V

Lorenzo, avant de pouvoir se décider sur ce qu’il devait répondre, resta quelque temps à réfléchir. Enfin il rompit le silence :

– Raymond, dit-il en lui prenant la main, les lois strictes de l’honneur devraient m’obliger à laver dans votre sang la tache que vous avez faite à mon nom ; mais les circonstances où vous vous êtes trouvé me défendent de vous considérer comme un ennemi. La tentation était trop grande pour y résister. C’est la superstition de mes parents qui a causé ces malheurs, et ils sont plus coupables que vous et Agnès. Vous ne pouvez pas revenir sur le passé, mais vous pouvez encore le réparer en épousant ma sœur. J’ai pour Agnès l’affection la plus vraie, et il n’est personne à qui je voulusse la donner plus volontiers qu’à vous. Je vous accompagnerai demain soir, et je la mènerai moi-même à la maison du cardinal. Ma présence sera la sanction de sa conduite.

Le marquis le remercia en termes qui ne sentaient nullement l’ingratitude. Lorenzo alors lui apprit qu’il n’avait plus rien à craindre de l’inimitié de doña Rodolpha. Il y avait cinq mois que, dans un accès de colère, elle s’était rompu un vaisseau, et qu’elle avait expiré au bout de quelques heures. Puis il en vint à s’occuper des intérêts d’Antonia. Le marquis fut fort surpris d’entendre parler de cette nouvelle parente. Son père avait gardé jusqu’au tombeau sa haine contre Elvire, et n’avait jamais laissé soupçonner qu’il sût ce qu’était devenue la veuve de son fils aîné. Don Raymond dit à son ami qu’il n’était point dans l’erreur en le supposant prêt à reconnaître sa belle-sœur et son aimable nièce. Les préparatifs de l’enlèvement ne lui permettraient pas de les visiter le lendemain ; mais en attendant, il le chargea de les assurer de son amitié, et de fournir de sa part à Elvire toutes les sommes dont elle pourrait avoir besoin. Le jeune homme promit de le faire dès que leur demeure lui serait connue. Puis il prit congé de son futur beau-frère et retourna au palais de Médina.

Le premier soin de Lorenzo fut de demander ses lettres. Il en trouva plusieurs qui l’attendaient ; mais celle qu’il cherchait n’était point du nombre. Léonella n’avait pu lui écrire ce soir-là, mais son impatience de s’assurer du cœur de don Christoval, sur lequel elle se flattait d’avoir fait une impression assez profonde, ne lui permit pas de passer encore un jour sans l’informer où il la trouverait. À son retour de l’église des Capucins, elle avait raconté à sa sœur avec transport toutes les attentions qu’un beau cavalier avait eues pour elle, et comme quoi son compagnon s’était chargé de plaider la cause d’Antonia auprès du marquis de Las Cisternas. Elvire reçut cette confidence avec des sensations bien différentes. Elle blâma sa sœur d’avoir eu l’imprudence de conter son histoire à un inconnu et exprima la crainte que cette démarche inconsidérée n’indisposât le marquis contre elle ; mais la plus vive de ses appréhensions restait cachée dans son sein. Elle avait observé avec inquiétude que sa fille était devenue toute rouge au nom de Lorenzo. La timide Antonia n’avait pas osé le prononcer ; sans savoir pourquoi, elle s’était sentie embarrassée quand il avait été question de lui, et elle avait essayé d’amener la conversation sur Ambrosio. Elvire remarqua les émotions de ce jeune cœur : en conséquence, elle insista pour que Léonella manquât de parole aux cavaliers.

Mais cette résolution, Léonella était déterminée à ne la point suivre : elle la jugeait dictée par l’envie et par la crainte qu’avait sa sœur de la voir s’élever au-dessus d’elle. Sans en rien dire à personne, elle fit en sorte d’envoyer à Lorenzo le billet suivant, qui lui fut remis à son réveil.

Sans doute, señor don Lorenzo, vous m’avez fréquemment accusée d’ingratitude ; mais, sur ma parole de vierge, je vous jure qu’il n’a pas été en mon pouvoir de m’acquitter hier de ma promesse. Je ne sais en quels termes vous instruire de l’étrange accueil fait par ma sœur à l’aimable désir que vous avez de lui rendre visite. C’est une femme bizarre, qui a beaucoup de bonnes qualités ; mais elle est jalouse de moi, ce qui lui met souvent en tête les idées les plus inconcevables. Lorsqu’elle a su que votre ami avait eu quelques attentions pour moi, elle m’a absolument défendu de vous faire connaître notre demeure. Un profond sentiment de reconnaissance pour vos obligeantes offres de services et – l’avouerai-je ? – le désir de revoir le trop aimable don Christoval ne me permettent pas d’obéir à ces injonctions. Nous logeons dans la rue San-Iago, à quatre portes du palais d’Albornos, et presque en face du barbier Miguel Coello. Demandez doña Elvire Dalfa, car, par respect pour l’ordre de son beau-père, ma sœur continue de porter son nom de fille. À huit heures, ce soir, vous serez sûr de nous trouver. Si vous voyez le comte d’Ossorio, dites-lui, je rougis de le déclarer, – dites-lui que sa présence ne sera que trop agréable à la tendre

Léonella

La dernière phrase était écrite en encre rouge, pour exprimer les rougeurs de sa joue, lorsqu’elle commettait cet outrage envers sa pudeur virginale.

Lorenzo n’eut pas plus tôt achevé de lire ce billet qu’il se mit en quête de don Christoval. N’ayant pas réussi à le trouver de toute la journée, il se rendit seul chez doña Elvire, au grand désappointement de Léonella. Le domestique auquel il avait donné son nom ayant déjà dit qu’on était au logis, Elvire n’eut aucune excuse pour refuser sa visite ; mais elle ne consentit qu’avec beaucoup de répugnance à la recevoir.

À son entrée, il trouva Elvire couchée sur un sofa ; Antonia était assise devant son métier à broder, et Léonella, en habit de bergère, tenait la Diane de Montemayor. Quoique Elvire fût mère d’Antonia, Lorenzo s’attendait à trouver en elle la digne sœur de Léonella. Un seul coup d’œil suffit pour le détromper. Il vit une femme dont les traits, quoique altérés par le temps et par le chagrin, conservaient encore les traces d’une beauté remarquable ; une dignité sérieuse régnait sur sa physionomie, mais elle était tempérée par une grâce et un charme qui la rendaient vraiment enchanteresse. Lorenzo pensa qu’elle avait dû dans sa jeunesse ressembler à sa fille, et il excusa volontiers l’imprudence du défunt comte de Las Cisternas.

Antonia le reçut avec une simple révérence, et continua son ouvrage ; ses joues étaient pourpres, et elle essayait de cacher son émotion en se penchant sur son métier. Sa tante aussi voulut jouer la pudeur : elle affecta de rougir et de trembler, et elle attendit, les yeux baissés, le compliment de don Christoval ; mais, au bout de quelque temps, ne le voyant point approcher, elle risqua un regard dans la chambre, et fut mortifiée d’apercevoir que Médina était seul. Léonella, contrariée et mécontente, se leva de son siège et se retira furieuse dans son appartement.

Lorenzo rendit compte à Elvire de l’entretien qu’il avait eu sur elle avec le marquis ; il l’assura que Raymond était disposé à la reconnaître pour la veuve de son frère, et se dit chargé par lui de le suppléer jusqu’à ce que celui-ci pût venir leur rendre ses devoirs en personne. Cette nouvelle soulagea Elvire d’un grand poids. Elle avait trouvé un protecteur qui tiendrait lieu de père à sa fille, dont la destinée future lui avait donné de si vives appréhensions. Lorsqu’en se levant pour partir il sollicita la permission de s’informer quelquefois de leurs nouvelles, son empressement poli, la reconnaissance de ses services et le respect dû à son ami le marquis interdirent le refus. Il fallut bien consentir à le recevoir ; il promit de ne point abuser de leurs bontés et quitta la maison.

Antonia était restée seule avec sa mère : elles gardèrent quelque temps le silence. Toutes deux désiraient de parler du même sujet ; mais aucune ne savait comment l’amener. Enfin Elvire commença la conversation.

– C’est un charmant jeune homme, Antonia ; il me plaît beaucoup. Est-il resté longtemps près de vous dans la cathédrale ?

– Il ne m’a pas quittée d’un seul moment tant que j’ai été dans l’église ; il m’a donné son siège, et il a été très obligeant et très prévenant.

– Vraiment ! Pourquoi donc ne m’en avez-vous pas parlé ?

Antonia rougissait mais elle restait silencieuse.

– Peut-être le jugez-vous moins favorablement que moi. À mon avis, sa tournure est agréable, sa conversation sensée et ses manières engageantes ; mais il peut vous avoir fait une autre impression : vous pouvez le trouver déplaisant et…

– Déplaisant ? Oh ! chère mère, comment serait-ce possible ? Je serais bien ingrate si je n’étais pas sensible aux bontés qu’il a eues pour moi, et bien aveugle si son mérite m’avait échappé.

– Pourquoi donc n’avoir pas dit une parole à la louange de ce phénix de Madrid ? pourquoi me cacher sa société qui vous fait tant de plaisir ?

– Vraiment, je ne sais pas ; vous m’adressez une question que je ne puis résoudre moi-même. Pourtant, si je n’ai pas parlé de lui, ce n’est pas que pour cela j’y aie moins pensé.

– Je le crois. Mais vous dirais-je pourquoi vous avez manqué de courage ? C’est que, accoutumée à me confier vos plus secrètes pensées, vous ne saviez comment les cacher et cependant vous n’osiez pas avouer que votre cœur nourrissait un sentiment qui ne pouvait pas avoir mon approbation. Venez ici, mon enfant.

Antonia quitta sa broderie, se jeta à genoux près du sofa, et cacha sa tête dans le sein de sa mère.

– N’ayez pas peur, ma chère fille ! regardez-moi autant comme votre amie que comme votre mère, et n’appréhendez aucun reproche de moi. J’ai lu les émotions de votre cœur ; vous êtes encore peu habile à les dissimuler, et elles n’ont pu échapper à mon œil attentif. Ce Lorenzo est dangereux pour votre repos ; il a déjà fait impression sur vous. Il m’est facile d’apercevoir, il est vrai, que votre affection est payée de retour ; mais quelles peuvent être les conséquences de cet attachement ? Vous êtes pauvre et sans amis, mon Antonia ; Lorenzo est l’héritier du duc de Médina Celi. Quand ses intentions seraient honorables, son oncle ne consentira jamais à votre union, et, sans ce consentement, vous n’aurez pas le mien.

Antonia lui baisa la main, et promit entière obéissance. Alors Elvire continua :

– Pour prévenir les progrès de votre passion, il sera utile d’empêcher les visites de Lorenzo. Le service qu’il m’a rendu ne me permet pas de les lui interdire formellement ; mais, à moins que je ne juge trop favorablement son caractère, il les discontinuera sans s’offenser si je lui confesse mes raisons et que je me fie entièrement à sa générosité.

Antonia fit si souvent le vœu de ne plus penser à Lorenzo que, tant que le sommeil ne ferma pas ses yeux, elle ne pensa à rien autre chose.

Tandis que ceci se passait chez Elvire, Lorenzo se hâtait de rejoindre le marquis. Tout était prêt pour le second enlèvement d’Agnès, et à minuit les deux amis étaient avec un carrosse à quatre chevaux près du jardin du couvent. Don Raymond tira sa clef, et ouvrit la porte. Ils entrèrent, et attendirent quelque temps dans l’espoir de l’arrivée d’Agnès. À la fin le marquis s’impatienta. Commençant à craindre que sa seconde tentative ne réussît pas mieux que la première, il proposa de reconnaître le couvent. Les amis s’en approchèrent : tout était sombre et paisible. La supérieure tenait à ce que cette histoire restât secrète, de peur que le crime d’un de ses membres ne couvrît de honte toute la communauté, ou que l’intervention d’une famille puissante n’arrêtât les vengeances dont elle menaçait sa victime. Elle eut donc soin de ne donner à l’amant d’Agnès aucun motif de supposer que son dessein eût été découvert et que sa maîtresse fût sur le point d’être punie. La même raison lui fit rejeter l’idée d’arrêter dans le jardin ce séducteur inconnu : une telle démarche causerait beaucoup de désordre, et il ne serait bruit dans Madrid que de la honte de son couvent. Elle se contenta d’enfermer Agnès étroitement ; quant à l’amant, elle le laissa libre de suivre son projet. Le résultat fut celui qu’elle prévoyait : le marquis et Lorenzo attendirent vainement jusqu’au jour ; puis ils se retirèrent sans bruit, alarmés de voir leur plan échouer et incapables d’en deviner la cause.

Le lendemain matin, Lorenzo alla au couvent et demanda à voir sa sœur. L’abbesse se présenta à la grille la tristesse sur le visage. Elle lui apprit que depuis plusieurs jours Agnès avait paru fort agitée, qu’en vain les nonnes l’avaient pressée de dire ce qu’elle avait, de s’adresser à leur tendresse si elle avait besoin d’avis et de consolations : elle s’était obstinée à taire la cause de ses chagrins ; mais, dans la soirée du jeudi, l’effet en avait été si violent qu’elle était tombée malade et qu’à présent elle était retenue au lit. Lorenzo n’en crut pas une syllabe : il insista pour voir sa sœur ; si elle était hors d’état de venir à la grille, il demanderait à être admis dans sa cellule. L’abbesse fit le signe de la croix ; elle fut choquée de l’idée que l’œil profane d’un homme pénétrerait l’intérieur de la sainte maison et témoigna son étonnement que Lorenzo pût avoir une telle pensée. Elle lui dit que sa demande ne pouvait lui être accordée, mais que, s’il revenait le jour suivant, elle espérait que sa bien-aimée sœur serait suffisamment rétablie pour venir à la grille du parloir. Sur cette réponse, Lorenzo fut obligé de se retirer, mécontent et tremblant pour la sûreté de sa sœur.

Il revint de très bonne heure le lendemain. « Agnès était plus mal ; le médecin avait déclaré qu’elle était en danger : il lui était recommandé de rester tranquille, et il était tout à fait impossible qu’elle reçût la visite de son frère. »

Lorenzo éclata à cette réponse ; mais que faire ? Il s’emporta, il supplia, il menaça ; il essaya de tous les moyens pour obtenir de voir Agnès. Ses efforts furent aussi infructueux que ceux du jour précédent, et il retourna désespéré vers le marquis. De son côté, ce dernier n’avait rien épargné pour découvrir ce qui avait fait manquer leur complot. Don Christoval, à qui l’affaire fut confiée, entreprit de tirer les vers du nez de la vieille portière de Sainte-Claire, avec qui il avait fait connaissance ; mais elle était trop bien sur ses gardes, et il n’apprit rien d’elle.

Le marquis reçut une lettre du cardinal-duc de Lerme : elle renfermait la bulle du pape qui relevait Agnès de ses vœux, et la rendait à ses parents. Ce papier important fixa ses amis sur la marche qu’ils avaient à suivre. Il fut résolu que Lorenzo le porterait sans délai à la supérieure.

Soulagé de l’inquiétude que lui avait causée sa sœur, et ranimé par l’espoir de la rendre bientôt à la liberté, il pouvait donner quelques instants à l’amour et à Antonia. Il se rendit chez Elvire, à l’heure de sa première visite. Elle avait ordonné qu’on le reçût. Dès qu’il fut annoncé, Antonia se retira avec sa tante, et lorsqu’il entra dans la chambre, il n’y trouva que la maîtresse de maison. Sans perdre de temps, elle alla au fait, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et sa fille.

– Ne croyez pas que je sois ingrate, don Lorenzo, ni que j’oublie l’importance des services que vous m’avez rendus près du marquis. Je sens le poids de mes obligations, et rien sous le soleil ne pourrait me décider à la demande que j’ai à faire ; rien, excepté l’intérêt de mon enfant, de ma bien-aimée Antonia. Ma santé décline ; Dieu seul sait le peu de temps qui me reste avant d’être appelée devant son trône. Ma fille sera laissée sans parents, et, si elle perdait la protection de la famille Cisternas, sans amis. Votre présence m’effraie : je crains qu’elle n’inspire à ma fille des sentiments qui peuvent répandre de l’amertume sur le reste de sa vie, ou qu’elle ne l’encourage à nourrir des espérances injustifiables et frivoles. Tout ce que je puis, c’est de me confier à votre générosité et de vous supplier d’épargner le cœur inquiet d’une mère qui ne vit que pour sa fille. L’intérêt d’Antonia m’oblige de vous prier de cesser vos visites.

– Votre franchise me charme, répliqua Lorenzo ; vous verrez que l’opinion favorable que vous avez de moi ne vous a point trompée ; j’espère pourtant que les raisons que j’ai à alléguer vous décideront à retirer une demande à laquelle je n’obéirais pas sans une extrême répugnance. J’aime votre fille, je l’aime sincèrement ; je ne souhaite pas de plus grand bonheur que de lui inspirer les mêmes sentiments, et de recevoir sa main à l’autel. Il est vrai que je ne suis pas riche moi-même, et que mon père à sa mort m’a laissé peu de chose ; mais j’ai des espérances qui justifient ma prétention à obtenir la fille du comte de Las Cisternas.

Il allait continuer ; Elvire l’interrompit.

– Ah ! don Lorenzo, ce titre pompeux vous fait perdre de vue la bassesse de mon origine. Vous oubliez que j’ai passé quatorze ans en Espagne, désavouée par la famille de mon mari, et vivant d’une pension à peine suffisante pour l’entretien et l’éducation de ma fille. Ma pension ayant été discontinuée à la mort de mon beau-père, j’allais être réduite à l’indigence lorsque ma sœur apprit ma situation. Malgré ses faiblesses, elle possède un cœur chaud, généreux et affectionné : elle m’aida du peu de fortune que mon père lui avait laissée ; elle me persuada de venir à Madrid, et nous a soutenues ma fille et moi depuis notre départ de Murcie. Ne considérez donc pas Antonia comme descendue du comte de Las Cisternas ; considérez-la comme une pauvre orpheline sans protection, comme la petite-fille de l’artisan Torribio Dalfa, comme la pensionnaire nécessiteuse de la fille de cet artisan. Je crois vos intentions honorables ; mais comme il n’y a pas d’espoir que votre oncle approuve cette union, je prévois que les conséquences de votre attachement seraient funestes au repos de mon enfant.

– Pardonnez-moi, señora ; vous êtes mal informée si vous supposez que le duc de Médina ressemble au commun des hommes. Ses sentiments sont généreux et désintéressés ; il m’aime, et je n’ai aucune raison de craindre qu’il s’oppose à ce mariage lorsqu’il verra que mon bonheur en dépend. Mais en supposant même qu’il refusât sa sanction, qu’ai-je à craindre ? Mes parents ne sont plus ; je suis maître de ma petite fortune ; elle suffira pour soutenir votre fille, et j’échangerai contre sa main le duché de Médina sans un soupir de regret.

– Vous êtes jeune et ardent ; je ne m’étonne pas de vos idées. Mais l’expérience m’a appris à mes dépens que le malheur accompagne les alliances inégales. Instruite par cette expérience, je veux préserver ma fille des maux que j’ai soufferts. Sans l’aveu de votre oncle, jamais, tant que je vivrai, elle ne sera à vous. Certainement il désapprouvera cette union ; son pouvoir est immense, et je n’exposerai pas Antonia à sa colère et à ses persécutions.

– Ses persécutions ! il est facile de les éviter ! Au pis aller, il ne s’agit que de quitter l’Espagne. Ma fortune est facile à réaliser.

– Ah ! jeune homme, c’est l’illusion d’un cœur amoureux et romanesque. Mon mari et deux petits enfants sont enterrés à Cuba ; rien n’a pu sauver ma jeune Antonia que mon prompt retour en Espagne. Ah ! don Lorenzo, si vous pouviez comprendre ce que j’ai senti pendant mon absence ! Si vous saviez combien j’ai regretté amèrement tout ce que j’avais laissé en arrière, et combien m’était cher le seul nom de l’Espagne ! Je portais envie aux vents qui soufflaient vers ses bords.

Elvire s’arrêta. Sa voix tremblait, et elle se couvrit le visage de son mouchoir. Après un court silence, elle se leva et poursuivit.

– Je n’ai plus rien à vous dire, seigneur, reprit-elle ; je me suis confiée à votre honneur, et vous me prouverez, j’en suis certaine, que je n’ai pas eu de vous une idée trop favorable.

– Mais une seule question, señora, et je vous laisse : si le duc de Médina approuve mon amour, puis-je espérer que mes vœux ne seront plus rejetés de vous et de la belle Antonia ?

– Je serai franche avec vous, don Lorenzo : malgré le peu de probabilité qu’une telle union ait jamais lieu, je crains qu’elle ne soit désirée trop ardemment par ma fille. Le marquis de Las Cisternas m’est totalement inconnu ; il se mariera : sa femme peut voir Antonia d’un mauvais œil, et la priver de son unique ami. Si le duc, votre oncle, donne son consentement, vous pouvez compter sur le mien et sur celui de ma fille ; mais sans cela, n’espérez pas le nôtre. Si vos parents vous autorisent à la rechercher en mariage, ma porte à l’instant est ouverte ; s’ils vous refusent leur sanction, contentez-vous de mon estime et de ma reconnaissance, mais souvenez-vous que nous ne devons plus nous revoir.

Lorenzo promit à contrecœur de se soumettre à ce décret : mais il ajouta qu’il espérait bientôt obtenir le consentement qui devait lui donner le droit de renouveler ses visites.

Lorenzo se leva pour prendre congé. Elvire, au départ, lui tendit sa main, qu’il baisa respectueusement ; et après avoir dit qu’il espérait bientôt avoir d’Antonia la même faveur, il retourna à son hôtel. La dame fut parfaitement satisfaite de la conversation qu’ils venaient d’avoir ; elle envisagea avec complaisance la perspective d’un tel parti ; mais la prudence lui fit cacher à sa fille les espérances flatteuses qu’elle commençait elle-même à se hasarder d’entretenir.

À peine il faisait jour que déjà Lorenzo était au couvent, muni du mandat nécessaire. Les nonnes étaient à matines ; il attendit avec impatience que le service fût achevé, et enfin l’abbesse parut à la grille du parloir. Il demanda Agnès ; la vieille dame répondit d’un air triste que l’état de la chère enfant devenait d’heure en heure plus dangereux, que les médecins désespéraient de sa vie ; mais qu’ils avaient déclaré que la seule chance de salut était de la laisser en repos, et de ne pas permettre de l’approcher à ceux dont la présence devait l’agiter. Lorenzo ne crut pas un mot de tout cela, pas plus qu’il n’ajouta foi aux expressions de douleur et d’affection dont cette réponse était entrelardée. Pour en finir, il mit la bulle du pape aux mains de la supérieure et insista pour que, malade ou en santé, sa sœur lui fût remise sans délai.

L’abbesse reçut le papier d’un air d’humilité ; mais son œil n’en eut pas plus tôt aperçu le contenu, que le ressentiment se joua de tous les efforts de l’hypocrisie. La rougeur lui monta au visage, et elle lança sur Lorenzo un regard de rage et de menace.

– Cet ordre est positif, dit-elle, d’un ton de colère qu’elle essayait en vain de déguiser : je voudrais de tout mon cœur y obéir, mais cela n’est plus en mon pouvoir.

Lorenzo l’interrompit par une exclamation de surprise.

– Je vous répète, señor, qu’il m’est tout à fait impossible d’obéir à cet ordre. Par égard pour les sentiments d’un frère, je voulais vous communiquer par degrés la triste nouvelle, et vous préparer à l’entendre avec courage ; ceci rompt toutes mes mesures. Cet ordre m’enjoint de vous rendre Agnès sans délai : je suis donc obligée de vous informer, sans circonlocution, que vendredi dernier elle est morte.

Lorenzo recula d’horreur et pâlit. Un moment de réflexion le convainquit que cette assertion était fausse, et le rendit à lui-même.

– Vous me trompez, dit-il avec emportement : il n’y a que cinq minutes, vous m’assuriez qu’elle était encore en vie, quoique bien malade. Produisez-la à l’instant même ; je veux la voir, je dois la voir : tous vos efforts pour la retenir seront inutiles.

– Vous vous oubliez, señor : vous devez du respect à mon âge aussi bien qu’à ma profession. Votre sœur n’est plus. Si d’abord je vous ai caché sa mort, c’était dans la crainte qu’un événement si inattendu ne produisît sur vous un effet trop violent : en vérité, je suis bien mal payée de mon attention. Et quel intérêt, je vous prie, aurais-je à la garder ? connaître son désir de quitter notre société est une raison suffisante pour moi de désirer son départ et de la regarder comme indigne du nom de sœur de Sainte-Claire : mais elle a trompé mon affection d’une manière encore plus coupable. Ses crimes ont été grands ; et quand vous saurez la cause de sa mort, à coup sûr, don Lorenzo, vous vous féliciterez que cette malheureuse n’existe plus. Elle est tombée malade jeudi dernier après avoir été à confesse dans la chapelle des Capucins : sa maladie était accompagnée d’étranges symptômes ; mais elle persistait à en taire la cause. Grâce à la Vierge nous étions trop ignorantes pour la deviner. Jugez donc de notre consternation, de notre horreur, lorsqu’elle est accouchée le lendemain d’un enfant mort-né, qu’elle a immédiatement suivi dans la tombe. Eh quoi ! seigneur, votre visage n’exprime aucune surprise, aucune indignation ! Est-il possible ? l’infamie de votre sœur vous était connue, et vous lui conserviez votre affection ? En ce cas, vous n’aviez pas besoin de ma pitié.

Elle baisa un petit crucifix qui pendait à sa ceinture ; puis elle se leva, et quitta le parloir.

Lorenzo se retira aussi, pénétré d’affliction : mais celle de don Raymond, à cette nouvelle, alla jusqu’à la folie : il ne voulait pas se persuader qu’Agnès était réellement morte, et il s’obstinait à soutenir qu’on la retenait dans les murs de Sainte-Claire. Aucun raisonnement ne put lui faire abandonner l’espoir de la retrouver. Chaque jour il inventait de nouveaux plans, mais sans succès.

De son côté, Médina renonça à l’idée de jamais revoir sa sœur, mais il la croyait victime de quelque menée coupable. Dans cette persuasion, il encouragea les recherches de don Raymond, déterminé, s’il faisait la moindre découverte qui autorisât ses soupçons, à tirer vengeance rigoureuse de l’insensible abbesse.

Deux longs mois se passèrent ainsi. On n’apprenait rien de nouveau sur Agnès. Le marquis était le seul qui ne la crût pas morte. Lorenzo résolut de faire sa confidence à son oncle : il avait déjà laissé entrevoir son intention de se marier ; elle avait été accueillie aussi favorablement qu’il pouvait l’espérer, et il n’eut aucun doute du succès de sa démarche.

Share on Twitter Share on Facebook