Ambrosio était certain que les moines et les nonnes seraient à la procession, et il n’avait pas à craindre d’être interrompu.
Sûr de n’être pas découvert, il ne reculait pas devant l’idée d’employer la violence ; ou s’il éprouvait quelque répugnance à le faire, elle ne venait pas d’un motif de honte ou de compassion, mais de l’amour sincère et ardent qu’il ressentait pour Antonia, et du désir de ne devoir ses faveurs qu’à elle-même.
Les moines quittèrent le couvent à minuit. Mathilde était parmi les chantres, et conduisait le chant. Ambrosio fut laissé à lui-même et libre de suivre ses inclinations. Convaincu qu’il n’était resté personne qui pût épier ses mouvements ou troubler ses plaisirs, il se hâta de gagner les galeries de l’ouest. Le cœur palpitant d’espoir et aussi d’anxiété, il traversa le jardin, ouvrit la porte qui donnait sur le cimetière, et en peu de minutes fut devant les caveaux. Il ouvrit la porte avec précaution, comme s’il craignait d’être entendu. Il s’enfonça dans les longs passages dont Mathilde lui avait enseigné les détours, et parvint au caveau particulier qui contenait sa maîtresse endormie.
À côté de trois cadavres en putréfaction était la belle endormie. Un rouge vif, avant-coureur de la vie renaissante, était déjà répandu sur ses joues ; et enveloppée comme elle était dans un linceul et couchée sur sa bière, elle avait l’air de sourire aux objets funèbres qui l’entouraient.
Il l’emporta, toujours immobile, de la tombe ; il s’assit sur un banc de pierre, et la soutenant dans ses bras, il épia avec impatience les symptômes de la vie renaissante. C’est à peine s’il était assez maître de ses transports pour attendre qu’elle ne fût plus insensible. L’ardeur naturelle de ses désirs s’était accrue par les difficultés qu’ils avaient rencontrées, ainsi que par une longue abstinence : car, depuis qu’il avait abdiqué tout droit à son amour, Mathilde l’avait exilé pour toujours de ses bras.
Sevré tout à coup des plaisirs dont l’habitude lui avait fait un besoin absolu, le moine sentit vivement cette privation. Naturellement porté à assouvir ses sens, dans la pleine vigueur de la virilité et de la chaleur du sang, il avait laissé prendre un ascendant tel à son tempérament, que sa concupiscence allait jusqu’à la folie.
Peu à peu il sentit la chaleur ranimer le sein qui reposait contre le sien. De nouveau, le cœur battit, le sang circula plus rapide, et les lèvres remuèrent. Enfin, elle ouvrit les yeux. Voyant qu’elle était pleinement revenue à l’existence, il la serra avec transport contre lui, et imprima un long baiser sur ses lèvres. La soudaineté de cette action suffit pour dissiper les fumées qui obscurcissaient la raison d’Antonia. Elle se leva précipitamment, et jeta autour d’elle un regard éperdu. Les objets étranges qui se présentaient à sa vue de tout côté contribuaient à confondre ses idées. Elle porta la main à sa tête, comme pour rasseoir son imagination en désordre.
– Où suis-je ? dit-elle brusquement. Comment suis-je venue ici ? Où est ma mère ? je croyais l’avoir vue ? Oh ! un rêve affreux m’a dit… Mais où suis-je ? Laissez-moi partir ! je ne puis rester ici.
Elle essayait de se lever, mais le moine l’en empêcha.
– Calmez-vous, charmante Antonia ! répondit-il ; ne reconnaissez-vous pas votre ami Ambrosio ?
– Ambrosio ? mon ami ? Oh ! oui, oui, je me le rappelle… Mais pourquoi suis-je ici ? qui m’y a amenée ? pourquoi êtes-vous avec moi ?… Oh ! Flora m’a recommandé de prendre garde… Il n’y a ici que des cercueils, des tombes, des squelettes ! ce lieu m’effraie ! bon Ambrosio, emmenez-moi.
– Pourquoi ces terreurs, Antonia ? répartit le prieur, la serrant contre lui, et couvrant son sein de baisers, qu’elle s’efforçait en vain d’éviter ; que craignez-vous de moi, de quelqu’un qui vous adore ?
En parlant ainsi, il renouvelait ses embrassements, et se permettait les plus indécentes libertés. Malgré toute son ignorance, Antonia comprit le danger ; elle s’arracha aux bras du prieur, et n’ayant pour tout vêtement que son linceul, elle s’enferma dedans.
– Laissez-moi, mon père ! cria-t-elle, sa vertueuse indignation tempérée par l’effroi de son isolement.
Le ton résolu dont elle parlait ne laissa pas que d’étonner le moine, mais ne produisit pas sur lui d’autre effet que la surprise. Il lui prit la main, la força de se rasseoir sur ses genoux, et la regardant d’un œil luxurieux, il lui répondit :
– Remettez-vous Antonia. La résistance est inutile, et je ne veux pas vous déguiser plus longtemps ma passion. On vous croit morte : le monde est à jamais perdu pour vous, seul je vous possède ici ; vous êtes entièrement en mon pouvoir : les désirs qui me brûlent, il faut que je les satisfasse, ou que je meure. Mais je voudrais ne devoir mon bonheur qu’à vous, ma charmante fille ! mon adorable Antonia ! Laissez-moi vous enseigner les jouissances que vous ignorez encore, vous apprendre à sentir dans mes bras les plaisirs que je vais goûter dans les vôtres.
De moment en moment, la passion du moine devenait plus ardente, et la terreur d’Antonia plus intense. Elle lutta pour se dégager ; ses efforts furent sans succès, et, voyant Ambrosio s’enhardir de plus en plus, elle appela au secours à grands cris. L’aspect du caveau, la pâle lueur de la lampe, et les objets funèbres que ses yeux rencontraient de toute part, étaient peu faits pour lui inspirer les sentiments qui agitaient le prieur ; ses caresses mêmes l’éprouvaient par leur fureur : cet effroi, au contraire, cette répugnance manifeste, cette résistance incessante, ne faisaient qu’enflammer les désirs du moine, et prêter de nouvelles forces à sa brutalité. Sans faire attention aux pleurs, aux cris, aux prières, il se rendit peu à peu maître d’elle, et ne quitta sa proie que lorsqu’il eut consommé son forfait et le déshonneur d’Antonia.
À peine eut-il accompli son dessein, qu’il eut horreur de lui-même et des moyens qu’il avait employés. L’excès même de son ardeur luxurieuse contribuait maintenant à lui inspirer du dégoût, et une voix secrète lui disait combien était bas et inhumain le crime qu’il venait de commettre. Celle qui naguère était l’objet de son adoration n’excitait plus dans son cœur d’autre sentiment que l’aversion et la rage. Il s’était détourné, et si ses yeux se reportaient sur elle involontairement, ce n’était que pour rencontrer des regards de haine. L’infortunée s’était évanouie avant que son déshonneur fût consommé : elle ne revint à la vie que pour sentir son malheur. Elle resta étendue sur la terre dans un muet désespoir ; les larmes se succédaient lentement sur ses joues, et de fréquents sanglots gonflaient sa poitrine. Accablée de chagrin, elle demeura quelque temps dans cet état de torpeur ; enfin elle se leva avec difficulté, et traînant vers la porte ses pas affaiblis, elle se disposa à quitter le caveau.
Le son des pas tira le moine de sa sombre apathie. Il poursuivit la victime de sa brutalité, et l’eut bientôt rejointe. Il la saisit par le bras, et la repoussa violemment dans le caveau.
– Que voulez-vous de plus ? dit-elle timidement ; ma ruine n’est-elle pas complète ? Laissez-moi retourner chez moi, et pleurer en liberté ma honte et ma misère.
– Retourner chez vous ! répéta le moine, avec une ironie amère et dédaigneuse ; puis tout à coup, les yeux flamboyants de colère : Quoi ! afin que vous me dénonciez au monde ! afin que vous me proclamiez un hypocrite, un ravisseur, un traître, un monstre de cruauté, de libertinage et d’ingratitude ! Malheureuse fille, vous devez rester ici avec moi ! ici, parmi ces tombes solitaires, ces images funèbres, ces corps hideux, putréfiés. Ici vous resterez, et vous serez témoin de mes souffrances ; vous verrez ce que c’est que d’être en proie aux horreurs du désespoir, et de rendre le dernier soupir dans le blasphème et les imprécations !…
En prononçant ces paroles d’une voix tonnante, il serrait avec violence le bras d’Antonia, et frappait la terre dans le délire de la rage.
Lui croyant le cerveau dérangé, Antonia épouvantée tomba à genoux ; elle leva les mains vers lui, et sa voix expira presque sans pouvoir rendre un son.
– Grâce ! grâce ! murmura-t-elle avec peine.
– Silence ! cria le prieur éperdu et il la jeta à terre.
Il la quitta, et parcourut le caveau d’un air sauvage et égaré. Ses yeux roulaient d’une manière effrayante ; Antonia tremblait lorsqu’elle les rencontrait ; il paraissait méditer quelque chose d’horrible, et elle perdit tout espoir de sortir vivante de ces tombeaux : pourtant cette idée était injuste. Au milieu de l’horreur et du dégoût auxquels son âme était en proie, la pitié pour sa victime tenait encore une place ; la fougue de sa passion une fois calmée, il aurait donné des mondes, s’il en avait eu, pour lui rendre l’innocence dont sa concupiscence l’avait privée ; des désirs qui l’avaient poussé au crime, pas une trace ne restait dans son sein ; tout l’or de l’Inde ne l’aurait pas décidé à essayer de la posséder encore ; tout son être semblait se révolter à cette idée, et il aurait bien voulu effacer de sa mémoire la scène qui venait de se passer. À mesure que diminuait sa sombre fureur, sa compassion pour Antonia augmentait ; il s’arrêta, et aurait voulu lui adresser quelques consolations ; mais il ne sut d’où les tirer, et il resta à la regarder dans une morne stupeur. Il se décida à la laisser passer pour morte, et à la retenir captive dans cette sombre prison ; il se proposait de venir tous les soirs lui apporter des aliments, lui témoigner son repentir, et confondre leurs larmes. D’une voix entrecoupée, mais aussi douce qu’il put la rendre, détournant les yeux et se faisant à peine entendre, il essaya de la consoler d’un malheur qui ne pouvait plus se réparer. Il protesta de son repentir sincère, et de la joie qu’il aurait de racheter par autant de gouttes de sang chacune des larmes qu’il lui avait fait répandre. Misérable et désespérée, Antonia l’écoutait avec une douleur silencieuse ; mais lorsqu’il lui annonça qu’elle serait retenue dans le caveau, dans cet affreux séjour auquel la mort même était préférable, elle se réveilla soudain de son insensibilité. Elle retomba à genoux ; elle demanda grâce dans les termes les plus pathétiques et les plus pressants : elle promit, s’il voulait la rendre à la liberté, de cacher au monde les outrages qu’elle avait subis ; de donner à sa réapparition tous les motifs qu’il jugerait convenables ; et afin que le plus petit soupçon ne tombât pas sur lui, elle offrit de quitter immédiatement Madrid. Ses instances furent assez fortes pour faire une grande impression sur le prieur. Il réfléchit que comme elle n’excitait plus en lui de désirs, il n’avait plus d’intérêt à la tenir cachée comme il en avait d’abord eu l’intention : que c’était ajouter de nouveaux malheurs à tous ceux qu’elle avait déjà soufferts ; et que si elle était fidèle à ses promesses, qu’elle fût en prison ou en liberté, d’aucune manière il n’avait personnellement rien à craindre pour sa vie ni pour sa réputation. D’un autre côté, il tremblait qu’Antonia, dans son affliction, ne manquât sans le vouloir à son engagement, ou que son extrême simplicité et son ignorance de la ruse ne permissent à quelqu’un plus adroit de surprendre son secret. Quelques fondées que fussent ses craintes, la compassion et un désir sincère de réparer sa faute autant que possible le sollicitèrent d’accéder aux prières de la suppliante. La difficulté de colorer le retour imprévu d’Antonia à la vie, après sa mort supposée et son enterrement public, était le seul point qui le tînt irrésolu. Il pesait dans son esprit les moyens d’écarter cet obstacle, lorsqu’il entendit des pas précipités. La porte du caveau s’ouvrit, et Mathilde accourut, évidemment pleine de trouble et d’effroi.
En voyant entrer un étranger, Antonia poussa un cri de joie : mais l’espoir d’être secourue par lui fut bientôt dissipé. Le novice supposé n’exprima pas la moindre surprise de trouver une femme seule avec le prieur, dans un lieu si étrange et à une heure si avancée et s’adressa à lui sans perdre un moment.
– Que faut-il faire, Ambrosio ? nous sommes perdus si on ne trouve pas un moyen de repousser l’émeute. Ambrosio, le couvent de Sainte-Claire est en feu ; l’abbesse est tombée victime de la fureur de la populace ; déjà le monastère est menacé d’un destin semblable. Alarmés des cris du peuple, les moines vous cherchent de tout côté ; ils s’imaginent que votre autorité seule suffira pour calmer ce désordre ; personne ne sait ce que vous êtes devenu, et votre absence excite partout de l’étonnement et le désespoir. J’ai profité de la confusion, et j’accours vous avertir du danger.
– Le remède est facile, répondit le prieur, je retourne à ma cellule : une raison quelconque expliquera mon absence.
– Impossible ! répartit Mathilde : le souterrain est rempli d’archers ; Lorenzo de Médina et plusieurs officiers de l’inquisition parcourent les caveaux et occupent chaque passage ; vous serez arrêté dans votre fuite ; on vous demandera quels motifs vous avez d’être si tard dans le souterrain ; on trouvera Antonia et vous êtes à jamais perdu.
– Lorenzo de Médina ? des officiers de l’inquisition ? que viennent-ils faire ? est-ce moi qu’ils cherchent ? suis-je donc suspecté ? Oh ! parlez, Mathilde ! répondez-moi par pitié !
– Ils ne pensent pas encore à vous, mais je crains qu’ils n’y pensent avant peu. Votre seule chance de leur échapper réside dans la difficulté d’explorer ce caveau ; la porte est artistement dissimulée ; il est possible qu’ils ne la voient pas et que nous puissions rester cachés jusqu’à ce que les perquisitions soient finies…
– Mais Antonia… si les inquisiteurs approchent et qu’on entende ses cris…
– Voici le moyen d’éviter ce danger ! interrompit Mathilde.
En même temps elle tira un poignard, et s’élança sur sa proie.
– Arrêtez ! arrêtez ! cria Ambrosio, lui saisissant la main, et lui arrachant l’arme déjà levée. Que voulez-vous faire, cruelle ? l’infortunée n’a déjà que trop souffert, grâce à vos pernicieux conseils ! Plût à Dieu que je ne les eusse jamais suivis ! plût à Dieu que je n’eusse jamais vu votre visage !
Mathilde lui jeta un regard de mépris.
– C’est absurde ! s’écria-t-elle d’un air de colère et de dignité qui imposa au prieur. Après lui avoir dérobé tout ce qui la lui rendait chère, pouvez-vous craindre de la priver d’une vie misérable ? Mais c’est bien ! qu’elle vive pour vous convaincre de votre folie ; je vous abandonne à votre mauvais destin ! je répudie notre alliance ! celui qui tremble de commettre un crime si insignifiant ne mérite pas ma protection. Écoutez ! Écoutez ! Ambrosio, n’entendez-vous pas les archers ? ils viennent, et votre perte est inévitable.
En ce moment, le prieur entendit un bruit lointain de voix. Il courut à la porte, du secret de laquelle dépendait son salut, et que Mathilde avait négligé de fermer. Avant d’y parvenir, il vit Antonia tout à coup se glisser près de lui, franchir la porte, et voler vers le bruit avec la rapidité d’une flèche. Elle avait écouté attentivement Mathilde ; elle avait entendu nommer Lorenzo, et s’était résolu à tout risquer pour se réfugier sous cette protection. La porte était ouverte. Les sons lui prouvaient que les archers ne pouvaient pas être à une grande distance. Elle rassembla le peu de force qui lui restait, dépassa le moine avant qu’il remarquât son projet, et se dirigea promptement vers les voix. Revenu de sa première surprise, le prieur ne manqua pas de la poursuivre. Tous ses muscles tendus, vainement Antonia redoublait de vitesse. À chaque moment, l’ennemi gagnait sur elle du terrain : elle entendit ses pas derrière elle, elle sentit sur le cou la chaleur de son haleine. Il l’atteignit ; il enfonça les mains dans les boucles de ses cheveux flottants, et essaya de l’entraîner dans le caveau. Antonia résista de toute sa force ; elle entoura de ses bras un des piliers qui supportaient la voûte, et appela au secours à grands cris. En vain le prieur s’efforçait de lui imposer silence.
– Au secours ! continuait-elle de crier ; au secours ! au secours pour l’amour de Dieu !
Accélérés par ses cris, on entendit les pas se rapprocher. Le prieur s’attendait à tout moment à voir arriver les inquisiteurs. Antonia résistait toujours, et il la força au silence par le moyen le plus horrible et le plus inhumain. Il avait encore le poignard de Mathilde : sans se donner un instant de réflexion, il le leva et le plongea deux fois dans le sein d’Antonia ! elle poussa un cri, et tomba. Le moine essaya de l’emporter, mais elle tenait toujours le pilier fortement embrassé. En ce moment, la lumière des torches qui approchaient brilla sur les murs. Craignant d’être découvert, Ambrosio fut forcé d’abandonner sa victime, et il s’enfuit au caveau où il avait laissé Mathilde.
Ce ne fut pas sans être vu. Don Ramirez, qui se trouva arriver le premier, aperçu par terre une femme baignée de sang, et un homme qui s’enfuyait et dont le trouble indiquait que c’était le meurtrier. Aussitôt il le poursuivit avec une partie des archers, tandis que les autres restaient avec Lorenzo pour protéger l’étrangère blessée. Ils la soulevèrent, et la soutinrent dans leurs bras. Elle s’était évanouie de douleur ; mais bientôt elle donna des signes de vie : elle ouvrit les yeux, et en relevant la tête, rejeta en arrière la forêt de cheveux blonds qui jusque-là avaient caché son visage.
– Dieu tout-puissant ! c’est Antonia.
Telle fut l’exclamation de Lorenzo, et, l’arrachant des bras des gardes, il la prit dans les siens.
Quoique dirigé par une main incertaine, le poignard n’avait que trop bien atteint le but de son maître. Les blessures étaient mortelles, et Antonia sentait qu’elle n’en reviendrait pas ; cependant, le peu d’instants qui lui restaient furent des instants de bonheur.
Elle était couchée, la tête appuyée sur le sein de Lorenzo, et ses lèvres lui murmurant encore de douces paroles de consolation. Elle fut interrompue par l’horloge du couvent qui, dans le lointain, sonna l’heure. Aussitôt les yeux d’Antonia étincelèrent d’un éclat céleste ; tout son corps parut reprendre de la vie ; elle se releva dans les bras de son amant.
– Trois heures ! s’écria-t-elle. Ma mère, je viens !
Elle joignit les mains et tomba morte. Lorenzo, désespéré, se jeta près d’elle. Il s’arracha les cheveux, se frappa la poitrine et refusa de se séparer du cadavre. Enfin, ses forces étant épuisées, il se laissa emmener hors du caveau et transporter au palais de Médina, presque aussi inanimé que l’infortunée Antonia.
Ambrosio, cependant, quoique suivi de près, avait réussi à regagner le caveau. La porte était déjà refermée lorsque don Ramirez arriva, et beaucoup de temps s’écoula avant que la retraite du fugitif fût découverte. Mais rien ne résiste à la persévérance. Tout artistement dissimulée qu’elle était, la porte ne put échapper à la vigilance des archers. Ils la forcèrent et entrèrent dans le caveau, au grand effroi d’Ambrosio et de sa compagne. La confusion du moine, ses efforts pour se cacher, sa fuite rapide et ses vêtements tachés de sang, ne permettaient pas de douter qu’il ne fût le meurtrier d’Antonia. Mais quand il fut reconnu pour l’immaculé Ambrosio « l’homme de Dieu », l’idole de Madrid, les facultés des spectateurs furent enchaînées par la surprise, et ils purent à peine se persuader que ce qu’ils voyaient n’était point une vision. Le prieur n’essaya point de se disculper, mais garda un morne silence. On se saisit de lui et on le garrotta ; la même précaution fut prise avec Mathilde. Son capuchon ayant été écarté, la délicatesse de ses traits et la profusion de ses cheveux dorés trahirent son sexe, et cet incident excita une nouvelle stupéfaction. Le poignard aussi fut trouvé dans la tombe, où le moine l’avait jeté ; et après une exacte perquisition dans le souterrain, les deux coupables furent conduits dans les prisons de l’inquisition.
Les effets trouvés dans les cellules du prieur et de Mathilde furent saisis et portés à l’inquisition pour servir de pièces à conviction. À cela près, tout demeura comme par le passé, et l’ordre et la tranquillité se rétablirent dans Madrid. Aveuglée par le ressentiment, la populace avait immolé chaque nonne qui lui était tombée sous la main : celles qui avaient échappé le devaient entièrement à la prudence et à la modération du duc de Médina. Elles le sentaient bien, et en gardaient à ce seigneur toute la reconnaissance qu’il méritait.
Alarmé de l’émeute, et tremblant pour la sûreté de sa fille, le seul enfant qu’il eût, le marquis avait volé au couvent de Sainte-Claire, et était encore occupé à la chercher. On envoya de tout côté des messagers pour lui apprendre qu’il la trouverait saine et sauve à son hôtel, et pour l’inviter à s’y rendre immédiatement. Son absence laissa à Virginie la liberté de donner toute son attention à sa protégée ; et quoique fort troublée elle-même des aventures de la nuit, aucune insistance ne put la déterminer à quitter le lit de la malade. Celle-ci, dont la constitution avait été ébranlée par le besoin et la douleur, fut quelque temps avant de recouvrer l’usage de ses sens. Elle eut une grande difficulté à avaler les remèdes qui lui furent ordonnés ; mais cet obstacle écarté, elle triompha aisément de sa maladie, qui ne provenait que de faiblesse. Les soins dont elle était l’objet, la nourriture saine dont elle avait été longtemps privée, et la joie d’être rendue à la liberté, à la société, et, elle osait l’espérer, à l’amour, tout se réunit pour accélérer son rétablissement. Du premier instant qu’elles s’étaient connues, sa triste position, ses souffrances presque incomparables, lui avaient valu l’affection de son aimable hôtesse. Virginie sentait pour elle le plus vif intérêt : mais quel ravissement elle éprouva lorsque, suffisamment rétablie pour raconter son histoire, la nonne captive se trouva être la sœur de Lorenzo.
Cette victime de la cruauté monastique n’était autre, en effet, que l’infortunée Agnès. Virginie l’avait bien connue au couvent ; mais sa maigreur, ses traits altérés par le chagrin, le bruit de sa mort généralement accrédité, ses cheveux grandis et emmêlés qui pendaient en désordre sur sa figure et son sein, l’avaient d’abord rendue méconnaissable. L’abbesse avait mis tout en œuvre pour décider Virginie à prendre le voile ; car l’héritière de Villa-Franca n’était point une acquisition à dédaigner ; ses démonstrations de tendresse, et ses prévenances continuelles avaient réussi à en donner sérieusement la pensée à sa jeune parente. Mieux instruite des dégoûts et des ennuis de la vie monastique, Agnès avait pénétré le dessein de la supérieure. Elle avait tremblé pour l’innocente fille, et entrepris de lui faire voir son erreur. Elle lui avait dépeint sous leur vrai jour les nombreux inconvénients attachés à un couvent, la contrainte perpétuelle, les basses jalousies, les intrigues mesquines, la cour servile et la flatterie grossière exigées par la supérieure. Puis elle avait engagé Virginie à réfléchir à la brillante perspective qui se présentait devant elle. L’idole de ses parents, l’admiration de Madrid, douée par la nature et l’éducation de toutes les perfections du corps et de l’esprit, elle pouvait prétendre à l’établissement le plus fortuné. Ses richesses lui fourniraient les moyens de pratiquer dans toute leur étendue la charité et la bienveillance, ces vertus qui lui étaient si chères ; et en restant dans le monde elle serait à même de découvrir des objets dignes de sa protection, ce qui ne pouvait se faire dans la retraite d’un couvent.
Ses conseils avaient détourné Virginie de toute idée de prendre le voile ; mais un autre argument dont Agnès n’avait point fait usage eut sur elle plus de poids que tout le reste ensemble : elle avait aperçu Lorenzo quand il était venu voir sa sœur à la grille ; il lui avait plu, et tous les entretiens qu’elle avait avec Agnès se terminaient en général par des questions sur son frère. Celle-ci, qui adorait Lorenzo, ne demandait pas mieux que d’avoir une occasion d’entonner ses louanges ; elle parlait de lui avec transport, et pour convaincre de la justesse de ses idées, de la culture de son esprit et de l’élégance de ses expressions, elle montrait de temps en temps les lettres qu’elle recevait de lui. Agnès remarqua bientôt que par ces confidences elle avait fait sur le cœur de sa jeune amie une impression qu’elle avait été loin de vouloir produire, mais qu’elle fut vraiment heureuse d’observer ; elle ne pouvait pas souhaiter pour son frère un parti plus avantageux : héritière de Villa-Franca, vertueuse, affectionnée, belle et accomplie, Virginie semblait faite pour le rendre heureux. Elle sonda son frère à ce sujet, quoique sans mentionner le nom ni les particularités.
Il l’assura dans ses réponses que son cœur et sa main étaient entièrement libres, et elle en conclut qu’elle pouvait, sans danger, aller de l’avant. Elle s’étudia donc à développer la passion naissante de son amie ; Lorenzo devint le sujet constant de ses entretiens ; et l’avidité avec laquelle on l’écoutait, les fréquents soupirs qu’on laissait échapper, et l’empressement qu’on mettait à chaque digression à ramener la conversation sur le sujet dont elle s’était écartée, suffirent pour convaincre Agnès que les soins de son frère seraient loin d’être désagréables. Elle se hasarda enfin à parler au duc de ses désirs. Quoique Virginie lui fût personnellement inconnue, il savait assez qui elle était pour la juger digne de la main de son neveu. Il fut donc convenu entre l’oncle et la nièce qu’elle insinuerait cette idée à Lorenzo, et elle attendait qu’il revînt à Madrid pour lui proposer d’épouser son amie. Les malheureux événements qui eurent lieu dans l’intervalle l’empêchèrent d’exécuter son dessein. Virginie la pleura sincèrement et comme compagne et comme la seule personne à qui elle pût parler de Lorenzo : son cœur continua en secret d’être la proie de sa passion, et elle s’était presque déterminée à avouer ses sentiments à sa mère, lorsque le hasard lui en représenta l’objet ; en le voyant si près d’elle, si poli, si sensible, si intrépide, elle avait senti s’accroître l’ardeur de son affection. Quand elle vit que son amie, que sa conseillère lui était rendue, elle la regarda comme un présent du ciel ; elle osa nourrir l’espérance d’être unie à Lorenzo, et résolut d’user sur lui de l’influence de sa sœur.
Supposant qu’avant de mourir Agnès avait pu faire sa proposition, le duc avait mis sur le compte de Virginie toutes les idées de mariage de son neveu : en conséquence, il leur avait fait le plus favorable accueil. De retour à son hôtel, le récit de la mort d’Antonia et de la conduite de Lorenzo en cette occasion lui fit voir sa méprise. Il déplora ces malheurs ; mais la pauvre fille se trouvant mise de côté, il compta sur la réussite de son plan. Il est vrai que la situation de Lorenzo le disposait mal à des fiançailles. Ses espérances déçues au moment où il s’attendait à les réaliser, l’avaient cruellement affecté. Le duc le trouva malade au lit ; on avait de sérieuses inquiétudes pour sa vie : mais son oncle ne les partagea pas. Son avis était et il n’avait pas tort, que « des hommes sont morts, et les vers les ont mangés, mais ce n’était pas d’amour ». Il se flattait donc que, toute profonde que pouvait être l’impression faite sur le cœur de son neveu, le temps et Virginie sauraient l’effacer. Il courut chez le jeune affligé et tâcha de le consoler : il compatit à sa douleur, mais l’exhorta à résister à l’envahissement du désespoir. Il convint qu’il était impossible de ne pas être ébranlé d’un choc si épouvantable, et de le blâmer d’y être sensible ; mais il le conjura de ne point se consumer en regrets superflus, de lutter plutôt contre la douleur et de conserver la vie, sinon pour lui-même, au moins pour ceux qui lui étaient tendrement attachés. Tout en travaillant ainsi à faire oublier à Lorenzo la perte d’Antonia, le duc faisait une cour assidue à Virginie, et saisissait toutes les occasions de servir auprès d’elle les intérêts de son neveu.
Il est facile de présumer qu’Agnès ne fut pas longtemps sans demander des nouvelles de don Raymond. Elle fut peinée d’apprendre la triste situation où le chagrin l’avait réduit ; cependant elle ne put s’empêcher de triompher secrètement, en songeant que sa maladie prouvait la sincérité de l’amour. Le duc se chargea lui-même d’annoncer au malade le bonheur qui l’attendait. Quoique pour le préparer à un tel événement, il n’eût négligé aucune précaution à ce passage soudain du désespoir au bonheur, les transports de Raymond furent si violents qu’ils faillirent lui être funestes. Une fois cet accès passé, la tranquillité d’esprit, la certitude d’être heureux, et par-dessus tout la présence d’Agnès qui, dès qu’elle fut guérie, grâce à Virginie et à la marquise, était accourue soigner son amant, le mirent bientôt en état de surmonter les effets de cette affreuse maladie. Le repos de l’âme se communiqua au corps, et il se rétablit avec une rapidité qui causa une surprise générale.
Il n’en était pas de même de Lorenzo. La mort d’Antonia, accompagnée de si terribles circonstances, était un poids bien lourd sur son esprit. Ce n’était plus qu’une ombre ; rien ne pouvait le distraire : c’est avec peine qu’on le décidait à prendre suffisamment de nourriture pour se soutenir, et on craignait une phtisie. La société d’Agnès était sa seule consolation. Quoique le hasard ne leur eût guère permis d’être ensemble, il avait pour elle une sincère amitié. Voyant combien elle lui était nécessaire, elle quittait rarement sa chambre ; elle écoutait ses plaintes avec une infatigable attention, et elle le calmait à force de douceur et de compassion. Elle habitait toujours le palais de Villa-Franca, dont les maîtres la traitaient avec une affection marquée. Le duc avait déclaré au marquis ses désirs au sujet de Virginie. Le parti était irréprochable ; Lorenzo était héritier des biens immenses de son oncle, et se distinguait par l’agrément de sa personne, l’étendue de son savoir, et la sagesse de sa conduite. Ajoutez à cela que la marquise avait découvert combien sa fille était favorablement disposée pour lui.
En conséquence, la proposition du duc fut acceptée sans délai : toutes les précautions furent prises pour que Lorenzo vît sa future avec les sentiments qu’elle méritait si bien d’inspirer. Dans ses visites à son frère, Agnès était souvent accompagnée de la marquise ; et aussitôt qu’il put quitter le lit, Virginie, sous sa protection maternelle, eut quelquefois la permission de lui exprimer les vœux qu’elle faisait pour sa guérison. Elle s’en acquittait avec tant de délicatesse, la manière dont elle parlait d’Antonia était si tendre et si touchante, et lorsqu’elle déplorait la triste destinée de sa rivale, ses yeux brillants étaient si beaux au travers des larmes, que Lorenzo ne pouvait la voir ni l’écouter sans émotion. Chaque jour la société de Virginie semblait lui faire un plaisir nouveau, et il parlait d’elle avec plus d’admiration : ses parents aussi bien que l’intéressée le remarquaient ; mais ils gardaient prudemment leurs observations pour eux ; aucun mot ne leur échappait, qui pût faire soupçonner leur dessein. Ils restaient fidèles à leur plan de conduite, et laissaient le temps mûrir et transformer en un plus vif sentiment l’amitié que Lorenzo éprouvait déjà pour elle.
Les visites de Virginie cependant devenaient plus fréquentes ; et enfin il n’y eut plus guère de jour dont elle ne passât une partie près de lui. Peu à peu il recouvra ses forces, mais les progrès de sa convalescence étaient lents et douteux. Un soir, il sembla être moins abattu qu’à l’ordinaire : Agnès et son amant, le duc, Virginie et ses parents, étaient assis autour de lui ; pour la première fois, il pria sa sœur de lui apprendre comment elle avait échappé aux effets du poison que Sainte-Ursule lui avait vu boire. Craignant de lui rappeler des scènes dans lesquelles Antonia avait péri, elle lui avait jusqu’alors caché l’histoire de ses souffrances. Maintenant qu’il amenait lui-même l’entretien sur ce sujet, elle pensa que peut-être le récit de ses malheurs pourrait le détourner de la contemplation de ceux qui l’occupaient trop constamment, et elle acquiesça sur-le-champ à la demande qu’il faisait. Le reste de la compagnie avait déjà entendu son histoire : mais l’intérêt que tous les assistants portaient à l’héroïne les rendait désireux de l’entendre de nouveau. Toute la société se joignant donc à Lorenzo, Agnès obéit. Elle raconta d’abord la découverte qui avait eu lieu dans la chapelle du couvent, le ressentiment de la supérieure, et la scène nocturne dont Sainte-Ursule avait été secrètement témoin. Quoique la nonne eût déjà décrit ce dernier événement, Agnès le raconta plus en détail. Après quoi elle continua son récit de la manière suivante :
FIN DE L’HISTOIRE D’AGNÈS DE MÉDINA
Ma mort supposée fut précédée de la plus affreuse agonie. Ces moments, que je croyais être mes derniers, étaient rendus plus amers par les assurances de l’abbesse que je ne pouvais échapper à la damnation. Quand je revins à la vie, mon âme était encore sous l’impression de ces terribles idées, je regardais avec crainte alentour, m’attendant à voir les ministres de la vengeance divine.
Une grande heure s’écoula avant que je fusse en état d’examiner les objets environnants ; quand je le fis, quelle terreur remplit mon sein ! Je me trouvai étendue sur une espèce de lit d’osier ; il avait six poignées, qui avaient dû servir aux nonnes à me porter au tombeau ; j’étais couverte d’un drap ; quelques fleurs fanées étaient éparses sur moi : d’un côté était un petit crucifix de bois ; de l’autre, un rosaire à gros grains ; quatre murs bas et étroits m’emprisonnaient ; le haut était fermé aussi d’une petite grille par où passait le peu d’air qui circulait dans ce misérable endroit. Une faible lueur qui m’arrivait à travers les barreaux me permettait de distinguer les horreurs dont j’étais entourée ; une odeur infecte et malsaine me suffoquait. Remarquant que la grille n’était point fermée, je pensai qu’il ne serait pas impossible de m’échapper. Comme je me levais dans ce dessein, ma main se posa sur quelque chose de doux ; je le pris et l’approchai de la lumière. Dieu tout-puissant, quel fut mon dégoût ! ma consternation ! en dépit de sa putréfaction et des vers qui la rongeaient, j’aperçus une tête humaine, et reconnus les traits d’une nonne qui était morte quelques mois auparavant, je la jetai loin de moi, et tombai presque sans vie sur ma bière.
Quand la force me revint, cette circonstance et l’idée d’être au milieu des cadavres hideux de mes compagnes accrurent mes désirs de m’évader de mon affreuse prison. Je me redressai vers la lumière ; la grille était à ma portée, je la soulevai sans peine : probablement on l’avait laissée ouverte pour faciliter ma fuite. En m’aidant de l’irrégularité des murs, dont certaines pierres dépassaient les autres, je parvins à les escalader, et à sortir de ma prison. Je me trouvai dans un caveau assez spacieux ; plusieurs tombeaux, extérieurement semblables à celui dont je venais de m’échapper, étaient rangés sur les côtés, et paraissaient considérablement enfoncés dans la terre.
Je devinai sur-le-champ que l’abbesse s’était méprise sur la nature de la liqueur qu’elle m’avait forcée de boire, et qu’au lieu de poison elle m’avait administré un puissant narcotique. Je tâchai de nouveau d’ouvrir la porte, mais elle résista à tous mes efforts. Je rassemblai tout ce que j’avais de voix, et criai au secours. J’étais trop loin de toute oreille. Aucune voix amie ne répondit à la mienne. Ma longue privation de nourriture commença à me tourmenter. Les tortures de la faim étaient les plus douloureuses et les plus insupportables ; et elles semblaient augmenter à chaque heure qui passait sur ma tête. Souvent je fus sur le point de me frapper la tempe à l’angle de quelque monument, de me faire jaillir la cervelle, et de terminer ainsi tous mes maux ; mais le souvenir de mon enfant triomphait de ma résolution ; j’avais peur d’une action qui mettait en danger sa vie autant que la mienne : alors j’exhalais ma douleur en lamentations et en cris de rage : et de nouveau retombant en faiblesse, je m’asseyais silencieuse et morne sur le piédestal de la statue de sainte Claire, les bras croisés, et abandonnée à un sombre désespoir. Soudain une tombe voisine frappa mes regards ; sur elle était un panier que je n’avais pas encore remarqué. Je me levai : J’y courus aussi vite que mon corps épuisé me le permit. Avec quel empressement je saisis le panier, lorsque je vis qu’il contenait un pain grossier et une bouteille d’eau.
Je me jetai avec avidité sur ces humbles aliments. Selon toute apparence, ils étaient dans le caveau depuis plusieurs jours. Le pain était dur et l’eau corrompue ; mais jamais nourriture ne me parut si délicieuse. Quand les exigences de la faim furent satisfaites, je me mis à faire des conjectures sur cette nouvelle particularité. Je me demandai si c’était pour moi que le panier avait été mis là.
Je penchais à croire que les desseins de la supérieure sur ma vie avaient été découverts par quelqu’une des religieuses qui avaient pris parti pour moi ; qu’elle avait réussi à substituer un narcotique au poison ; qu’elle m’avait apporté de la nourriture pour me soutenir, jusqu’à ce qu’elle pût effectuer ma délivrance et qu’elle s’occupait de faire savoir mon danger à mes parents, et de leur indiquer le moyen de me tirer de prison.
Mes méditations furent interrompues par un bruit de pas. Avec un plaisir indicible, j’entendis la clef tourner dans la serrure ; persuadée que je touchais à ma délivrance, je volai vers la porte avec un cri de joie. Elle s’ouvrit ; mais toutes mes espérances de fuite s’évanouirent, quand parut l’abbesse, suivie des quatre mêmes nonnes qui avaient été témoins de ma mort supposée. Elles portaient des torches à la main, et me regardèrent dans un silence effrayant.
Je reculai de terreur. L’abbesse descendit dans le caveau ainsi que ses compagnes, elle prit le siège que je venais de quitter : la porte fut refermée, et les nonnes se rangèrent derrière leur supérieure ; elle me fit signe d’avancer. Épouvantée de son aspect sévère, j’avais à peine la force d’obéir. Je tombai à genoux, je joignis les mains, et les lui tendis suppliantes, sans être en état d’articuler une syllabe.
Elle me regarda d’un œil courroucé.
– Vois-je une pénitente ou une criminelle ? dit-elle enfin : est-ce le remords du crime ou la crainte du châtiment qui lève ces mains vers moi ? ces pleurs reconnaissent-ils la justice de la sentence, ou ne font-ils que solliciter l’adoucissement de la peine ? De ces motifs, je le crains bien, c’est le dernier !
Elle s’arrêta, mais elle tenait toujours ses yeux fixés sur moi.
– Prenez courage, continua-t-elle, je ne désire pas votre mort, mais votre repentir ; le breuvage que je vous ai administré n’était pas un poison, mais un narcotique. Mon intention en vous trompant a été de vous faire ressentir les tortures d’une conscience coupable, qui se voit surprise par la mort avant l’expiation de ses crimes. Vous avez souffert ces tortures ; je vous ai familiarisée avec l’amertume de la mort, et j’espère que vos angoisses momentanées deviendront pour vous un bien éternel.
Cet exorde m’annonçait quelque chose de terrible ; je tremblais, et je voulais parler pour désarmer son courroux ; mais un geste de l’abbesse m’imposa silence. Elle poursuivit :
– Quoiqu’elles soient négligées à tort depuis de longues années et combattues maintenant par plusieurs de nos sœurs égarées (que le ciel convertisse !), c’est mon intention de faire revivre les lois de notre ordre dans toute leur force. Celle contre l’incontinence est sévère, mais pas plus que ne l’exige une si monstrueuse offense. Écoutez donc la sentence de Sainte-Claire : – Sous ces caveaux il existe des prisons destinées à recevoir des criminelles telles que vous : l’entrée en est habilement cachée, et celle qu’on y enferme doit renoncer à tout espoir de liberté : c’est là que vous allez être conduite. On vous apportera des aliments, mais non suffisamment pour satisfaire votre appétit ; vous en aurez seulement assez pour maintenir l’âme dans le corps, et ils seront de la qualité la plus simple et la plus grossière. Tels sont les ordres de Sainte-Claire ; soumettez-vous-y sans murmure. Suivez-moi !
On m’emporta dans l’escalier et on me fit entrer de force dans une des cellules qui garnissaient les côtés du souterrain. Mon sang se glaça à la vue de ce lugubre séjour ; les vapeurs froides suspendues en l’air, les murs verts d’humidité, le lit de paille si dur, si délaissé, les fers destinés à m’enchaîner pour jamais à ma prison, et les reptiles de toute espèce que je vis regagner leurs trous à mesure que la torche approchait d’eux, me frappèrent l’âme de terreurs presque trop violentes pour être supportées. Folle de désespoir, je m’arrachai des mains qui me tenaient ; je me jetai à genoux devant l’abbesse, et j’implorai sa pitié dans les termes les plus passionnés et les plus frénétiques : « Si ce n’est pas sur moi, dis-je, jetez du moins un regard de pitié sur l’être innocent dont la vie est attachée à la mienne ! »
L’abbesse recula brusquement, et me força de lâcher sa robe, comme si mon attouchement eût été contagieux.
– Quoi ! s’écria-t-elle d’un air exaspéré : quoi ! osez-vous plaider pour le produit de votre honte ? faut-il laisser vivre une créature conçue dans un péché monstrueux ? Femme abandonnée, ne m’en parlez plus ! il vaut mieux pour le malheureux périr que de vivre : engendré dans le parjure, dans l’incontinence, dans la souillure, il ne peut manquer d’être un prodige de vice. Entends-moi, fille coupable ! n’attends de moi aucune pitié, ni pour toi, ni pour ton avorton ; prie plutôt que la mort te saisisse avant de le mettre au jour ; ou s’il doit voir la lumière, que ses yeux se referment aussitôt pour jamais. Personne ne t’assistera dans les douleurs de l’enfantement : mets toi-même au monde ton rejeton, nourris-le toi-même, soigne-le toi-même, enterre-le toi-même, et Dieu veuille que ce soit bientôt, afin que tu ne tires pas de consolation du fruit de ton iniquité.
Cette torture d’esprit et les scènes épouvantables où j’avais joué un rôle avancèrent le terme de ma grossesse. Dans la solitude et la misère, abandonnée de tous, sans les secours de l’art, sans les encouragements de l’amitié, avec des douleurs qui auraient touché le cœur le plus dur, je fus délivrée de mon déplorable fardeau. L’enfant était venu vivant au monde ; mais je ne savais qu’en faire, ni par quels moyens lui conserver l’existence. Je ne pouvais que le baigner de mes larmes, le réchauffer dans mon sein, et prier pour son salut. Je fus bientôt privée de cette triste occupation : le manque de soins convenables, l’ignorance de mes devoirs de mère, le froid perçant du cachot, et l’air malsain que respiraient ses poumons, terminèrent la courte et pénible existence de mon pauvre petit. Il expira peu d’heures après sa naissance, et j’assistai à sa mort dans des angoisses impossibles à décrire. Il devint bientôt un amas de putréfaction, et pour tout œil un objet d’horreur et de dégoût, pour tout œil excepté pour celui d’une mère. Vainement cette image de la mort repoussait en moi les instincts de la nature ; je luttai contre cette répugnance et j’en triomphai : je persistai à tenir mon enfant contre mon sein, à le pleurer, à l’aimer, à l’adorer ! Que d’heures j’ai passées sur mon lit de douleur à contempler ce qui avait été mon fils ! Je tâchais de retrouver ses traits sous la corruption livide qui les cachait. Tout le temps de mon emprisonnement, cette triste occupation fut mon seul plaisir, et je n’y aurais pas renoncé pour tout l’univers ; j’étais résignée à mon sort, et déjà j’attendais l’instant de ma mort, quand mon ange gardien… quand mon bien-aimé frère arriva à temps pour me sauver.
Ici Agnès cessa de parler, et le marquis lui répondit en termes également sincères et affectionnés. Lorenzo exprima sa satisfaction de se voir à la veille d’une si étroite alliance avec un homme pour qui il avait toujours eu la plus haute estime. La bulle du pape avait pleinement relevé Agnès de ses engagements religieux ; le mariage fut donc célébré aussitôt que les apprêts nécessaires eurent été terminés : car le marquis désirait que la cérémonie eût lieu avec tout l’éclat et toute la publicité possibles. La noce faite, et après avoir reçu les compliments de Madrid, la mariée partit avec don Raymond pour leur château en Andalousie. Lorenzo les accompagna, ainsi que la marquise de Villa-Franca et son aimable fille. Il n’est pas besoin de dire que Théodore fut de la partie, et il serait impossible de décrire la joie qu’il eut du mariage de son maître. Le marquis, avant son départ, pour réparer un peu ses négligences précédentes, avait fait prendre des informations au sujet d’Elvire. Apprenant que sa fille et elle avaient reçu plusieurs services de Léonella et de Jacinthe, il témoigna de son respect pour la mémoire de sa belle-sœur en leur faisant à toutes deux de beaux présents ; Lorenzo suivit son exemple. Léonella fut extrêmement flattée des attentions de seigneurs si distingués, et Jacinthe bénit l’heure où sa maison avait été ensorcelée.
De son côté, Agnès ne manqua pas de récompenser ses amies de couvent. La digne mère Sainte-Ursule, à qui elle devait la liberté, fut nommée, à sa demande, surintendante des dames de charité : c’était une des meilleures et des plus opulentes sociétés de l’Espagne. Berthe et Cornélie, ne voulant pas quitter leur amie, furent appelées aux principaux emplois du même établissement. Quant aux nonnes qui avaient aidé l’abbesse à persécuter Agnès… Camille, retenue au lit par la maladie, avait péri dans les flammes qui avaient consumé le couvent de Sainte-Claire ; Marianne, Alix et Violante, ainsi que deux autres, étaient tombées victimes de la rage populaire ; les trois autres qui, dans le conseil, avaient appuyé la sentence de la supérieure furent sévèrement réprimandées, et exilées dans des maisons religieuses de provinces obscures et éloignées : elles y languirent quelques années, honteuses de leur faiblesse, et évitées de leurs compagnes avec aversion et mépris.
La fidélité de Flora ne resta pas non plus sans récompense. Consultée sur ses désirs, elle dit être impatiente de revoir son pays natal ; en conséquence, on lui procura les moyens de s’embarquer pour Cuba, où elle arriva en sûreté, comblée des présents de Raymond et de Lorenzo.
Les dettes de la reconnaissance acquittées, Agnès fut libre de poursuivre l’exécution de son plan favori. Logés dans la même maison, Lorenzo et Virginie étaient perpétuellement ensemble ; plus il la voyait, plus il était convaincu de son mérite. De son côté, elle se mettait en frais pour plaire, et il lui était impossible de ne pas réussir. Lorenzo contemplait avec admiration sa beauté, ses manières élégantes, ses innombrables talents, et son humeur si douce. Il était aussi très flatté du penchant qu’elle avait pour lui, et qu’elle ne savait pas cacher. Toutefois, ces sentiments n’avaient point chez lui l’ardeur qui caractérisait son amour pour Antonia : l’image de cette charmante et malheureuse fille vivait toujours dans son cœur, et se jouait des efforts que faisait Virginie pour l’en chasser ; mais, quand le duc proposa une alliance qu’il désirait si vivement, son neveu n’en rejeta point l’offre.