ÉPILOGUE LE CHIEN, CE FRÈRE DIT « INFÉRIEUR »

(The Other Animals)

Aux États-Unis, le journalisme a ses crises hystériques et quand elles se déchaînent l’honnête homme doit se réfugier dans sa tour d’ivoire et laisser passer la tourmente. Il y a quelque temps, lorsqu’on inventa l’expression de maquilleurs de la nature, je m’empressai, pour mon compte, de grimper à ma tour d’ivoire et de n’en plus bouger. Je me trouvais alors à Hawaii : un journaliste d’Honolulu m’arracha l’aveu que je me félicitais de ne faire autorité en aucune matière. Cette déclaration fut aussitôt câblée en Amérique à la Presse associée : là-dessus, les journaux américains m’accusèrent de faire ma publicité par câble à raison d’un dollar le mot.

L’orage s’étant apaisé, raisonnons ensemble. Je suis coupable d’avoir publié deux histoires de bêtes, deux livres sur les chiens . En réalité ces deux romans étaient une protestation contre le procédé qui consiste à humaniser les animaux et dont il me semblait que certains écrivains avaient trop abusé. À maintes reprises j’ai écrit à propos de mes héros-chiens. « Ils ne réfléchissent pas à leurs actes, ils se bornent à les exécuter etc. » J’ai employé souvent cette phrase, ce qui retardait l’action et contrariait mes règles artistiques : je le faisais pour mieux faire comprendre à mes lecteurs que mes personnages n’étaient pas dirigés par des raisonnements abstraits mais par l’instinct, la sensation, l’émotion et le raisonnement simple. De plus, je m’efforçais d’accorder mes écrits avec les principes de l’évolution et en conformité avec les données scientifiques. Et un beau jour je me vis classé parmi les maquilleurs de la nature.

Le président Roosevelt , dans un article de revue, prétendait en effet me condamner sur deux chefs d’accusation.

1° J’avais fait rosser un chien-loup par un vigoureux bouledogue.

2° J’avais permis à un lynx de tuer un chien-loup dans une bataille rangée.

En ce qui concerne le second point, le Président s’est trompé dans ses notes prises au cours de la lecture de mon livre. Il doit l’avoir parcouru trop hâtivement car, dans le texte, mon chien-loup a raison du lynx : et non seulement il le tue, mais il le mange.

Reste le premier point pour me convaincre d’erreur et je n’y suis pas accusé de m’écarter de faits admis. Il s’agit d’une simple divergence d’opinion. Le Président ne croit pas qu’un bouledogue puisse battre un chien-loup ; je pense le contraire. Voilà tout. Les courses de chevaux reposent sur des différences d’appréciations. Je ne vois pas pourquoi il n’en irait pas de même pour un combat de chiens. Mais ce qui me surprend, c’est qu’une divergence d’opinion concernant la combativité d’un chien-loup et d’un bouledogue fasse de moi un maquilleur de la nature et du président Roosevelt un savant incontestable et triomphant.

Puis M. John Burroughs vint confirmer les jugements du Président. Ces deux hommes abondent dans le même sens. Que Roosevelt ne puisse se tromper et l’avis de Burroughs : que Burroughs ait toujours raison, est celui de Roosevelt. Tous deux affirment d’un commun accord que les animaux ne raisonnent pas. Ils soutiennent que tous les animaux inférieurs à l’homme sont des automates et accomplissent seulement deux sortes d’actes, mécaniques et réflexes, dans lesquels n’intervient aucun raisonnement. Pour eux, l’homme est le seul animal capable de raisonner. Cette affirmation, qui n’a rien de moderne, fait sourire le savant du XXesiècle. Elle appartient au Moyen Âge. Les deux alliés en la mettant en avant se montrent homocentriques au même titre que les pédants des époques lointaines et ignorantes. Si la rotondité de la terre n’avait été démontrée qu’après la naissance du président Roosevelt et celle de John Burroughs, ceux-ci fussent aussi bien demeurés géocentriques dans leurs théories de l’Univers. Ils n’auraient pu changer de croyance : telle est la structure de leurs cerveaux. Ils parlent le jargon de l’évolution, alors qu’ils ne comprennent pas plus son essence et sa portée qu’un indigène des mers du Sud ne comprend le principe de la radio-activité.

Allons ! le président Roosevelt n’est qu’un amateur. Il connaît sans doute quelque chose à la politique et à la chasse au gros gibier : il est peut-être capable d’abattre un daim à l’occasion et ensuite de le mensurer et de le peser : il peut, à la rigueur, observer, avec conscience et exactitude, les actes et gestes des mésanges et des bécasses : puis, après étude approfondie, rédiger un rapport important et définitif traitant de la manière dont le premier écureuil, en telle année, sous tels degrés de longitude et de latitude, s’est réveillé au printemps et s’est mis à jacasser et à gambader – mais qu’il lui soit possible, comme observateur isolé, d’analyser toute vie animale, de synthétiser et d’assimiler tout ce que l’on sait des méthodes et des buts de l’évolution, avaler cela exigerait de votre part et de la mienne une naïveté autrement considérable qu’il ne nous en faudrait pour ajouter foi au mensonge le plus formidable lancé par un véritable maquilleur de la nature. Non, le président Roosevelt n’entend rien à l’évolution et il ne semble même pas s’être beaucoup donné la peine de la comprendre.

Reste John Burroughs, qui se proclame évolutionniste accompli. Il est pénible pour un homme jeune, de s’attaquer à un vieillard. Les jeunes sont d’ordinaire plus réservés en ces questions, tandis que les vieillards, se targuant d’une sagesse que l’on associe souvent à tort avec le grand âge, se montrent agressifs. Dans le cas qui nous occupe, le vieillard fut l’agresseur et moi, le jeune, j’observai longtemps le silence. Mais tout à une fin.

Tout d’abord, essayons, par des extraits de ses écrits, de déterminer la position prise par M. Burroughs.

« Pourquoi attribuer de la raison à un animal, quand la théorie de l’instinct suffit pour expliquer son comportement ? »

Rappelons-nous ces mots, nous aurons à nous y reporter.

« De nombreuses personnes semblent avoir acquis la conviction que les animaux raisonnent… Mais l’instinct suffit aux animaux… ils se tirent fort bien d’affaire sans raisonner… Darwin s’est efforcé de se persuader qu’en certaines circonstances les animaux témoignent d’un raisonnement rudimentaire ; mais Darwin était meilleur naturaliste que psychologue. »

Cette dernière citation équivaut, de la part de M. Burroughs, à refuser nettement aux animaux même un raisonnement rudimentaire et à affirmer, d’accord avec la première citation, que l’instinct peut expliquer tous les actes des animaux qu’un observateur maladroit ou étourdi attribuerait au raisonnement.

Après avoir détaché ce succulent morceau, M. Burroughs se met en devoir, avec une calme et admirable satisfaction, de le mastiquer de la manière suivante. Il rapporte quantité d’exemples d’actes purement instinctifs chez des animaux et demande triomphalement si ce sont là des actes de raison. Il nous parle d’un rouge-gorge qui, jour après jour, se battait contre son image reflétée dans une vitre ; d’oiseaux de l’Amérique du Sud, coupables de percer de part en part un mur de torchis, qu’ils prenaient pour un talus d’argile solide ; d’un castor qui coupa un arbre à quatre hauteurs différentes parce qu’il se trouvait retenu à la cime par les branches des arbres voisins ; d’une vache qui léchait la peau de son veau empaillé avec tant d’affection qu’elle finit par la crever, alors elle se mit à manger le foin dont elle était bourrée. Il cite un phoebé qui rend plus apparent son nid sous un porche en s’évertuant à le dissimuler avec de la mousse à l’instar de ceux qui nichent dans les rochers. Puis, un pic qui perce en plusieurs endroits les volets d’une maison inoccupée, cherchant en vain une épaisseur de bois suffisante pour y forer son nid. Il nous donne encore l’exemple des marmottes migratrices de Norvège qui plongent dans la mer et s’y noient en grand nombre parce que leur instinct les pousse à traverser à la nage les lacs et les cours d’eau lors de leurs exodes.

Après avoir exposé quelques autres cas du même genre, il demande, tout fier : « Où en est maintenant le raisonnement chez les animaux inférieurs ? »

Aucun collégien n’oserait argumenter avec une telle mauvaise foi.

Non ! Non ! M. Burroughs, vous ne sauriez prouver que les animaux sont dénués de raisonnement en démontrant qu’ils possèdent des instincts.

Les actes que M. Burroughs présente comme provoqués par l’instinct le sont certainement. En employant la même logique on pourrait attribuer à l’instinct une foule d’actions humaines et en conclure que l’homme est un animal privé de raisonnement. Pourtant l’homme accomplit des actes des deux genres. Entre lui et les animaux inférieurs, M. Burroughs découvre un abîme : l’homme agit sous l’impulsion de sa propre volonté, l’animal n’est qu’un automate. Le rouge-gorge se bat contre son image dans la vitre parce que tel est son instinct et que, incapable de raisonner sur les lois physiques, il prend son reflet pour une réalité. L’animal est un mécanisme qui fonctionne suivant des règles préalablement établies. Il possède la faculté de répondre par réflexes aux mobiles éternels. Ces réflexes ont été acquis par l’espèce à la suite de son adaptation à son milieu. M. Burroughs prétend impossible que l’animal s’adapte de manière efficace à des circonstances qui lui sont étrangères et pour lesquelles son hérédité n’a pas prévu une solution automatique. Ce serait un acte non instinctif et, selon M. Burroughs, l’animal n’est mû que par l’instinct.

Tout enfant, je possédais un chien du nom de Rollo. D’après les théories de M. Burroughs, Rollo était un automate répondant mécaniquement aux influences extérieures, ainsi que l’y poussaient ses instincts. Maintenant, comme chacun sait, l’acquisition d’une habitude instinctive chez les animaux est très lente. Il n’existe aucun cas connu de l’apparition d’un seul instinct chez nos animaux familiers dans toute l’histoire de leur domestication. Les instincts qu’ils possèdent, ils les ont acquis au cours des milliers d’années d’existence à l’état sauvage. Par conséquent tous les actes de Rollo consistaient en réflexes provoqués mécaniquement par les instincts développés et acquis par son espèce des milliers d’années auparavant. Fort bien ! Il est donc évident que, dans nos jeux, il devait agir suivant la manière ancienne s’adaptant aux facteurs physiques et moraux de son entourage suivant les procédés d’adaptation acquis dans la vie sauvage et transmis par l’hérédité.

En général, nos ébats étaient plutôt violents. Nous nous poursuivions à tour de rôle. Il mordillait mes jambes, mes bras, mes mains, assez fort parfois pour me faire crier : de mon côté, je le roulais par terre, lui faisais faire la culbute et le traînais assez brutalement. Nous introduisions quelque variété dans nos exercices. Il m’arrivait de m’asseoir par terre et de faire semblant de pleurer. Plein de repentir et d’inquiétude, il agitait la queue et me léchait le visage : alors, je lui riais au nez. Il détestait cela et aussitôt s’élançait sur moi joyeux mais les crocs menaçants et les jeux recommençaient. Je marquais un point. Alors lui-même inventa un tour à sa façon.

Un jour que je le poursuivais dans le bûcher, je le trouvai dans un coin en train de bouder. Pourtant il affectionnait ce jeu et ne s’en lassait jamais. Mais cette fois-là, il me trompa. Je me figurai que j’avais de manière quelconque offusqué, ses sentiments et m’agenouillant près de lui, je me mis à le caresser en lui adressant des mots amicaux. Aussitôt, il se dressa d’un bond, me renversa sur le sol et partit comme un fou autour de la cour. À lui de marquer un point, cette fois.

Au bout de quelque temps, nous arrivâmes à rivaliser de ruses. Je raisonnais mes actes, bien entendu, tandis que le chien n’obéissait qu’à l’instinct… Un jour qu’il feignait encore de bouder dans son coin, je me plantai sur le seuil du bûcher et simulant le plaisir sur mon visage, dans mes paroles et mes intonations, je fis le simulacre de saluer un de mes compagnons de classe. Immédiatement, Rollo changeant d’attitude se précipita dehors à sa rencontre et ne vit personne. À son tour d’être ridicule : il s’en rendit compte, et je le lui fis bien sentir. Je le bernai de cette façon à deux ou trois reprises, puis il ne se laissa plus prendre.

Un jour, je tentai une variante. Regardant tout à coup dans le jardin, je fis comme si mes yeux suivaient une personne en marche et je dis posément, du ton d’un enfant dressé à éconduire les encaisseurs : « Non, papa n’est pas à la maison. » Comme une flèche, Rollo jaillit de la porte et descendit l’allée, cherchant vainement le visiteur à qui je m’étais adressé. Puis il revint, tout penaud, pour se faire moquer et reprendre nos ébats.

Maintenant contrôlons les faits. Je trompai Rollo, mais comment la possibilité m’en fut-elle donnée ? Que se passa-t-il exactement dans son espèce de cerveau ? Si nous en croyons M. Burroughs, qui conteste aux animaux inférieurs tout raisonnement même rudimentaire, Rollo agissait d’instinct et répondait automatiquement au stimulant externe, par moi fourni, qui lui laissait croire à une présence humaine hors de la maison. Puisqu’il agissait par instinct et que tous les instincts remontent à une période très reculée antérieure à la domestication de l’espèce, nous ne pouvons en conclure qu’une chose : les ancêtres sauvages de Rollo, au temps où cet instinct particulier se fixa dans l’hérédité de l’espèce, ont dû se trouver en contact étroit et prolongé avec l’homme ; la voix de l’homme et les expressions de son visage. Mais si l’instinct a dû se former dans les temps précédant la domestication, de quelle manière les ancêtres sauvages de Rollo ont-ils fréquenté l’homme ?

M. Burroughs prétend que « l’instinct suffit aux animaux… qui se tirent fort bien d’affaire sans le raisonnement ». Mais je maintiens, et tous les malheureux maquilleurs de la nature partageront mon avis, que Rollo raisonnait. À son arrivée au monde, il représentait un paquet d’instincts et une pincée de matière cérébrale, le tout renfermé dans une carcasse faite d’os, de chair et de toison. En même temps qu’il s’adaptait à son ambiance, il acquérait des éléments d’expérience. Il apprit, entre autre, qu’il ne fallait pas courir après le chat, tordre le cou aux poulets, ni se pendre après les jupes des fillettes. Il sut que les petits garçons ont des compagnons de jeux ; que des gens pénètrent dans les cours de derrière ; que l’animal humain est enclin à saluer, par des paroles ou des expressions de visage, ceux de sa race qu’il rencontre ; qu’un garçon accueille son camarade d’une certaine façon. Tout cela il l’apprit et ne l’oublia plus. Autant d’observations de sa part, autant de problèmes, si vous voulez bien. Alors que se passa-t-il derrière ces yeux bruns, dans cette pincée de matière cérébrale quand, me tournant brusquement vers la porte, je m’adressai à une personne imaginaire ? Instantanément, parmi les milliers d’observations emmagasinées dans son cerveau, se présentèrent celles qui étaient associées avec cette situation particulière. Ensuite, il établit un rapprochement entre ces observations, ce qui détermina, comme en conviendra tout psychologue, une réaction des cellules de sa matière grise. Du fait que son maître se tournait brusquement vers la porte, du fait que la voix de son maître, l’expression de son visage et toute son attitude exprimaient la surprise et le plaisir, Rollo conclut à la présence d’un ami. Il établit un rapprochement entre certaines observations et cet acte constitue un raisonnement rudimentaire, d’accord, mais quand même un acte de raison.

Certes, il fut berné. Mais nous ne sommes guère qualifiés pour tirer vanité de ce résultat. Combien de fois chacun d’entre nous n’a-t-il pas été attrapé de manière exactement semblable par quelqu’un qui se détournait et interpellait tout à coup un personnage fictif ? Voici un fait qui se produisit dans l’Ouest : un brigand s’était introduit dans une voiture de chemin de fer. Il se tenait dans l’allée centrale entre les banquettes, son revolver braqué sur le conducteur qui lui faisait face. Le conducteur était à sa merci. Mais, tout à coup, portant ses regards par-delà l’épaule du malfaiteur, il s’écria, s’adressant à un personnage imaginaire : « Ne tire pas. » Rapide comme l’éclair, l’homme se retourna pour affronter ce danger nouveau et aussitôt le conducteur l’abattit.

Montrez-moi, M. Burroughs, en quoi le processus mental du voleur différait, si peu que ce fût, de celui de Rollo et je cesse de maquiller la nature pour me retirer à la Trappe. À coup sûr, quand le processus mental d’un homme et celui d’un chien se ressemblent tellement, l’abîme imaginé par M. Burroughs se trouve comblé du même coup.

À Oakland, je possédais un chien appelé Glen. Son père était un chien-loup, ramené de l’Alaska, et sa mère une chienne de berger des montagnes, à demi sauvage : aucun des deux n’avait jamais vu d’automobile. Glen arriva de la campagne à demi adulte pour demeurer à Oakland. Immédiatement, il se prit de passion pour une automobile. Il était au comble du bonheur quand on lui permettait de s’installer sur le siège à côté du chauffeur. Il aurait passé une journée entière à se griser d’auto, quitte à se priver de manger. Parfois, la voiture partait directement du garage et disparaissait. À plusieurs reprises, Glen resta ainsi à la maison. Il fut alors convenu que si l’un de nous prenait l’auto, il actionnerait la trompe avant de partir. Glen comprit vite le signal. Où qu’il se trouvât et quoi qu’il fît, lorsqu’il l’entendait, il s’élançait vers le garage et sautait sur le siège avant.

Un matin, comme il dégustait sous le porche arrière sa bouillie de maïs, le chauffeur corna. Tout joyeux, Glen dégringola les degrés et courut prendre sa place, la bouillie dégoulinant de ses babines. Remarquons en passant que le fait de renoncer à son déjeuner pour monter dans l’auto témoignait de son libre arbitre, apanage magnifique, qui, selon M. Burroughs, n’appartient qu’à l’homme. Pourtant Glen sut choisir entre la nourriture et le plaisir. Non point qu’il dédaignât sa bouillie, mais il lui préférait la promenade. Hélas, le coup de trompe n’était qu’une plaisanterie. La voiture ne démarra pas. Glen attendait, perplexe. Sans doute ne discerne-t-il aucun indice d’un départ immédiat, car il sauta à bas de la voiture et retourna vers sa gamelle : il se remit à manger avec une hâte gloutonne, comme un homme qui craint de manquer son train. Tout à coup, la trompe retentit de nouveau et Glen quitta de nouveau sa pâtée, monta sur le siège et attendit en vain le départ. Son déjeuner faillit s’en trouver gâté, car le pauvre chien fut un certain temps maintenu en alerte entre sa gamelle et la voiture. Mais il devint circonspect. Nous eûmes beau klaxonner bruyamment et avec insistance, il ne quitta plus son repas avant de l’avoir tout avalé. Une fois de plus, il venait de faire preuve de libre arbitre et par surcroît de contrôle sur lui-même, car à chaque coup de trompe il se retenait de bondir vers le garage.

Un maquilleur de la nature analyserait de la façon suivante ce qui se passait dans le cerveau de Glen.

Le chien avait, dans sa courte vie, acquis des expériences qu’aucun de ses ancêtres n’avait jamais connues. Il savait que l’auto se déplace rapidement, que le bruit de la trompe lui est particulier et qu’une fois en marche il lui était impossible d’y accéder. Autant de propositions bien définies. Or le raisonnement peut être considéré comme le processus mental au moyen duquel de propositions admises on peut passer à de nouvelles. Des propositions acquises par Glen grâce à sa propre observation, ainsi que je l’ai déjà indiqué, il en déduisit ceci : dès que cornait la trompe, le moment était venu pour lui de sauter dans la voiture.

Mais ce matin-là, le chauffeur trompa Glen. À son grand déplaisir, Glen constata que son raisonnement était erroné : la voiture ne partit pas. Mais raisonner de manière incorrecte est très humain. La grande difficulté, dans tous les actes de raisonnement, consiste à n’omettre aucune donnée du problème sous tous ses détails. Glen n’en avait négligé qu’une : l’humeur taquine du chauffeur. À plusieurs reprises il fut berné. Il accomplit alors un nouvel acte mental dans lequel il tint compte du facteur humain et il en arriva à cette conclusion nouvelle ; quand il entendait la trompe, la voiture n’allait pas partir. Fort de cette conviction, il demeura sous le porche et termina sa pâtée. Vous et moi, et même M. Burroughs, exécutons dans notre vie quotidienne des actes raisonnés parfaitement identiques. Je ne sais comment s’y prendra M. Burroughs pour expliquer par la théorie de l’instinct l’acte de Glen. Je refuse à suivre M. Burroughs dans la forêt primitive où les obscurs ancêtres de Glen fixaient dans l’hérédité de leur race, au vacarme des klaxons, l’instinct particulier qui devait permettre à Glen, quelques millénaires plus tard, de s’adapter à l’automobile.

Le DrC. J. Romanes cite l’exemple d’une femelle de chimpanzé à laquelle on avait appris à compter des brins de paille jusqu’à cinq. Elle les tenait dans sa main et les laissait dépasser jusqu’au nombre voulu. Si c’était trois, elle en montrait trois ; quatre, elle en montrait quatre. Tout cela n’est qu’une banale question de dressage. Mais remarquez, M. Burroughs, ce qui suit. Quand on lui demandait cinq fétus, alors qu’elle n’en possédait que quatre, elle en pliait un et faisait voir ses deux extrémités, obtenant ainsi le nombre requis. Ce petit stratagème ne se réalisa pas seulement une fois par hasard. Elle le répétait chaque fois qu’on lui réclamait une quantité de brins supérieure à celle dont elle disposait. Accomplissait-elle là un acte de raisonnement ? ou n’était-ce que la manifestation d’un instinct aveugle ? Si M. Burroughs ne peut fournir une réponse satisfaisante, libre à lui de traiter le Dr Romanes de « maquilleur de la nature » et de bannir cet incident de sa mémoire.

C’est là une façon de s’en tirer actuellement fort en honneur aux États-Unis. C’est à coup sûr la tactique de M. Burroughs dont il se rend coupable avec une fréquence affligeante. Si un pauvre diable d’écrivain s’avise de noter ce qu’il a vu et que ses déductions s’opposent aux théories moyenâgeuses de M. Burroughs, il s’entend traiter par celui-ci de « maquilleur ». Quand se présente un homme de la valeur de M. Hornaday, M. Burroughs introduit une variante au procédé.

M. Hornaday s’est livré à une étude approfondie de l’orang-outang en captivité et dans son milieu naturel. De plus il a observé de près beaucoup d’autres espèces d’animaux supérieurs. Sous les Tropiques il a voulu connaître les spécimens inférieurs de l’humanité. Ce grand savant jouit d’une réputation mondiale. Lorsqu’on lui demanda s’il croyait au raisonnement chez les animaux, il répondit, dans la plénitude de sa science du sujet, qu’autant vaudrait lui demander si les poissons nageaient. M. Burroughs, soit dit en passant, ne s’est guère penché sur les types inférieurs de l’humanité pas plus que sur les animaux supérieurs. Il habite un district rural de l’État de New York, se consacre principalement aux oiseaux vivant dans cet espace restreint et n’a pu y rencontrer ni animaux supérieurs, ni hommes inférieurs.

Pourtant, la réplique de M. Hornaday inflige à sa théorie homocentrique un tel camouflet qu’il lui faut réagir de quelque façon. Voici sa réponse : « Je soupçonne M. Hornaday d’être meilleur naturaliste que psychologue judicieux. » Là-dessus, M. Hornaday n’a plus qu’à disparaître. Qu’est-ce après tout que ce Monsieur ? Le sage de Slabsides a parlé. Quand Darwin conclut que les animaux sont capables d’un raisonnement rudimentaire, M. Burroughs l’élimine de la même manière : « Darwin valait mieux comme naturaliste que comme psychologue », et cela au mépris de la longue vie de laborieuses recherches de Darwin qui, lui, ne se confina pas dans un district rural comme M. Burroughs dans sa résidence de l’État de New York.

Arrivons-en maintenant aux processus mentaux de M. Burroughs – à la psychologie de son moi, si vous voulez bien. Pour lui, malgré la bonté protectrice qu’il leur témoigne, les animaux dits inférieurs le sont à un degré répugnant. Il juge odieuse toute idée d’affinité et de parenté entre eux et lui. Imbu de son importance, il voit un abîme infranchissable qui les sépare.

Après les exemples que j’ai relatés d’actes accomplis par des animaux et où l’instinct n’a rien à voir, M. Burroughs pourrait me répondre : « Vos exemples s’expliquent à la rigueur par les lois de l’association des idées. »

D’abord, lui objecterais-je, pourquoi refuser aux animaux un raisonnement rudimentaire ? Et pourquoi affirmer tout net que « l’instinct leur suffit » ?

Alors, bien à contrecœur et plein de modestie vu ma jeunesse, je me permets d’insinuer que vous ne connaissez pas exactement la valeur de ces mots : « Les simples lois de l’association des idées. »

Les définitions doivent s’accorder non avec les individus, mais avec la vie. M. Burroughs part de ce principe qu’une définition est quelque chose d’absolu et d’immuable. Il oublie que l’univers entier est à l’état changeant et que, par suite, les définitions sont arbitraires et éphémères ; qu’elles fixent, pour un espace de temps fugitif, des choses qui n’existaient pas dans le passé et ne seront pas dans l’avenir. On ne peut régler la vie sur des définitions, ni élaborer des définitions permettant de régler la vie.

M. Burroughs ne fait qu’effleurer l’évolution de la raison. Il la définit sans tenir compte de son histoire. La raison humaine, telle que nous la connaissons de nos jours, n’a pas été créée, elle s’est formée. Son origine remonte au limon primitif ; elle commence au premier atome inorganique qui a reçu la vie, se continue par les échelons de son ascension de la boue à l’homme ; réflexe simple, réflexe composé, mémoire, habitude, raison rudimentaire, raison abstraite. Au cours de ce perfectionnement, grâce à la sélection naturelle, se développa l’instinct. L’habitude est une création de l’individu. L’instinct est une coutume commune à une race. Il est aveugle, irraisonné, mécanique. Il représente les différences de buts dans les aspirations de la vie en progrès. Nous le rencontrons à son plus haut degré dans la fourmilière et dans la ruche. Il a abouti à une impasse : mais l’autre route, celle de la raison, est parvenue peu à peu, même à M. Burroughs, à vous et à moi.

Il n’existe pas d’abîme infranchissable, à moins que l’on ne décide, comme M. Burroughs, d’ignorer les types d’humanité inférieure et les types d’animaux supérieurs et de comparer le cerveau de l’homme avec celui de l’oiseau. Le raisonnement abstrait demeura impossible jusqu’au développement du langage. Bref, armé de pied en cap, avec l’outil de la pensée, le lent progrès de la faculté de raisonner dans l’abstrait se poursuivit. Les humains inférieurs possèdent peu cette faculté ou pas du tout. Avec chaque mot inventé, avec chaque extension de la complexité de la pensée, avec chaque acquisition de faits reconnus se continuèrent les actions et les réactions dans la matière grise de l’auteur du langage et lentement, pas à pas, sur des centaines de milliers d’années, la faculté de raisonner se perfectionna.

Mettez une abeille dans une bouteille de verre, que vous tournerez vers une lampe allumée de façon que le goulot ouvert en soit au point le plus éloigné de la flamme. Sans cesse, à mille reprises, insensible à la déception et à la couleur, l’abeille se lancera vainement contre le fond de la bouteille dans ses efforts pour sortir vers la lumière. Voilà de l’instinct.

Enfermez votre chien dans la cour de derrière et allez-vous en. C’est votre chien. Il vous aime. Il aspire à votre présence, comme l’abeille aspire à la lumière. Il écoute le bruit de vos pas qui s’éloignent. Mais la clôture est trop haute. Alors il tourne le dos à la direction que vous avez prise et s’élance autour de la cour. Il est éperdu d’affection et de désir. Mais il voit clair et observe. Il cherche un trou sous la clôture où à un endroit elle soit moins élevée. Il aperçoit une caisse d’emballage dressée contre elle. Hop ! il bondit sur la caisse, puis par-dessus la clôture et sa course forcenée pour vous rejoindre soulève la poussière de la rue. N’est-ce là que de l’instinct ?

Dans la maison où j’écris ces lignes vit un petit domestique tahitien. Il croit fermement qu’un lutin habite dans la boîte de mon phono et que c’est lui qui parle et chante. M. Burroughs lui-même n’oserait prétendre que cet enfant est venu instinctivement à cette conclusion. Bien certainement, il raisonne sur la présence du génie dans la boîte. Sinon, comment la boîte ferait-elle pour parler et chanter ? Dans son expérience restreinte, ce gamin n’a jamais connu de cas où la parole et le chant se produisissent autrement que par l’intervention directe de l’homme.

Je ne doute pas que le chien ne soit considérablement surpris quand il entend la voix de son maître sortir d’une boîte.

Le sauvage adulte, la première fois qu’on lui présente un téléphone, court dans la pièce voisine pensant y trouver l’homme qui parle à travers la cloison. Cet acte est-il instinctif ? Non. D’après son expérience et sa connaissance rudimentaire de la physique, pour lui la seule explication possible est qu’un homme se trouve dans la pièce adjacente et parle à travers la cloison.

Mais ce sauvage ne sera pas la dupe d’un miroir à main. Il faut descendre plus bas dans l’échelle animale, jusqu’au singe. Celui-ci s’aperçoit vite que le second singe n’habite pas le verre, et il tâte avec précaution par-derrière le miroir. Est-ce là de l’instinct ? Non, mais un embryon de raisonnement. Plus bas que le singe dans la qualité de cerveau, citons le rouge-gorge qui se bat contre son reflet dans la vitre.

Remontons maintenant ensemble. L’abîme infranchissable se trouve-t-il entre le rouge-gorge et le singe ou plutôt entre le singe et le petit Tahitien ? Faut-il le chercher entre l’enfant et le sauvage qui cherche l’homme derrière la cloison ou mieux encore entre le sauvage et les milliers de civilisés dupes d’escrocs financiers ?

Restons humbles. Nous autres, humains, sommes très près de l’animal. La parenté de race avec les autres animaux ne répugne pas plus à M. Burroughs que la théorie héliocentrique offusquait les évêques qui forcèrent Galilée à se rétracter. Ce n’est pas la raison de l’homme, et pas davantage l’évidence du fait acquis qui expliquent cette antipathie, mais l’orgueil du moi.

Dans son orgueil obstiné, M. Burroughs court un risque plus humiliant que ne lui ferait subir un degré quelconque de parenté avec les autres animaux. Quand un chien fait preuve de libre arbitre, de maîtrise de soi et de raisonnement, lorsqu’il est démontré que certains processus mentaux de ce chien se reproduisent exactement dans le cerveau humain ; si après cela, M. Burroughs nous prouve que tous les actes de cet animal sont automatiques, alors en lui servant les mêmes arguments, on peut lui rétorquer que les actes similaires de l’homme ne sont que mécaniques et automatiques.

M. Burroughs, bien que vous soyez au sommet de l’échelle de la vie, vous auriez tort de repousser du pied cette échelle. Ne reniez pas vos ancêtres les animaux. Leur histoire est aussi la vôtre et si vous les précipitez au fond de l’abîme vous y roulerez inévitablement. Ce que vous leur refusez, vous le refusez à vous-même… beau spectacle, en vérité, que celui d’un animal supérieur s’efforçant de répudier la matière vitale de laquelle il est issu et cherchant à employer la raison même développée par l’évolution, à nier cette évolution même. L’égoïsme peut y trouver son compte, mais la science ne saurait s’en accommoder.

Papeete, Tahiti, mars 1908.

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