IX

Le temps, néanmoins, affaiblit considérablement les impressions ; une journée se passa, une autre la suivit, et aucun soupçon ne tombait sur lui. L’impunité le réconcilia avec sa faute : il commença à reprendre courage ; et, à mesure que sa frayeur d’être découvert se dissipait, il était moins attentif aux reproches du remords. Mathilde faisait des efforts pour apaiser ses alarmes. À la première nouvelle de la mort d’Elvire, elle avait paru très affectée et avait déploré avec lui la malheureuse catastrophe de son aventure ; mais quand elle vit que son agitation était un peu calmée, et qu’il était mieux disposé à l’écouter, elle en vint à parler de son crime en termes plus doux, et à lui persuader qu’il n’était point aussi coupable qu’il paraissait le croire. Elle lui représenta qu’il n’avait fait qu’user des droits que la nature accorde à chacun, le droit de légitime défense ; qu’il fallait qu’Elvire ou lui pérît, et que par son inflexible détermination de le perdre, elle avait prononcé sur elle-même un juste arrêt : elle ajouta que, puisqu’il s’était rendu suspect à Elvire, il devait s’estimer heureux que la mort eût fermé les lèvres de cette femme ; car, sans la catastrophe qui venait d’avoir lieu, elle aurait probablement divulgué ses soupçons et produit les plus fâcheuses conséquences. Il s’était donc délivré d’une ennemie à qui ses erreurs étaient assez connues pour qu’elle fût dangereuse, et qui était le plus grand obstacle à ses dessins sur Antonia. – Ces desseins, elle l’encouragea à ne point les abandonner ; elle l’assura que, n’étant plus protégée par l’œil vigilant de sa mère, la fille devenait une conquête facile ; et, à force de louer et d’énumérer les charmes d’Antonia, elle tâcha de rallumer les désirs du moine. Ses efforts ne réussirent que trop bien. Comme si les forfaits où sa passion l’avait entraîné n’eussent fait que la rendre plus violente, il brûlait plus que jamais de posséder Antonia ; ayant réussi à cacher un premier crime, il comptait sur le même succès pour le suivant. Il était sourd aux murmures de sa conscience, et résolu de satisfaire ses désirs à tout prix : il n’attendait qu’une occasion de renouveler sa tentative ; mais cette occasion, il n’était plus possible de la faire naître par le même moyen. Dans les premiers transports du désespoir, il avait brisé en mille pièces le myrte enchanté ; Mathilde lui dit formellement qu’il ne devait plus s’attendre à l’aide des puissances infernales, s’il ne consentait à souscrire aux conditions qui lui seraient imposées. Ambrosio était déterminé à ne le point faire ; il se persuadait que, si coupable qu’il pût être, tant qu’il conserverait ses droits à la rédemption, il ne devait point désespérer du pardon. Il refusa donc positivement de former aucun engagement, aucun pacte avec les démons, et Mathilde, le trouvant obstiné sur ce point, s’abstint de le presser davantage : elle appliqua son imagination à découvrir un moyen de mettre Antonia au pouvoir du prieur, et ce moyen ne fut pas long à se présenter.

Tandis qu’on méditait ainsi sa ruine, la malheureuse fille souffrait cruellement de la perte de sa mère. Tous les matins, au réveil, son premier soin était d’entrer dans la chambre d’Elvire ; le jour qui suivit la funeste visite d’Ambrosio, elle s’éveilla plus tard qu’à l’ordinaire : elle en fut avertie par l’horloge du couvent : elle se hâta de sortir du lit, de jeter sur elle quelques vêtements, et elle allait s’informer comment sa mère avait passé la nuit, lorsque son pied heurta quelque chose qui lui barrait le passage. Elle regarda à terre. Quelle fut son horreur en reconnaissant la figure livide d’Elvire ! elle poussa un cri perçant, et se précipita sur le plancher ; elle serra contre son sein ce corps inanimé, y sentit le froid de la mort, et avec un mouvement de dégoût dont elle ne fut pas maîtresse, elle le laissa tomber de ses bras. Le cri avait alarmé Flora, qui était accourue au secours : le spectacle qu’elle vit la pénétra d’horreur ; mais ses clameurs furent plus fortes que celles d’Antonia : elle fit retentir la maison de ses lamentations, tandis que sa maîtresse, presque suffoquée par la douleur, n’en pouvait donner d’autres marques que des sanglots et des gémissements. Les cris de Flora parvinrent bientôt aux oreilles de l’hôtesse, dont la terreur et la surprise furent excessives en apprenant la cause de ce bruit. On fit venir à l’instant un médecin ; mais au premier aspect du corps, il déclara qu’il n’était pas au pouvoir de l’art de rappeler Elvire à la vie ; il se mit donc à donner ses soins à Antonia qui en ce moment en avait grand besoin. On la porta au lit tandis que l’hôtesse s’occupait de donner des ordres pour l’enterrement d’Elvire. Dame Jacinthe était une bonne femme, simple, charitable, généreuse et dévote ; mais elle avait la tête faible, et elle était misérablement esclave de la crainte et de la superstition ; elle frissonnait à l’idée de passer la nuit dans la même maison qu’un cadavre ; elle était convaincue que l’ombre d’Elvire lui apparaîtrait, et non moins certaine qu’une telle visite la tuerait de frayeur : dans cette conviction elle résolut de passer la nuit chez une voisine, et insista pour que les funérailles eussent lieu le lendemain. Le cimetière de Sainte-Claire étant le plus près, on décida qu’Elvire y serait enterrée. Dame Jacinthe se chargea de tous les frais ; elle ne savait pas au juste quelle était la position pécuniaire d’Antonia, mais elle la croyait fort modeste à juger d’après l’économie avec laquelle avait vécu ce ménage : elle n’avait donc guère d’espoir d’être remboursée de ses avances ; mais cette considération ne l’empêcha pas de prendre soin que la cérémonie fût convenable, ni d’avoir tous les égards possibles pour la malheureuse Antonia.

Personne ne meurt de pur chagrin : Antonia en fut la preuve. Aidée de sa jeunesse et d’une saine constitution, elle surmonta la maladie que lui avait causée la mort de sa mère ; mais il ne fut pas aussi aisé de guérir le malaise de son âme : ses yeux étaient constamment remplis de larmes ; la moindre chose l’affectait et elle nourrissait évidemment dans son sein une mélancolie profonde et enracinée. La plus légère mention d’Elvire, la circonstance la plus ordinaire qui lui rappelait sa mère bien-aimée, suffisaient pour la jeter dans une grave agitation. Combien son chagrin se serait accru, si elle avait su l’agonie qui avait terminé l’existence de sa mère ! mais personne n’en avait le plus petit soupçon.

Dans le fait, la situation d’Antonia ne laissait pas que d’être embarrassante et pénible : elle était seule dans une ville de plaisir et de dépense ; elle était mal pourvue d’argent, et plus mal encore d’amis. Sa tante Léonella était toujours à Cordoue, et elle ne savait pas son adresse ; elle n’avait point de nouvelles du marquis de Las Cisternas : quant à Lorenzo, elle avait depuis longtemps l’idée qu’elle lui était devenue indifférente. Elle ne savait à qui s’adresser dans cette position difficile : elle aurait désiré consulter Ambrosio, mais elle se rappelait que sa mère lui avait ordonné de le fuir autant que possible, et la dernière conversation qu’elles avaient eue toutes les deux à ce sujet l’avait suffisamment éclairée sur les desseins du prieur pour la mettre en garde contre lui à l’avenir.

Enfin elle résolut de recourir aux avis et à la protection du marquis de Las Cisternas qui était son plus proche parent. Elle lui écrivit pour lui exposer brièvement sa déplorable situation ; elle le conjura d’avoir pitié de la fille d’un frère, de lui continuer la pension d’Elvire, et de l’autoriser à se retirer au vieux château de Murcie qui jusqu’alors lui avait servi de retraite. Ayant cacheté sa lettre, elle la remit à la fidèle Flora, qui aussitôt partit pour remplir la commission. Mais Antonia était née sous une malheureuse étoile : si elle s’était adressée au marquis un jour plus tôt, reçue comme une nièce, et mise à la tête de sa maison, elle aurait échappé à toutes les infortunes qui la menaçaient encore. Raymond avait toujours eu l’intention d’exécuter ce plan : mais d’abord, l’espérance de faire sa proposition à Elvire par la bouche d’Agnès, et ensuite la douleur d’avoir perdu sa maîtresse, ainsi que la cruelle maladie qui l’avait retenu quelque temps au lit, lui avait fait différer de jour en jour de donner asile dans sa maison à la veuve de son frère. Il avait chargé Lorenzo de veiller à ce qu’elle ne manquât pas d’argent ; mais Elvire, qui ne voulait point avoir d’obligations à ce gentilhomme, l’avait assuré qu’elle n’avait besoin pour le moment d’aucune assistance pécuniaire. Le marquis donc ne s’était pas imaginé qu’un léger retard la pût mettre dans l’embarras, et la détresse et les angoisses de son âme pouvaient bien excuser sa négligence.

S’il avait su que la mort de sa mère eût laissé Antonia sans amis et sans protection, assurément il aurait pris les mesures nécessaires pour la préserver de tout danger ; mais elle n’était pas destinée à tant de bonheur. La veille du jour où elle avait envoyé sa lettre au palais de Las Cisternas, Lorenzo était parti de Madrid. Le marquis, convaincu qu’Agnès n’existait plus, était dans les premiers paroxysmes du désespoir : il avait le délire ; et comme sa vie était en danger, on ne laissait personne l’approcher. On apprit à Flora qu’il était hors d’état de lire une lettre, et que probablement son sort serait décidé dans peu d’heures. C’est avec cette réponse peu satisfaisante qu’il lui fallut revenir vers sa maîtresse, qui se trouva plongée dans de plus grandes difficultés que jamais.

On lui remit une lettre, adressée à Elvire : elle reconnut l’écriture de Léonella, et, l’ouvrant avec joie, elle y trouva un récit détaillé des aventures de sa tante à Cordoue. Elle informait sa sœur qu’elle avait recueilli son héritage, perdu son cœur et reçu en échange celui du plus aimable des apothicaires passés, présents et futurs ; elle ajoutait qu’elle serait à Madrid le mardi soir, et se proposait d’avoir le plaisir de lui présenter en forme son caro sposo. Antonia, attendit donc avec impatience le mardi soir.

Il arriva. Antonia écoutait avec anxiété les voitures qui passaient dans la rue : pas une ne s’arrêtait ; il se faisait tard et Léonella ne paraissait pas. Antonia résolut de ne point se coucher que sa tante ne fût arrivée ; et en dépit de toutes ses remontrances, dame Jacinthe et Flora s’obstinèrent à faire comme elle. Les heures s’écoulèrent lentement et péniblement.

Comme elle allait et venait nonchalamment dans la chambre, ses yeux tombèrent sur la porte qui conduisait à la chambre qu’avait occupée sa mère : elle se souvint que la petite bibliothèque d’Elvire était là, et qu’elle y trouverait peut-être un livre qui l’amuserait jusqu’à l’arrivée de Léonella. Elle prit donc son flambeau sur la table, traversa le petit cabinet et entra dans la pièce voisine. La vue de cette chambre lui rappela mille idées pénibles : c’était la première fois qu’elle y entrait depuis la mort de sa mère ; le silence absolu qui y régnait, le lit dégarni de son coucher, le foyer triste où était une lampe éteinte, et sur la fenêtre quelques plantes qui se mouraient, négligées depuis la perte d’Elvire, pénétrèrent Antonia d’un respect mélancolique : l’obscurité de la nuit favorisait cette sensation. Elle posa sa lampe sur la table et se laissa tomber dans un grand fauteuil où elle avait vu sa mère assise mille et mille fois ; elle ne devait plus l’y revoir : des pleurs coulèrent malgré elle sur sa joue, et elle s’abandonna à une tristesse que chaque instant rendait plus profonde.

Tout à coup elle crut entendre pousser près d’elle un faible soupir : cette idée la rejeta dans sa première faiblesse. Elle était déjà debout et sur le point de prendre sa lampe sur la table, le bruit surnaturel l’arrêta : elle retira sa main, et s’appuya sur le dos du fauteuil ; elle écouta avec anxiété, mais elle n’entendit plus rien.

– Bon Dieu ! se dit-elle, que pouvait être ce bruit ? Me suis-je trompée, ou l’ai-je réellement entendu ?

Ses réflexions furent interrompues par une voix à peine distincte qui venait de la porte : c’était comme si quelqu’un parlait bas ; la frayeur d’Antonia s’accrut : cependant elle savait le verrou mis, et cette pensée la rassura un peu. Bientôt le loquet fut levé doucement, et la porte fut poussée avec précaution en arrière et en avant. L’excès de la terreur rendit à Antonia la force qui lui manquait ; elle quitta vite sa place et se dirigea vers la porte du cabinet d’où elle pouvait gagner promptement la pièce où elle s’attendait à trouver Flora et dame Jacinthe ; mais à peine avait-elle atteint le milieu de la chambre que le loquet fut levé une seconde fois. Un mouvement involontaire lui fit tourner la tête : lentement et par degrés la porte tourna sur ses gonds, et debout, sur le seuil, elle vit une grande figure maigre, enveloppée dans un blanc linceul qui la couvrait de la tête aux pieds.

Cette vision enchaîna ses pas ; elle resta comme pétrifiée au milieu de la chambre. L’étrangère, à pas mesurés et solennels, s’approcha de la table ; le flambeau mourant jetait sur elle une flamme bleue et mélancolique. Au-dessus de la table était accrochée une petite pendule ; l’aiguille marquait trois heures : la figure s’arrêta en face de la pendule ; elle leva le bras droit, montra l’heure, en fixant les yeux sur Antonia qui, immobile et silencieuse, attendait la fin de cette scène.

La figure resta quelques instants dans cette posture. La pendule sonna ; quand le son eut cessé, l’étrangère fit quelques pas de plus vers Antonia.

– Encore trois jours, dit une voix faible, creuse et sépulcrale ; encore trois jours, et nous nous reverrons.

Antonia frémit à ces paroles.

– Nous nous reverrons ! dit-elle enfin avec difficulté ; où nous reverrons-nous ? qui reverrai-je ?

La figure désigna la terre d’une main, et de l’autre leva le linge qui couvrait sa tête.

– Dieu tout-puissant ! ma mère !

Antonia poussa un cri et tomba sans vie sur le plancher.

Dame Jacinthe, qui travaillait dans une chambre voisine, entendit ce cri ; Flora venait de descendre chercher de l’huile pour en remettre dans la lampe qui les éclairait ; Jacinthe courut donc seule au secours d’Antonia, et grande fut sa surprise de la trouver étendue sur le plancher. Elle la prit, l’emporta dans sa chambre et la plaça sur le lit, toujours sans connaissance ; alors elle lui baigna les tempes, lui frotta les mains, et employa tous les moyens possibles pour la faire revenir. Elle y réussit avec peine. Antonia ouvrit les yeux et regarda autour d’elle d’un air égaré.

– Où est-elle ? cria-t-elle d’une voix tremblante : est-elle partie ? suis-je en sûreté ? parlez-moi ! tranquillisez-moi ! oh ! parlez-moi, pour l’amour de Dieu !

– En sûreté ! contre qui, mon enfant ? répondit Jacinthe étonnée ; que craignez-vous ? de qui avez-vous peur ?

– Dans trois jours ! elle m’a dit que nous nous reverrions dans trois jours ! je le lui ai entendu dire ! je l’ai vue, Jacinthe, je l’ai vue il n’y a qu’un instant !

Elle se jeta dans les bras de Jacinthe.

– Vous l’avez vue ?… vu qui ?

– L’ombre de ma mère !

– Jésus-Christ ! s’écria Jacinthe ; et s’éloignant précipitamment du lit, elle laissa Antonia retomber sur l’oreiller et s’enfuit consternée hors de la chambre.

Comme elle descendait en toute hâte, elle rencontra Flora qui remontait.

– Allez près de votre maîtresse, dit-elle ; il se passe de belles choses ! Oh ! je suis la plus infortunée des femmes ! ma maison est remplie de revenants et de cadavres ; et je puis dire pourtant que personne n’aime moins que moi une telle compagnie. Mais doña Antonia a besoin de vous, Flora ; suivez votre chemin et laissez-moi continuer le mien.

À ces mots, elle courut à la porte de la rue, qu’elle ouvrit ; et sans se donner le temps de mettre un voile, elle se rendit en toute diligence au couvent des Capucins. Pendant ce temps, Flora, surprise et alarmée de la consternation de Jacinthe, s’était empressée d’entrer chez sa maîtresse. Elle la trouva étendue sur le lit, sans mouvement ; elle usa, pour la ranimer, des mêmes moyens qu’avait déjà employés Jacinthe ; mais voyant qu’Antonia ne revenait d’un accès que pour tomber dans un autre, elle envoya vite chercher un médecin. En attendant qu’il vînt, elle la déshabilla et la mit au lit.

Sans faire attention à l’orage, éperdue de frayeur, Jacinthe courait dans les rues, et ne s’arrêta que devant la porte du couvent ; elle carillonna de toutes ses forces, et dès que le portier parut, elle demanda à parler au supérieur. Ambrosio était à conférer avec Mathilde sur le moyen de se procurer accès auprès d’Antonia. La cause de la mort d’Elvire restant inconnue, il était convaincu que les crimes ne sont pas aussi promptement suivis du châtiment que les moines ses maîtres le lui avaient enseigné et que jusqu’alors il l’avait cru lui-même. Cette persuasion lui fit résoudre la perte d’Antonia, pour qui les dangers et les difficultés ne faisaient qu’accroître sa passion. Le prieur avait déjà fait une tentative pour être admis près d’elle ; mais Flora l’avait refusé de manière à lui prouver que tous ses efforts futurs seraient inutiles. Elvire avait confié ses soupçons à cette fidèle domestique : elle lui avait recommandé de ne jamais laisser Ambrosio seul avec sa fille, et d’empêcher, s’il est possible, qu’ils ne se rencontrassent. Flora avait promis d’obéir, et avait exécuté cet ordre à la lettre. Un frère lai entra dans la cellule du prieur, et l’informa qu’une femme qui se nommait Jacinthe Zuniga demandait audience pour quelques minutes.

Ambrosio n’était aucunement disposé à recevoir cette visite ; il refusa positivement, et ordonna au frère lai de dire à l’étrangère de revenir le lendemain. Mathilde l’interrompit…

– Voyez cette femme, dit-elle à voix basse ; j’ai mes raisons.

Le prieur lui obéit, et annonça qu’il allait se rendre au parloir immédiatement : le frère lai se retira avec cette réponse. Aussitôt qu’ils furent seuls, Ambrosio demanda à Mathilde pourquoi elle désirait qu’il vît cette Jacinthe.

– C’est l’hôtesse d’Antonia, repartit Mathilde ; il est possible qu’elle vous soit utile : examinons-la et sachons ce qui l’amène ici.

Ils allèrent ensemble au parloir, où déjà Jacinthe attendait le prieur. Dès qu’elle le vit entrer au parloir, elle tomba à genoux et commença son histoire en ces termes :

– Oh ! révérend père ! quel accident ! quelle aventure ! je ne sais quel parti prendre ; et si vous ne venez pas à mon secours, assurément j’en deviendrai folle. Certes, il n’y a jamais eu de femme plus malheureuse que moi ! tout ce qui était en mon pouvoir pour me préserver d’une telle abomination, je l’ai fait, et pourtant cela n’a pas suffi. À quoi sert d’avoir dit mon chapelet quatre fois par jour, et d’avoir observé tous les jeûnes prescrits par le calendrier ? À quoi sert d’avoir fait trois pèlerinages à Saint-Jacques-de-Compostelle, et d’avoir payé autant d’indulgences du pape qu’il en faudrait pour racheter la punition de Caïn ? Rien ne me réussit ; tout va de travers, et Dieu seul sait si jamais rien ira droit. Ainsi vous voyez, sainte personne, sans votre assistance je suis ruinée et perdue à jamais. Je serai forcée de quitter ma maison : personne n’en voudra quand on saura, et je me trouverai dans une telle situation. Misérable que je suis ! que faire ? que devenir ?

Elle pleura amèrement, se tordit les mains, et implora l’avis du prieur.

– En vérité, bonne femme, répondit-il, il me sera difficile de vous soulager sans savoir ce que vous avez. Vous oubliez de me dire ce qui est arrivé, et ce que vous voulez.

– Que je meure, s’écria Jacinthe, si votre sainte personne n’a pas raison. Voici donc le fait en deux mots : une de mes locataires est morte dernièrement ; une brave femme, je dois le dire, autant que je la connais, et cela ne date pas de loin : elle me tenait trop à distance ; car, en vérité, elle était toujours montée sur ses grands chevaux ; et lorsque je m’avisais de lui parler, elle avait un regard à elle qui m’a toujours fait un drôle d’effet : Dieu me pardonne de parler ainsi.

Ici la patience échappa à Ambrosio. Curieux de savoir une aventure qui paraissait concerner Antonia, il était comme fou, à force d’écouter les divagations de cette vieille babillarde. Il l’interrompit, et protesta que si elle ne racontait pas son histoire et n’en finissait pas sur-le-champ, il allait quitter le parloir et la laisser se tirer toute seule d’embarras. Cette menace eut l’effet désiré. Jacinthe exposa son affaire en aussi peu de mots qu’elle put ; mais son récit fut toujours si prolixe qu’Ambrosio eut besoin de toute sa patience pour l’entendre jusqu’à la fin.

– Si bien donc, votre révérence, dit-elle, après avoir relaté la mort et l’enterrement d’Elvire dans tous leurs détails, si bien donc, votre révérence, qu’en entendant le cri, je jetai mon ouvrage, et courus à la chambre de doña Antonia. N’y trouvant personne, je passai dans la suivante ; mais je dois avouer que j’avais un peu peur d’y entrer, car c’était la chambre à coucher de doña Elvire. Cependant j’entrai, et ma foi la jeune personne était étendue tout de son long sur le plancher, froide comme une pierre, et blanche comme un drap. Je fus bien surprise, comme votre sainte personne peut le supposer ; mais, bon Dieu ! comme je tremblai quand je vis un grand fantôme dont la tête touchait au plafond. C’était bien le visage de doña Elvire ; mais il lui sortait de la bouche des nuages de feu ; ses bras étaient chargés de lourdes chaînes qui faisaient un bruit lugubre, et chacun des cheveux de sa tête était un serpent aussi gros que mon bras. À sa vue, je ne laissai pas que d’être effrayée, et je me mis à dire mon Ave Maria ; mais le fantôme m’interrompant, poussa trois longs gémissements, et hurla d’une voix terrible : « Oh ! cette aile de poulet ! c’est à cause d’elle que souffre ma pauvre âme ! » À peine avait-il parlé que la terre s’ouvrit, le spectre s’abîma, j’entendis un coup de tonnerre, et la chambre se remplit d’une odeur de soufre.

Ambrosio refusa de croire à cet étrange récit.

– Doña Antonia a-t-elle vu aussi le fantôme ? dit-il.

– Tout comme je vous vois, révérend père.

Ambrosio resta un moment sans parler : c’était une occasion de s’introduire chez Antonia, mais il hésitait à en user ; la réputation dont il jouissait à Madrid lui était chère encore, et depuis qu’il avait perdu la réalité de la vertu, l’apparence semblait lui en être devenue plus précieuse. Il sentait qu’enfreindre publiquement la règle qu’il s’était faite de ne jamais quitter l’enceinte du couvent, ce serait déroger beaucoup à son austérité supposée. Dans ses visites à Elvire, il avait toujours pris soin de cacher ses traits aux domestiques : à l’exception de la dame, de sa fille et de la fidèle Flora, il n’était connu dans la maison que sous le nom de père Jérôme. S’il accédait à la requête de Jacinthe, et l’accompagnait chez elle, il savait que la violation de cette règle ne resterait pas secrète. Cependant le désir de voir Antonia l’emporta ; un regard expressif de Mathilde le confirma dans ce dessein.

– Bonne femme, dit-il à Jacinthe, ce que vous me contez est si extraordinaire que j’ai peine à vous croire ; toutefois je consens à ce que vous me demandez. Demain, après matines, vous pouvez m’attendre chez vous, je verrai alors ce que je puis faire ; et si cela est en mon pouvoir, je vous délivrerai de ces visites importunes. Retournez donc à votre maison, et que la paix soit avec vous !

– Ma maison ! s’écria Jacinthe ; retourner à ma maison ! non, sur ma foi ! Si ce n’est sous votre protection, je n’y remettrai pas le pied pour l’amour de Dieu, révérend père ! venez tout de suite avec moi : tant que la maison ne sera pas purifiée, je n’aurai pas de repos, ni la pauvre jeune demoiselle non plus. La chère fille ! elle est dans un piteux état : je l’ai laissée dans de violentes convulsions, et je doute qu’elle revienne de son effroi.

Le prieur tressaillit, et se hâta de l’interrompre.

– Des convulsions, dites-vous ? Antonia a des convulsions ! Conduisez-moi, bonne femme, je vous suis à l’instant même.

Jacinthe insista pour qu’il ne partît pas sans s’être muni d’un vase d’eau bénite ; il y consentit. Se croyant en sûreté sous cette protection, quand elle serait attaquée par une légion de revenants, la vieille fit au moine une foule de remerciements, et ils partirent pour la rue San-Iago.

Le spectre avait fait une si forte impression sur Antonia, que, les deux ou trois premières heures, le médecin déclara sa vie en danger. Enfin le retour moins fréquent des accès le fit changer d’opinion ; il dit que la seule chose nécessaire était qu’elle restât tranquille, et il ordonna une médecine qui devait calmer ses nerfs et lui procurer le repos dont elle avait en ce moment grand besoin. La vue d’Ambrosio, qui parut avec Jacinthe auprès de son lit, contribua efficacement à apaiser le trouble de son esprit. Elvire ne s’était point assez expliquée sur la nature des desseins du prieur pour faire comprendre à une fille aussi peu au fait du monde tout le danger de se lier avec lui. En ce moment où, pénétrée d’horreur par la scène qui venait de se passer, et redoutant d’arrêter sa pensée sur la prédiction du fantôme, elle avait besoin de tous les secours de l’amitié et de la religion, Antonia regarda le prieur d’un œil doublement partial. La prévention favorable qu’il lui avait inspirée à première vue existait toujours ; elle croyait, sans savoir pourquoi, que sa présence serait pour elle une sauvegarde contre le danger, l’insulte ou l’infortune. Elle le remercia vivement de sa visite et lui raconta l’aventure dont elle avait été si gravement alarmée.

Le prieur tâcha de la rassurer et de la convaincre que le tout n’était qu’une illusion de son imagination échauffée. L’isolement dans lequel elle avait passé la soirée, l’obscurité de la nuit, le livre qu’elle lisait, et la chambre où elle se tenait, tout était de nature à lui mettre une telle vision devant les yeux. Il tourna en ridicule la croyance aux revenants, et donna de fortes preuves de la fausseté de pareilles idées. Cet entretien rendit à Antonia de la tranquillité et du courage, mais sans la convaincre. Elle ne pouvait pas croire que le spectre ne fût que la création de son imagination. Ambrosio l’engagea à ne point entretenir de semblables pensées ; puis il quitta la chambre, après avoir promis de renouveler sa visite le lendemain. Antonia reçut cette assurance avec toutes les marques possibles de joie ; mais le moine s’aperçut aisément qu’il n’était pas aussi bien vu de la domestique. Flora obéissait aux ordres d’Elvire avec la plus scrupuleuse fidélité ; elle observait d’un œil inquiet tout ce qui semblait porter le moindre préjudice à sa maîtresse, à qui elle était attachée depuis bien des années. Elle était née à Cuba, elle avait suivi Elvire en Espagne, et avait pour Antonia l’affection d’une mère.

Il était grand jour quand il revint au monastère. Son premier soin fut de faire part à sa confidente de ce qui s’était passé. Antonia lui inspirait une passion trop sincère pour qu’il eût pu entendre sans être ému la prédiction de sa mort prochaine, et il frémissait à l’idée de perdre un objet qui lui était si cher. Sur ce point Mathilde le rassura : elle confirma les arguments dont lui-même s’était déjà servi ; elle soutint qu’Antonia avait été abusée par les illusions de son cerveau, par la tristesse qui l’accablait alors, et par la pente naturelle de son esprit vers la superstition et le merveilleux. Quant au récit de Jacinthe, il se réfutait de lui-même par son absurdité. Ayant triomphé des appréhensions du moine, Mathilde continua ainsi :

– La prédiction n’est pas plus vraie que le fantôme ; mais il faut avoir soin, Ambrosio, de la réaliser. Antonia dans trois jours doit, en effet, être morte pour le monde ; mais elle doit vivre pour vous : sa maladie actuelle et l’idée qu’elle s’est mise en tête favoriseront un plan que j’ai longtemps médité, mais qui était inexécutable si vous ne vous procuriez pas accès chez elle. Antonia sera à vous, non pas pour une nuit, mais pour toujours : toute la vigilance de sa duègne ne servira de rien : vous jouirez en pleine liberté des charmes de votre maîtresse. C’est aujourd’hui même qu’il faut nous mettre à l’œuvre, car nous n’avons pas de temps à perdre. Le neveu du duc de Médina Celi se dispose à demander Antonia en mariage : dans peu de jours elle sera conduite au palais de son parent, le marquis de Las Cisternas, et là elle sera à l’abri de vos tentatives ; c’est ce que je viens d’apprendre pendant votre absence par mes espions, sans cesse occupés à m’apporter les renseignements qui peuvent vous être utiles. Maintenant écoutez-moi : il existe une liqueur extraite de certaines herbes, que peu de gens connaissent, laquelle donne à qui la boit l’apparence exacte de la mort ; il faut en faire prendre à Antonia : vous trouverez facilement le moyen d’en verser quelques gouttes dans sa médecine ; l’effet sera de la jeter pour une heure dans de violentes convulsions, après quoi son sang peu à peu cessera de circuler et son cœur de battre ; une pâleur mortelle couvrira ses traits, et à tous les yeux elle ne sera plus qu’un cadavre. Elle n’a point d’amis près d’elle : vous pouvez, sans être suspect, vous charger de présider à ses funérailles, et la faire enterrer dans les caveaux de Sainte-Claire. Leur solitude et la facilité de leur accès les rendent favorables à vos desseins. Donnez à Antonia ce soir le breuvage soporifique : quarante-huit heure après qu’elle l’aura bu, la vie renaîtra dans son sein ; alors elle sera absolument en votre pouvoir ; elle reconnaîtra que toute résistance est inutile, et la nécessité la poussera à vous recevoir dans ses bras.

– Antonia sera en mon pouvoir ! s’écria le moine. Mathilde, vous me transportez ! Enfin donc, je connaîtrai le bonheur, et ce bonheur je le devrai à Mathilde, je le devrai à l’amitié ! Je serrerai Antonia dans mes bras, loin de tout œil indiscret, loin du supplice des importuns ! J’exhalerai mon âme sur son sein : je donnerai à son jeune cœur les premières leçons du plaisir, et je m’enivrerai à loisir de la possession de tous ses charmes ! Oh ! Mathilde, comment vous exprimer ma reconnaissance ?

– En profitant de mes conseils, Ambrosio. Je ne vis que pour vous servir ; votre intérêt et votre bonheur sont les miens : que votre personne soit à Antonia ; mais votre amitié, mais votre cœur, je réclame mes droits sur eux. Mes seuls plaisirs maintenant sont de contribuer aux vôtres. Que mes efforts vous procurent les jouissances que vous désirez, et je me croirai amplement payée de ma peine. Mais ne perdons pas de temps ; la liqueur dont je vous parle ne se trouve que dans le laboratoire de Sainte-Claire : allez trouver l’abbesse, demandez-lui à y entrer ; elle ne vous le refusera pas. Au bout de la grande salle est un cabinet rempli de liquides de différentes couleurs et qualités ; la bouteille en question est seule, sur la troisième tablette à gauche ; elle contient une liqueur verdâtre : remplissez-en une fiole sans qu’on vous voie et Antonia est à vous.

Le moine n’hésita pas à adopter ce plan infâme. Ses désirs, qui n’étaient déjà que trop fougueux, avaient acquis une vigueur nouvelle à la vue d’Antonia. Assis près de son lit, le hasard lui avait dévoilé des charmes inaperçus jusqu’alors : il les trouva plus parfaits que son ardente imagination ne les lui avait dépeints. Parfois un bras blanc et poli se montrait en arrangeant l’oreiller ; parfois un mouvement soudain découvrait une partie d’un sein arrondi : mais partout où s’offrait un nouveau charme, là se fixait l’œil luxurieux du moine ; à peine était-il assez maître de lui pour cacher sa convoitise à Antonia et à la vigilante duègne.

Aussitôt après matines, il se rendit au couvent de Sainte-Claire : son arrivée jeta toutes les sœurs dans la stupéfaction. L’abbesse fut sensible à l’honneur qu’il leur faisait de leur accorder sa première visite, et elle lui témoigna, par toutes les attentions possibles, combien elles en étaient reconnaissantes. Tout en causant, le prieur parvint enfin au laboratoire : il trouva le cabinet ; la bouteille était à sa place indiquée par Mathilde, et il profita d’un instant favorable pour remplir sans être vu sa fiole de la liqueur soporifique.

Il attendit jusqu’au soir avant de prendre le chemin du logement d’Antonia. Jacinthe le reçut avec transport, et le supplia de ne point oublier la promesse qu’il lui avait faite de passer la nuit dans la chambre du revenant. Il réitéra sa promesse ; il trouva Antonia assez bien, mais toujours préoccupée de la prédiction de l’ombre. Flora ne bougea pas du lit de sa maîtresse, et par des symptômes plus marqués encore que la nuit précédente, témoigna son mécontentement de la présence du prieur. Cependant Ambrosio feignit de ne point les remarquer. Pendant qu’il causait avec Antonia, le médecin arriva. Il faisait presque sombre ; on demanda des lumières, et Flora fut forcée de descendre en chercher. Comme elle laissait un tiers dans la chambre, et qu’elle ne comptait s’absenter que peu de minutes, elle crut pouvoir sans risque quitter son poste. Elle ne fut pas plus tôt dehors, qu’Ambrosio se dirigea vers la table où était la médecine d’Antonia, et qui était située dans l’embrasure de la croisée. Le médecin, assis dans un fauteuil, et occupé à questionner sa malade, ne faisait aucune attention aux mouvements du moine. Ambrosio saisit l’occasion ; il tira la fiole, et en versa quelques gouttes dans la médecine ; puis il se hâta de s’éloigner de la table, et de revenir à sa place. Quand Flora reparut avec des lumières, tout semblait être exactement comme elle l’avait laissé.

Le médecin annonça qu’Antonia pourrait quitter la chambre le lendemain en toute sûreté ; il lui recommanda de suivre l’ordonnance qui, la nuit d’avant, lui avait procuré un sommeil rafraîchissant. Flora répondit que la potion était toute prête sur la table : il engagea la malade à la boire sans délai, et il se retira. Flora versa la médecine dans une tasse, et la présenta à sa maîtresse. En ce moment le courage manqua à Ambrosio. Mathilde ne pouvait-elle pas l’avoir trompé ? Si la jalousie l’avait poussée à faire périr sa rivale, et à substituer un poison au narcotique ! Ce soupçon lui parut si fondé, qu’il fut sur le point d’empêcher Antonia d’avaler la médecine. Mais sa résolution fut prise trop tard ; la tasse était déjà vidée et rendue à Flora ; il n’y avait plus de ressource. Ambrosio ne put qu’attendre le moment qui devait décider de la vie ou de la mort de sa maîtresse, de son bonheur ou de son désespoir.

Craignant d’exciter la méfiance en restant, ou de se trahir par son agitation, il prit congé de sa victime, et sortit de la chambre. Antonia lui fit un adieu moins affectueux que la nuit précédente. Flora lui avait représenté que recevoir les visites du prieur, c’était désobéir aux ordres de sa mère ; elle avait décrit l’émotion qu’il n’avait pu cacher en entrant dans la chambre, et le feu qui étincelait dans ses yeux lorsqu’il les fixait sur Antonia : ces remarques avaient échappé à celle-ci, mais non à la domestique, qui, expliquant les desseins du prieur et leurs conséquences probables en termes beaucoup plus clairs que ceux d’Elvire, quoique moins délicats, avait réussi à alarmer sa jeune maîtresse et à lui persuader de le traiter plus froidement qu’elle n’avait fait jusqu’ici. L’idée d’obéir aux volontés de sa mère détermina tout à coup Antonia. Quoique peinée de perdre la société du prieur, elle prit assez sur elle pour le recevoir avec un certain degré de réserve et de froideur ; elle lui témoigna des égards et de la reconnaissance pour ses visites précédentes, mais sans l’inviter à les renouveler à l’avenir. Il n’était plus de l’intérêt du moine de demander à être admis, et il prit congé d’elle comme s’il n’avait pas l’intention de revenir. Pleinement convaincue que les relations qu’elle redoutait étaient terminées, Flora fut si frappée de ne lui voir faire aucune instance, qu’elle commença à douter de la justesse de ses soupçons. En l’éclairant sur l’escalier, elle le remercia d’avoir fait des efforts pour déraciner de l’esprit d’Antonia les terreurs superstitieuses de la prédiction du spectre. Elle ajouta que, comme il semblait prendre intérêt à la santé de la malade, s’il advenait quelque changement dans sa position, elle aurait soin de le lui faire savoir. Le moine, en répondant, éleva à dessein la voix, dans l’espoir que Jacinthe l’entendrait ; il réussit. Au moment où il arrivait au bas de l’escalier avec sa conductrice, la propriétaire ne manqua pas de faire son apparition.

– J’espère que vous ne vous en allez pas, révérend père ? s’écria-t-elle ; ne m’avez-vous pas promis de passer la nuit dans la chambre du revenant ? Jésus-Christ ! on me laissera seule avec lui ? Je vais, je suppose, être mise en pièces par les revenants, et les lutins, et les diables, et Dieu sait qui ! Au nom du ciel, sainte personne, ne me laissez pas dans une si déplorable condition !

Ambrosio attendait et désirait cette demande : mais il feignit d’élever des objections, et de ne pas se soucier de tenir sa parole. Il dit à Jacinthe que le fantôme n’existait que dans son cerveau, et qu’il était ridicule à elle et inutile d’insister pour qu’il passât la nuit dans sa maison. Jacinthe était obstinée ; il n’y eut pas moyen de la convaincre, et elle le pressa si fort de ne la point laisser en proie au diable, qu’il finit par céder. Ce semblant de résistance n’en imposa point à Flora, qui était méfiante de sa nature. Elle soupçonna le prieur de jouer un rôle fort opposé à son inclination, et de ne pas demander mieux que de rester où il était ; elle alla même jusqu’à croire que Jacinthe était dans ses intérêts, et la pauvre vieille fut aussitôt tenue pour n’être rien de plus qu’une entremetteuse. Tout en s’applaudissant d’avoir pénétré ce complot tramé contre l’honneur de sa maîtresse, elle résolut en secret de le faire avorter.

– Ainsi donc, dit-elle au prieur avec un regard moitié ironique, moitié indigné, ainsi donc votre intention est de rester ici cette nuit ? Faites-le, au nom du ciel ! personne ne s’y opposera ; veillez pour guetter l’arrivée du fantôme ; je veillerai aussi, et le Seigneur veuille que je ne voie rien de pire qu’un fantôme !

L’avis était suffisamment clair, et Ambrosio en comprit le sens ; mais au lieu de montrer qu’il s’apercevait des soupçons de la duègne, il lui répondit avec douceur qu’il approuvait ses précautions, et l’engagea à persévérer dans son intention. Quant à cela, elle l’assura qu’il y pouvait compter. Jacinthe alors le conduisit à la chambre où le fantôme avait apparu, et Flora retourna chez sa maîtresse.

Jacinthe ouvrit d’une main tremblante la porte de la chambre du revenant ; elle y risqua un coup d’œil, mais les trésors de l’Inde ne l’auraient pas décidée à en franchir le seuil. Elle donna le flambeau au moine, lui souhaita bonne chance, et se hâta de s’en aller. Ambrosio entra ; il ferma la porte au verrou, posa sa lumière sur la table et s’assit dans la chaise qui, la nuit d’avant, avait reçu Antonia. En dépit des assurances de Mathilde, que le spectre était un pur effet de l’imagination, son esprit éprouvait une certaine horreur mystérieuse. Il essaya en vain de s’y soustraire : le silence de la nuit, l’histoire de l’apparition, la chambre garnie de sombres boiseries de chêne, le souvenir qu’elle réveillait en lui d’Elvire assassinée, et l’incertitude où il était sur la nature des gouttes qu’il avait fait prendre à Antonia, tout lui rendait pénible sa situation actuelle. Mais il pensait moins au spectre qu’au poison : s’il avait tué le seul objet qui lui fît chérir la vie, si la prédiction du fantôme se réalisait, si Antonia n’existait plus au bout de trois jours, et qu’il fût la malheureuse cause de sa mort !… cette supposition était trop affreuse pour s’y arrêter. Il chassa ces effrayantes images, et aussi souvent elles se représentèrent devant lui. Mathilde l’avait prévenu que les effets du narcotique seraient prompts : il écouta avec crainte, mais avec impatience, s’attendant à quelque bruit dans la pièce adjacente ; tout restait silencieux ; il en conclut que les gouttes n’avaient pas commencé à opérer. Il jouait gros jeu : un moment suffisait pour décider de sa misère ou de son bonheur. Mathilde lui avait enseigné le moyen de s’assurer que la vie n’était pas éteinte pour toujours : de cet essai dépendaient toutes ses espérances ; à chaque instant son impatience redoublait, ses terreurs devenaient plus fortes, son anxiété plus vive. Incapable de supporter cet état d’incertitude, il essaya d’y faire diversion en substituant à ses pensées celles des autres. Les livres, ainsi qu’on l’a déjà dit, étaient rangés sur des tablettes près de la table : elle était exactement en face du lit, placé dans une alcôve près de la porte du cabinet. Ambrosio prit un volume, et s’assit à la table ; mais son esprit errait loin des pages qu’il avait sous les yeux.

La porte du cabinet s’ouvrit tout à coup, et Jacinthe entra pâle et hors d’haleine.

– Oh ! mon père ! mon père ! cria-t-elle d’une voix presque étouffée par la terreur ; que faire ? que faire ? voilà de bel ouvrage ! rien que des malheurs ! rien que des morts et des mourants ! oh ! je deviendrai folle ! je deviendrai folle !

– Parlez ! parlez ! s’écrièrent ensemble Flora et le moine. Qu’est-il arrivé ? qu’y a-t-il ?

– Oh ! je vais encore avoir un cadavre dans ma maison ! il faut que quelque sorcière ait jeté un sort sur moi et sur tout ce qui m’entoure ! Pauvre doña Antonia ! la voilà prise des convulsions qui ont tué sa mère ! Le revenant lui a dit vrai ! je suis sûre que le revenant lui a dit vrai !

Flora courut, ou plutôt vola à la chambre de sa maîtresse : Ambrosio la suivit, le cœur tremblant d’espoir et de crainte. Ils trouvèrent Antonia dans l’état que Jacinthe avait décrit, torturée par d’affreuses convulsions, dont ils s’efforcèrent en vain de la tirer. Le moine dépêcha Jacinthe au couvent en toute diligence, et la chargea de ramener le père Pablos sans perdre un moment.

– J’y vais, répondit Jacinthe, et je lui dirai de venir ; mais quant à le ramener, c’est ce que je ne ferai pas.

Cette détermination prise, elle partit pour le monastère, et transmit au père Pablos les ordres du prieur.

Le père Pablos n’eut pas plus tôt vu Antonia qu’il la déclara sans ressource. Les convulsions durèrent une heure ; pendant tout ce temps ses angoisses furent plus faibles que celles dont les gémissements torturaient le cœur du moine : chacune de ses souffrances lui enfonçait un poignard dans le sein, et il se maudit mille fois d’avoir adopté un projet si barbare.

L’heure étant expirée, les accès peu à peu devinrent moins fréquents, et Antonia fut moins agitée. Elle sentit que sa fin approchait et que rien ne pouvait la sauver.

– Digne Ambrosio, dit-elle d’une voix faible, en pressant la main du prieur sur ses lèvres, je suis libre à présent de vous exprimer combien mon cœur est reconnaissant de vos attentions et de vos bontés ; je suis au lit de la mort, encore une heure, et je ne serai plus ; je puis donc avouer sans réserve qu’il m’était très pénible de renoncer à vous voir ; mais c’était la volonté d’une mère, et je n’osais pas désobéir. Je meurs sans répugnance : peu de personnes regretteront que je les quitte… il en est peu que je regrette de quitter : dans ce petit nombre, il n’en est point que je regrette plus que vous ; mais nous nous retrouverons, Ambrosio ! un jour, nous nous retrouverons dans le ciel ; là, notre amitié recommencera, et ma mère la verra avec plaisir.

Elle s’arrêta. Le prieur frémit lorsqu’elle parla d’Elvire, Antonia attribua son émotion à la pitié qu’elle lui inspirait.

– Je vous afflige, mon père, continua-t-elle ; ah ! ne soupirez pas de ma mort. Je n’ai aucun crime à me reprocher, aucun du moins que je connaisse, et je rends sans crainte mon âme à celui de qui je l’ai reçue. Je n’ai que peu de demandes à faire ; laissez-moi espérer qu’elles me seront accordées : qu’on dise une grand-messe pour le repos de mon âme, et une pour ma bien-aimée mère, non que je doute qu’elle dorme en paix dans sa tombe ; je suis persuadée à présent que ma raison était égarée, et la fausseté de la prédiction du fantôme suffit pour prouver mon erreur. Quand je serai morte, qu’on fasse savoir au marquis de Las Cisternas que la malheureuse famille de son frère ne l’importunera pas plus longtemps. Mais le désappointement me rend injuste ; on dit qu’il est malade, et peut-être, s’il l’avait pu, son intention était-elle de me protéger. Dites-lui seulement, mon père, que je suis morte, et que, s’il a quelques torts envers moi, je les lui pardonne du fond du cœur.

Après cela, je n’ai plus à vous demander que vos prières. Promettez-moi de ne point oublier mes recommandations, et je quitterai la vie sans chagrin ni regrets.

Ambrosio s’engagea à faire ce qu’elle désirait, et se mit à lui donner l’absolution. Chaque moment annonçait l’approche de la mort d’Antonia. La vue se perdit, le cœur battit plus lentement, les doigts se roidirent et devinrent froids, et à deux heures du matin elle expira sans un gémissement. Aussitôt que le souffle eut abandonné son corps, le père Pablos partit, profondément affecté de cette scène douloureuse. De son côté, Flora s’abandonna à l’affliction la plus immodérée. Des idées bien différentes occupaient Ambrosio ; il cherchait le pouls dont le battement, à ce qu’avait assuré Mathilde, devait prouver que la mort d’Antonia n’était que momentanée. Il le trouva… il le pressa… il le sentit palpiter sous son doigt, et son cœur fut rempli d’ivresse. Toutefois, il cacha soigneusement la satisfaction qu’il avait du succès de son plan : il prit un air triste, et, s’adressant à Flora, il l’invita à ne point se laisser aller à un chagrin inutile ; ses larmes étaient trop sincères pour lui permettre d’écouter ses conseils, et elle continua de pleurer abondamment. Le prieur se retira, après avoir promis de donner lui-même des ordres pour l’enterrement, qui, par considération pour Jacinthe, à ce qu’il prétendit, aurait lieu le plus tôt possible. Plongée dans la douleur de la perte de sa chère maîtresse, Flora fit à peine attention à ce qu’il disait. Ambrosio se hâta de commander l’enterrement. Il obtint de l’abbesse la permission de faire déposer le cadavre dans les caveaux de Sainte-Claire ; et le vendredi matin, toutes les cérémonies convenables ayant été accomplies, le corps d’Antonia fut mis dans la tombe. Le même jour, Léonella arrivait à Madrid, dans l’intention de présenter à sa sœur son jeune mari ; diverses circonstances l’avaient obligée de retarder son voyage du mardi au vendredi, et elle n’avait pas eu d’occasion de faire savoir à Elvire ce changement de projet. Comme son cœur était vraiment affectionné, et qu’elle avait toujours porté un intérêt sincère à sa sœur et à sa nièce, sa douleur, en apprenant leur subite et déplorable fin, fut égale à sa surprise. Ambrosio l’envoya instruire du legs d’Antonia. Il promit, sur sa demande, que, dès que les petites dettes d’Elvire seraient acquittées, il lui transmettrait ce qui resterait d’argent. Cette affaire réglée, rien ne retenait plus Léonella à Madrid, et elle retourna à Cordoue en toute diligence.

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