Elle devait permettre de pénétrer dans l'intérieur du dôme, dans les flancs même du monstrueux bloc de quartz.

« Je fis force de rames dans cette direction et J'atteignis enfin une large baie ténébreuse qui s'ouvrait à fleur d'eau.

« Je n'eus même pas la pensée de me risquer dans cet antre, surtout lorsque je remarquai que les débris des Vampires étaient là plus nombreux que partout ailleurs, et formaient dans le voisinage une sorte de marais fétide, plein de rampements de bêtes et de bruits de mâchoires.

« Je m'en éloignai donc, mais pas assez pour perdre de vue cette inquiétante entrée. Je pris position dans une petite île rocheuse située à gauche et j'essayai de manger, en dépit de l'angoisse qui m'étreignait à la gorge et de la nausée qui me soulevait le cœur. Je n'avais encore rien pris de la journée ; mais, en dépit de mes efforts, c'est à peine si je réussis à absorber une gorgée de la liqueur réconfortante et une pincée de ces graines féculentes que j'avais trouvées dans les galeries souterraines.

« Je voyais arriver la nuit avec un émoi indicible. Le soleil n'avait pas encore disparu que déjà la foudre commençait à gronder, et que la quotidienne tempête se déchaînait.

« C'est alors que j'observai un phénomène étrange. À mesure que les éclairs redoublaient de nombre et d'intensité, la forêt aux arbres métallisés dont j'ai parlé s'entourait d'une bleuâtre atmosphère d'électricité, les cimes se couronnaient de feux pareils à ceux que les marins observent quelquefois à la pomme des mâts. La forêt semblait littéralement boire l'orage et se saturer de fluide.

« Je n'y comprenais rien ; ni sur la Terre, ni dans Mars, je n'avais vu de bois se comporter d'une manière si contraire aux lois de la conductibilité.

« Je fus bientôt arraché à cette muette contemplation : la nuit était tout à fait venue, et un vent furieux s'était levé ; mais, dominant ses rugissements, une déchirante clameur montait du fond de l'horizon du nord et grossissait d'instant en instant.

« Je sentis la moelle de mes os se figer et mes cheveux se hérisser d'horreur en reconnaissant le cri aigu des Vampires qui était cette fois leur cri d'agonie :

« Ils étaient partis des tours, comme ceux que j'avais vus le mois précédent, et voilà que leur troupe horrible et lamentable arrivait, portée sur les ailes de la tempête.

« Déjà, ils tachaient le ciel strié d'éclairs, de leur masse livide, j'entendais le bruit précipité de leurs ailes, et ces cris aigus qui me déchiraient le cœur.

« Il me semblait qu'ils venaient vers moi, qu'ils imploraient mon secours ! C'était épouvantable… j'étais tombé, haletant, sur le sable ; j'aurais voulu fermer les yeux pour ne pas voir et pourtant je regardais, attiré par le vertige de l'horreur.

« Le vol des misérables monstres passa à quelques mètres seulement au-dessus de moi et je vis les premiers s'engouffrer, avec une vitesse dont une trombe seule ou un tourbillon peuvent donner l'idée, sous le porche sombre dont j'ai parlé et qu'illuminait maintenant une vague phosphorescence.

« Leur foule s'y ruait, entraînée par une force invincible, ils se bousculaient comme des moutons à la porte trop étroite d'un abattoir. La nuée hurlante et suppliante était lentement absorbée par la montagne.

« Les cris aigus s'éteignaient dans un bruit mou de chose broyée, dans une éructation de déglutition qui parvenait jusqu'à moi. De temps en temps, le porche, que je n'ose appeler une bouche, rejetait, dans un flot d'écume sanglante, les ailes et les palpes, qui allaient s'entasser en un banc semi-circulaire, comme les immondices en forment à l'entrée des égouts…

« Et, au-dessus de ce hideux drame, le grand ciel noir balafré d'éclairs, qui montraient le paysage de cauchemar et les vagues courroucées…

« C'était plus que mes forces n'en pouvaient supporter. Je m'évanouis.

« Quand je rouvris les yeux, la nuée des Vampires avait disparu, tous avaient dégringolé dans la gueule béante, la tempête se déchaînait solitairement au-dessus de l'horizon désolé ; mais une modification inexplicable s'était produite dans l'aspect de la montagne : elle rayonnait maintenant tout entière d'une phosphorescence laiteuse. J'avais devant moi un mur de clarté livide, dont l'impression était effrayante au-delà de ce qu'on peut imaginer.

« Je ne pus m'empêcher de songer à ces lampyres des tropiques qui ne jettent leurs feux qu'une fois repus ; maintenant, sans doute, le Léviathan digérait.

« J'étais brisé de fatigue et de peur, malade, écœuré. Il ne me restait même plus de curiosité ; je n'avais plus qu'une pensée : fuir à tout jamais ce lieu maudit.

« Ah ! pourquoi avais-je quitté la Terre, la bonne Terre maternelle, pour cette planète sanglante où les lois de la concurrence s'exerçaient de façon si atroce et si implacable !

« Je n'avais plus qu'une idée, je le répète : fuir, fuir à tout prix, n'importe où, n'importe au prix de quels périls.

« Je ne songeai même pas à la tempête qui fouettait de ses lanières d'éclairs le troupeau des vagues aux écumes échevelées. Je détachai mon esquif et je saisis mes rames avec une sorte de folie ; mais j'étais à peine à deux encablures du rivage, qu'une lame de fond enleva la nacelle et la fit tournoyer comme un fétu de paille. Je me cramponnai au bordage et je passai à la crête des vagues avec une vitesse stupéfiante.

« Je réfléchis maintenant que je dois certainement à l'extrême légèreté de mon embarcation de n'avoir pas coulé à fond.

« Je fus lancé par-dessus des pointes de roc, projeté brutalement sur une plage de galets, puis repris par le flot et lancé de nouveau ; un paquet de mer me submergea, mes bras se détendirent et je coulai à fond…

« Par quel miracle n'ai-je pas péri ?

« Quand je rouvris les yeux, aux chauds rayons du soleil déjà haut dans le ciel, j'étais étendu sur un banc de cailloux et, au premier mouvement que j'essayais de faire, j'éprouvai de vives douleurs par tout le corps.

« J'étais brisé comme un homme que l'on aurait roué de coups de bâton, les pointes aiguës du rocher m'avaient couvert de plaies et d'ecchymoses, enfin l'eau de mer que j'avais avalée me causait de violentes crampes d'estomac.

« Je crus ma dernière heure arrivée. Pourtant, j'eus la force de me traîner en dehors de l'atteinte des vagues ; à quelques pas de moi, j'aperçus les débris de ma barque d'écaille, crevée et disjointe et aussi quelques-uns des objets qui en avaient composé le chargement.

« Je rampai de ce côté ; mais j'étais si affaibli qu'il me fallut certainement plus d'une demi-heure pour franchir les dix pas qui me séparaient des épaves. Chaque mouvement m'arrachait un gémissement de douleur et j'étais torturé par la soif.

« Ce fut avec un sentiment de bonheur ineffable que je reconnus, à peu près intact, parmi les galets, le tonnelet de bambou qui contenait ma liqueur cordiale. Avec beaucoup de temps et de peine, je parvins encore à me traîner jusque-là et à défaire le couvercle.

« J'absorbai avec ravissement quelques gorgées et presque aussitôt l'effet du généreux élixir se fit sentir ; je me trouvai mieux et, bien que mes blessures me fissent beaucoup souffrir, je pus me lever et tirer à l'écart les débris de ma barque, dans le vague espoir de la réparer plus tard.

« Je me tenais à peine sur mes jambes et le soleil, en ce moment très ardent, commençait à m'incommoder.

« C'est alors seulement que je pensai à examiner le rivage où la tempête m'avait jeté. En face de moi, à peu de distance de la mer, s'étendait la forêt minéralisée aux étranges reflets de plombagine, que la nuit précédente j'avais vue couronnée de lueurs électriques : très loin derrière, le cône d'un volcan s'empanachait de fumée ; à ma droite, la montagne maudite bouchait la perspective de sa vaste masse blanche, dont le sommeil arrondi se perdait dans la nue.

« La terrible vision des scènes de la nuit se dressa dans mon souvenir.

« Je frissonnai d'horreur ; je crois que je me serais cru plus en sûreté sous la griffe d'un lion que dans cet affreux voisinage. Je savais qu'il eût suffi d'un caprice du monstre caché dans cette montagne pour que je fusse englouti, et dévoré comme peut l'être un des animalcules microscopiques dont la baleine se nourrit à certaines époques.

« Je me demandais comment il se faisait que je vivais encore. Le même ardent désir de m'enfuir s'empara de moi, je pensais que je ne devais la vie qu'à la torpeur dans laquelle, pendant sa digestion, demeurait plongé le mystérieux Léviathan.

« Fuir… mais cela m'était impossible ; je jetai un regard désespéré sur mes jambes ensanglantées et sur les débris de ma barque. Je ne pouvais me remettre en mer sans être guéri et reposé et sans avoir raccommodé, tant bien que mal, mon esquif.

« J'étais plongé dans ces tristes réflexions quand j'eus l'idée que le cordial de mon tonnelet serait pour mes blessures un pansement excellent ; son odeur balsamique m'encouragea à en user et j'en éprouvai presque immédiatement le bon effet ; la douloureuse cuisson des plaies se calma et, quoique boitant toujours un peu, je me sentis plus solide sur mes jambes.

« J'employai le reste de cette journée à me reposer et à repêcher ce que je pus de mes provisions. C'est en me livrant à ce travail que j'aperçus, à demi enterré dans le sable, le masque d'opale qui avait dû se détacher au moment du naufrage ; cette découverte me causa une grande joie.

« Je le mis en sûreté dans un trou de roc avec ce que j'avais sauvé, j'allumai du feu grâce à la lentille et je fis cuire une tortue de mer à col de serpent que j'avais capturée dans le sable.

« Je ne parlerai pas de l'orage quotidien qui s'éleva, aussitôt le soleil couché, et contre lequel je m'abritai de mon mieux. La fatigue et, peut-être, la vertu de mon cordial me firent goûter un sommeil profond. Je me trouvai en m'éveillant presque dispos, en tout cas prêt à me mettre au travail ; l'idée que la digestion du Léviathan devait le rendre inoffensif pendant plusieurs jours de suite m'avait grandement réconforté.

« Tout d'abord, les débris de mon feu, près duquel étaient épars les restes de la tortue, me firent croire qu'à l'aide d'un certain nombre d'écailles semblables, ramollies par la chaleur, je pourrais facilement radouber mon embarcation. Mais les écailles se racornissaient au feu et je me rappelai que, dans les fabriques de peignes, c'était d'eau bouillante qu'on faisait usage pour ramollir la matière avant de la travailler, et je n'avais rien qui pût remplacer un vase propre à la contenir.

« J'étais découragé. Je pris ma hache et me dirigeai du côté de la forêt cristallisée, de l'autre côté j'apercevais le cratère couronné d'un panache de fumée.

« Le voisinage du volcan me donnait l'espoir, assez vague d'ailleurs, de trouver une source d'eau chaude.

« Je m'avançai dans l'espace dégarni qui se trouvait entre la montagne et la forêt. Je m'aperçus alors – je n'en étais plus à compter les étonnements et j'étais blasé sur les plus extraordinaires phénomènes – que les arbres n'étaient nullement, comme je l'avais cru, des pétrifications fossiles, que ce n'étaient pas des arbres, mais bien des mâts de métal où des barres plus petites venaient se souder à angle droit. Ces barres se bifurquaient elles-mêmes en baguettes métalliques effilées en pointes très fines.

« L'ensemble avait l'aspect d'un sapin à la cime aiguë. La base de chacun des mâts qui tenait lieu de tronc était scellée dans une large plaque de verre.

« J'avais devant moi une forêt non végétale et tout artificielle, une forêt de paratonnerres !

« Je ne m'étonnai plus maintenant des flammes électriques que j'avais vues voltiger pendant l'orage au-dessus de ces étranges branchages. Mais que devenait l'énorme quantité de fluide ainsi capté pendant chaque orage, c'est-à-dire chaque soir ?

« Je me perdais en conjectures.

« Je continuai à longer la forêt et j'arrivai à une vaste place, dallée de grandes plaques de verre transparent, au-dessous desquelles j'entendais un murmure d'eau courante. Je m'agenouillai et à travers l'épaisseur du dallage, je distinguai une grosse poutre de métal sur laquelle étaient branchés une foule de câbles plus petits, et qui était immergée dans l'eau d'un lac ou d'un canal souterrain.

« Je ne doutai pas que chacun des câbles n'allât aboutir lui-même au pied d'un des arbres de métal.

« Ainsi, toute l'énergie électrique captée par ces milliers et ces milliers de paratonnerres était absorbée et utilisée – à quel travail ? – par l'être inconnu et formidable que j'avais appelé le Léviathan, faute d'un autre mot plus clair pour le définir.

« J'étais tellement préoccupé par la découverte que je venais de faire que je dépassai sans m'en apercevoir la place dallée de verre, et que je m'engageai dans la forêt de métal, dont la moindre brise faisait vibrer les rameaux comme des harpes éoliennes.

« – À quoi, diable, peut bien servir ce courant ? m'écriai-je tout haut.

« Et, tout en monologuant, comme tous les gens qui sont sous l'empire d'une idée absorbante, je continuais à marcher à grands pas.

« Je dus marcher longtemps ainsi, car, je l'ai calculé depuis, la forêt, en cet endroit, avait environ une lieue de largeur, sur une longueur trois fois plus grande.

« Je ne m'arrêtai dans un endroit pierreux et dénudé que parce qu'un ruisseau me barrait le passage ; j'avais traversé le bois électrique dans sa largeur et je voyais, à une faible distance, les premiers contreforts du volcan.

« La plaine de lave était semée de pierres ponces, de cendres et de scories.

« Je me préparais à enjamber le ruisseau, quand je m'aperçus que son eau exhalait une épaisse vapeur. J'y trempai la main : ses eaux étaient brûlantes ; par un étrange hasard, ma supposition s'était trouvée juste, j'avais devant moi une de ces sources chaudes si communes dans le voisinage des volcans, et je pouvais dire que cette découverte ne m'avait pas coûté grand-peine.

« Je pourrais rapiécer à mon aise les parois de ma barque d'écaille. Je n'en revenais pas de la chance que j'avais eue et j'allais me mettre en chemin pour aller chercher mon esquif, lorsque j'eus la fantaisie de suivre le cours du ruisseau qui coulait vers la base de la montagne, dont il baignait quelque temps les assises.

« Chemin faisant, il recevait le tribut d'une petite source dont les eaux d'un jaune sale et d'odeur piquante me montrèrent que j'avais devant moi un ruisseau d'acide, phénomène d'ailleurs aussi commun dans les régions volcaniques qu'un jaillissement d'eau chaude.

« Je me rappelai que Humboldt a signalé dans les Andes une source « naturelle » d'acide sulfurique pesant un degré assez élevé à l'aéromètre de Baumé.

« Mais, à la manière dont les laves vitrifiées des rives étaient creusées et comme dissoutes, ce n'était pas à ce corps que j'avais affaire : ce devait être plutôt à l'acide fluorhydrique, le plus corrosif de tous les corps, puisqu'il ronge même les flacons de verre où on le met.

« En se mêlant au ruisseau, la source lui communiquait ses propriétés rongeantes et, quand j'arrivai à l'endroit où il côtoyait la base de la montagne, je m'aperçus que le travail ininterrompu des eaux avait creusé dans le quartz un renfoncement d'à peu près un mètre de hauteur.

« Le courant entrait dans cette grotte minuscule, d'où il ressortait quelques pas plus loin, pour se perdre dans un marécage, empesté d'une odeur de soufre, qui me rappela les environs de l'Etna, que j'avais visités autrefois.

« Je m'étais arrêté devant la grotte et j'examinais la pierre que j'avais prise pour du quartz et qui formait tout le revêtement de la montagne ; aux endroits où elle était entamée par l'action de l'acide, elle était toute pareille à la pierre à reflets verts et roses dont était fait mon masque et que j'avais prise pour de l'opale.

« C'était une énigme de plus à déchiffrer ; mais je n'y attachai pas tout d'abord d'importance.

« Une curiosité me prenait de pénétrer dans la petite grotte, dont quelques pierres semées dans le courant permettaient l'accès assez facilement. J'oubliai pour un moment toutes mes craintes.

« Je m'engageai sous la voûte, en me courbant, et j'avançai de quelques pas, d'abord dans l'obscurité, puis au milieu d'une faible lumière, pareille à celle du clair de lune. La grotte n'avait pas plus de dix pas en profondeur, elle se terminait par un renfoncement arrondi d'où émanait la lueur lunaire.

« Je m'approchai, je regardai comme on regarde à travers une vitre embrumée et, tout d'abord, je ne vis qu'un amas de choses confuses : une série de vallonnements réguliers, de creux et de monticules.

« Mais tout à coup la lueur intérieure grandit. Je pus voir nettement ! Dans mes plus folles et mes plus téméraires suppositions, je n'aurais jamais imaginé pareille chose…

« La vérité était plus incroyable et plus merveilleuse que toute fiction.

« Le dirai-je ? J'avais devant moi un gigantesque, un monstrueux cerveau, auquel cette montagne, haute comme le Mont Blanc, servait de boîte crânienne !

« J'apercevais distinctement les différents lobes aussi vastes que des collines et des circonvolutions qui me semblaient de profonds ravins…

« Les géants organes baignaient dans un liquide phosphorescent qui les rendait visibles à mes yeux, et je voyais battre et bondir des artères et des veines avec le mouvement puissant d'une bielle de machine ; il me sembla même qu'une tiède chaleur venait jusqu'à moi, à travers l'épais rempart de pierre translucide !

« Jamais homme n'éprouva stupeur pareille à la mienne. Je me demandais si je n'étais pas le jouet d'une diabolique hallucination. Cette création si prodigieuse, si en dehors des hypothèses normales, me laissait écrasé d'une horreur qui n'a pas de nom ; et, malgré moi, je demeurais les yeux collés à cette fenêtre ouverte sur l'infini, sans avoir la force de m'enfuir.

« J'était hébété, hypnotisé par le vertigineux spectacle. Je m'arrachai enfin de la grotte et je me réfugiai dans la forêt de métal ; ma tête éclatait, mes artères battaient à se rompre, je sentais la folie m'envahir.

« Cette preuve vivante de la miraculeuse variété des formes de la vie dans les diverses créations des mondes me plongeait dans une telle hébétude que j'en perdais la faculté de raisonner…

« Les Hommes revenus du fond des gouffres du Maelstrom, Dante après les rêves qui le menaient chaque nuit dans son Enfer durent être ainsi.

« Je me remis peu à, peu, je hasardai des explications.

« Évidemment, le courant électrique de la forêt, transformé par quelque procédé inconnu, fournissait à cet extraordinaire amas de cellules l'énergie nerveuse, pendant que les Vampires dévorés renouvelaient sa provision de phosphore, une fois qu'elle était épuisée.

« Je m'expliquai la formidable puissance d'une telle masse cérébrale ; de quoi n'était pas capable, dardée vers un seul point, cette énorme volonté ?

« Je ne m'étonnais plus des Vampires foudroyés à distance ou amenés malgré eux jusqu'au gouffre dévorant du fond de leur tour de verre.

« Cette babélique cervelle devait réaliser, dans une partie de Mars, l'idée que nous nous faisons d'un dieu tout-puissant. Elle devait à son gré susciter les tempêtes ou les calmer, faire naître les plantes ou les bêtes à son caprice, et je ne trouvais plus exagérées les assertions du Vampire, quand il m'avait affirmé que l'être terrible voyait tout, entendait tout, quand il voulait s'en donner la peine.

« Le dôme de pierre, de la même nature que mon masque qui lui servait de crâne, devait lui permettre de percevoir toutes les radiances invisibles, sans qu'il eût besoin pour cela de prunelles, l'énorme lobe optique devant être directement impressionné par la lumière…

Robert Darvel s'était arrêté éperdu, les yeux hagards, à l'évocation grandiose du cerveau géant. Ses amis, profondément remués eux-mêmes, attendaient avec une poignante curiosité qu'il continuât.

– Je lis, dit-il, mille questions dans vos yeux à tous. Vous vous demandez comment, moi, savant et je pourrais presque dire savant martien j'explique une si inconcevable créature, comment je la rattache à la chaîne des autres êtres ! Je n'aurai pas l'audace de donner, sur une question pareille, une théorie complète, cependant je crois qu'on peut hasarder certaines hypothèses.

L'attention crispa les fronts, étincela plus ardente dans les prunelles des amis de l'ingénieur.

– Je suppose, reprit-il, que les Vampires ne sont qu'une ébauche, un essai de l'être innommable que j'ai vu ; déjà, ils ne sont presque que des cerveaux ; en supprimant les ailes et les palpes, dont ils pourraient à la rigueur se passer, ils seraient presque semblables à lui.

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit, de l'énergie de la volonté, de la puissance de suggestion chez ces êtres désormais dépourvus de griffes et de dents.

« Supposez, après un millier de siècles, ces facultés centuplées. Mais cela, m'objecterez-vous, n'explique pas le colossal volume de ce cerveau.

« Je répondrai que je le crois formé, non d'un seul, mais de plusieurs milliers d'encéphales, juxtaposés, fondus en un seul à la suite d'une évolution inconnue.

« Cela n'est pas, à réfléchir, aussi invraisemblable que cela le paraît de prime abord.

« Supposons l'homme débarrassé par la science et le temps de ses organes animaux, réduit à la seule matière pesante, à l'encéphale.

« Il est allégé des organes de digestion et de locomotion, il se nourrit d'une goutte d'aliment concentré, son existence, n'étant plus sujette à la même usure, est presque indéfinie, et sa volonté a bénéficié de la diminution du fardeau qui lui incombait autrefois.

« Supposons cela ; remarquez d'ailleurs que, dès maintenant, tout homme livré à un travail intellectuel, n'a plus le même besoin de se mouvoir un homme qui lit, qui écrit, qui écoute ou qui parle, est immobile, et dans une assemblée d'hommes chez lesquels la science aura fait disparaître les imperfections, par conséquent les irrégularités, il arrivera mathématiquement que tous auront à peu près une pensée commune.

« De là à supposer que le siège matériel de cette pensée devienne aussi commun à tous, que mille penseurs n'aient plus à eux tous qu'un seul cerveau, le pas n'est pas long à faire.

« Mais cette explication, sur laquelle d'ailleurs j'insisterai, m'entraînerait trop loin ; je reviens à la suite de mes aventures.

« Je passai le restant de cette journée, mémorable entre toutes dans l'histoire des découvertes de la science, absorbé dans une profonde méditation.

« Je me représentais l'existence de cet être multiple, endormi dans le rêve qu'il se créait à lui-même, suivant ses désirs, attentif à la vie de la planète qu'il modifiait à son gré, et peut-être méditant et réalisant en ce moment quelque nouvel élan de lui-même vers une autre étape de l'éternelle ascension vers un avenir meilleur et plus beau, et je le comparais à Bouddha méditant accroupi sur la fleur du lotus.

« Ce n'était plus de la terreur, que j'éprouvais, c'était une admiration éperdue. Qui dirait les découvertes inouïes, les surhumains chefs-d'œuvre, dont l'âme du dieu martien, recueilli sous sa coupole de pierre, était le théâtre ?

« Je me demandais si son attention s'était arrêtée sur ma chétive personne et j'arrivais à me persuader qu'il m'avait volontairement épargné, que c'était volontairement qu'il m'avait permis de surprendre une partie des secrets de sa nature.

– Puis, ma rêverie suivit un autre cours, je me dis que peut-être il s'était oublié dans son propre rêve, que sa volonté puissante s'était engourdie, que les siècles avaient émoussé l'acuité de sa sensation, et qu'un jour, après des siècles révolus, ils s'atrophierait sous sa montagne comme le cerveau d'un vieillard qui tombe en enfance…

« C'était peut-être à un affaiblissement de ce genre que je devais l'existence…

« Plongé dans cette rêverie, ou, si l'on veut, dans cette méditation, je ne pensais plus à réparer ma barque, je ne m'apercevais plus de la fuite des heures. La nuit, qui tombait, blanche déjà d'éclairs, me rappela brusquement au souci des choses matérielles. Je retournai au rivage et je mangeai distraitement une poignée de mes graines féculentes.

« Tout à coup, les premiers mâts de la forêt métallique s'empanachèrent de feux électriques.

« Je me dressai sur mes pieds, comme si j'eusse été déclenché par un ressort.

« J'avais envie de m'écrier comme Archimède, Euréka ! Je venais d'entrevoir, tout d'un coup, la possibilité de communiquer avec la Terre et peut-être de réduire sous ma puissance l'être ineffable, le Grand Cerveau !

« Je me couchai ivre d'orgueil à côté des débris de ma barque, mais je ne pus dormir.

« Tout la nuit, mon esprit tourna et retourna l'idée qui s'était inopinément offerte, je perfectionnais les détails de mon projet, je résolvais une à une les objections.

« Quand le jour parut au ciel encore brouillé d'orage, mon plan était fait et j'en croyais le succès immanquable.

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