Jeudi 26 octobre.
A Loyola, quand j'ouvre les yeux, je vois filtrer à travers mes contrevents de longs rayons de lumière. La grande chambre où j'ai couché est blanchie à la chaux, très nue, presque vide, avec des images de saints et des bénitiers accrochés aux murs. Toute la nuit, j'ai entendu sonner au couvent des cloches singulièrement argentines et bruire dans la campagne les eaux d'un torrent. Ce matin, c'est la voix d'une servante de la fonda qui me réveille, en chantant dans l'escalier un air basque à cinq temps, un air de cet Yparraguire dont j'ai vu hier la statue à Zumarraga, sur la petite place triste.
J'ouvre mes fenêtres au clair soleil. C'est le merveilleux matin d'un octobre méridional. Sans ces teintes rouges et dorées des arbres, sans ces feuilles mortes sur l'herbe, on dirait la chaude splendeur d'août. Le site est très particulier, admirablement choisi : une petite plaine unie, – la seule qu'on trouverait à bien des lieues à la ronde dans ce recoin tourmenté du pays basque ; une plaine fertile comme un jardin, traversée par un frais torrent, et mystérieusement murée, presque surplombée par, des hautes montagnes sauvages, qui la séparent du reste du monde. Le torrent fait son bruit léger dans le silence d'alentour et un calme pastoral plane sur toute cette région exquise.
Cependant le couvent de Saint-Ignace, nid des Jésuites, est là devant moi, qui trône en maître souverain, immense et superbe dans cet isolement. Il forme une masse imposante, grise et morne, d'un aspect très spécial, d'une magnificence très surprenante, au milieu de ce pays si perdu, resté si humble et si primitif. La chapelle est au centre de la grande façade, qui lui fait de chaque côté comme deux ailes un peu sinistres ; son dôme s'élève dans des proportions grandioses de basilique ; son péristyle s'avance en rotonde somptueuse, tout en marbre, porche et piliers de marbre noir blasonnés de marbre blanc ; l'escalier de marbre qui y mène est monumental, compliqué, orné de lions et de statues. Et, en avant, rien que des parterres de chrysanthèmes, des allées paisibles taillées en charmille d'autrefois ; détail étrange, aucune défense, même aucune clôture ; tout de suite après, la campagne, les champs, les sentiers où des paysans passent.
De sombres pensées s'associent d'elles-mêmes à ce nid du Jésuitisme et de l'Inquisition ; en regardant ce couvent de Loyola, dont le nom seul a je ne sais quoi d'oppressant, on ne peut se tenir de songer à tant de cruelles et implacables choses, qui jadis furent décrétées à voix basse derrière ces murs – et puis exécutées, au près ou au loin, toujours dans l'ombre et sans merci. Cet immense et opulent édifice, avec son architecture lourde, son air dominateur, caché dans ces montagnes, a bien la physionomie qui convient à la grande Jésuitière originelle. Cependant ces alentours si confiants, ces jardins ouverts à tout le monde, ces fleurs qu'une simple haie ne défend même pas, donnent déjà à l'ensemble un abord hospitalier que l'on n'avait pas prévu. La règle de cet ordre est certes la plus étonnante déformation du christianisme qui jamais soit sortie des cerveaux humains, et, autant il y a de douceur persistante, de douceur quand même autour du nom de Jésus, autant ce mot de Jésuite, qui en dérive, reste inquiétant, glacial et dur…
Au milieu même des allées en charmille, familièrement circulent des laboureurs. Des chars à bœufs passent aussi, de ces chars dont les roues en bois plein, à la mode romaine, font ce gémissement particulier qu'on entend sur toutes les routes du pays basque ; ils sont remplis à déborder de pommes à cidre, rouges ou dorées, qui laissent dans l'air tiède des traînées de senteurs ; ils sont menés par des paysans quelconques, qui chantent, sans se gêner, sous les hautes fenêtres grises, les chansons joyeuses du vieux temps. Vraiment, autour de la Jésuitière, tout a un aspect de bien-être, d'abondance, de paix, de sécurité profonde.
Nous quittons la fonda pour descendre, au gai soleil, nous promener dans les parterres du couvent morose. Voici qu'une des portes s'ouvre : c'était celle de l'école, à ce qu'il paraît, car une trentaine de petits garçons s'en échappent, sautillant, criant, et un vieux bonhomme, en robe noire de l'ordre, se hâte de fermer au-dessus de leurs têtes les contrevents du premier étage – afin de leur permettre de jouer au traditionnel jeu basque, à la pelote au mur, sans risquer de casser des vitres. Ils jouent quelques minutes, les petits, leur gaîté enfantine détonnant très gentiment auprès de ces murailles sombres ; ensuite, ils se dispersent dans la campagne, et le silence revient, le grand silence des champs ; plus personne ne passe ; aux approches de midi, un soleil de plus en plus chaud éclaire les parterres de chrysanthèmes et les pompeux escaliers de marbre.
Tandis que je monte à cette chapelle par ces belles rampes solitaires, admirant ces somptueux portiques, ce site incomparable et ce ciel bleu, j'éprouve bien, tout au fond de moi-même, une répulsion instinctive, peut-être une vieille rancune de huguenot, en face de cette Compagnie de Jésus. Ce n'est pas que j'ajoute foi, bien entendu, à tout le mal dont certains passionnés l'accusent, – et, d'ailleurs, qu'importerait qu'elle eût commis des crimes : une institution humaine ne doit être jugée que d'après la quantité d'enthousiasme qu'elle a suscité dans les âmes, d'après la quantité de consolation ou d'illusion berçante qu'elle a su répandre sur le monde… Mais cette Compagnie de Jésus, qui ne sait qu'anéantir ceux qu'elle engouffre dans son sein sévère, non, je la trouve incompréhensible et inquiétante, avec l'impersonnalité farouche qui en est la base ; je la trouve un peu terrible aussi, avec sa puissance presque sans bornes, aux agissements toujours ténébreux…
Les grandes portes de la chapelle, sculptées luxueusement du haut en bas et garnies d'ornements de cuivre, sont si bien frottées, si bien vernies, qu'elles brillent, malgré leur vieillesse, d'un éclat neuf. Aucune église n'a des portes entretenues avec un soin pareil. Dès l'abord on en reçoit une impression de richesse, de persistance et de durée.
Personne… Nous essayons de pousser doucement un des battements sculptés, qui cède et s'ouvre ; il semble même qu'il n'y ait rien pour le tenir fermé. Et alors la splendeur du dedans nous apparaît.
Une immense église ronde. Au milieu, une colonnade circulaire, massive, puissante, en marbre presque noir rehaussé de très minces filets d'or, soutenant un dôme d'une couleur beaucoup plus claire, tout de marbre gris et de marbre rose. Il est décoré, ce dôme, par une série de gigantesques blasons de marbre, gris et or, rangés en cercle. Chacun de ces blasons est posé sur un manteau royal, également en marbre, dont les plis semblent retomber ; le dessus des manteaux est de marbre rose très pâle, et le dedans – la doublure, si l'on peut dire – est de marbre rose très vif ; l'ensemble a un brillant de porcelaine. Et, au-dessus de chacune des colonnes noires qui soutiennent le dôme rose, est posée une statue blanche, se détachant sur les beaux manteaux éployés ; toute une compagnie de personnages, d'une neigeuse blancheur, est là-haut, alignée en rond, dans des attitudes de recueillement et de prière.
Au fond de l'église, face à l'entrée, est la merveille du sanctuaire, le maître-autel, entièrement fait d'agate brune, avec mosaïques en pierres rares de différentes couleurs où le blanc domine. Autour de ses grandes colonnes torses en agate, s'enroulent comme des spirales de ruban les mosaïques prodigieuses. Tout son ensemble, d'un poli irréprochable, brille comme l'intérieur des coquilles marines. Au milieu, pose une statue de saint Ignace, de taille humaine, en argent repoussé et ciselé.
Autour de la rotonde centrale, dans les bas-côtés qui sont de marbre brun et de marbre gris, les différents autels secondaires sont ornés de statues presque toutes remarquables, dont les vêtements dorés ont cet éclat particulier que prend l'or sur le marbre.
Nulle part aucune surcharge ; partout une sobriété sévère dans la magnificence ; partout les teintes naturelles et le poli des marbres sombres ; l'or employé avec une discrétion extrême, en filets légers, en minces broderies sur les robes des saints et des saintes ; mais toujours de l'or vif, bruni, étincelant.
Et ce lieu tout entier est maintenu dans une fraîcheur presque neuve, – sous laquelle pourtant, se devine la vieillesse des choses. Tout ici est brillant et sans trace de poussière, même les dalles sonores sur lesquelles nous marchons. Pas une église au monde ne saurait témoigner d'un entretien pareil, et ce soin excessif donne à lui seul la mesure de l'opulence de la Compagnie.
Toujours personne. Nous sommes entrés, sans qu'on ait pris garde à nous, par une porte continuellement ouverte. Ce silence, cette solitude, dans cette splendeur qui semble à peine religieuse, et l'apparition soudaine de ce lieu au sortir des campagnes environnantes, tout cela, par ce tranquille matin, est pour faire songer aux palais enchantés qui, sous le coup des baguettes magiques, peuvent s'évanouir…
D'une façon générale, je les trouve bien étranges, bien inexpliquées au point de vue purement humain, ces magnificences des couvents et des églises, qui ont coûté la fortune de milliers d'êtres différents, et qui sont impersonnelles, dont les créateurs n'ont même pas joui plus que le voyageur de hasard qui, des centaines d'années après, vient à passer…
Après la chapelle, nous voudrions visiter l'intérieur du cloître, et, revenus dans le parterre de chrysanthèmes, nous demandons à des paysans, qui sont là, comment faire, où frapper, par où entrer.
– Oh ! disent-ils, par où vous voudrez, toutes les portes sont bonnes, puisqu'on laisse entrer partout.
Et ils poussent la première porte venue, qui s'ouvre devant nous toute grande.
Un peu hésitants, nous montons, toujours sans rencontrer personne, jusqu'à un deuxième étage, – et là nous apparaît une salle étonnante, qui ressemble à quelque petite pagode asiatique ou bien à la chambre d'une fée.
Extraordinairement basse de plafond, elle a d'énormes solives que l'on toucherait de la main et dont chacune est une guirlande de feuilles d'acanthe précieusement dorées. Toutes ces solives qui se répètent, également magnifiques, extravagantes de surcharge ornementale, jusqu'au fond de ce lieu étrange, forment dans leur ensemble comme une tonnelle de feuillages d'or. Et cette salle est coupée en deux par un grillage d'or, au-delà duquel sont allumées, devant des reliquaires d'or, deux lampes religieuses dans des globes semblables à des fleurs roses. Tout est brillant, de cet inimitable éclat doux des ors plus épais d'autrefois, et une exquise odeur d'encens remplit l'air…
Cependant, voici que, dans une porte, un petit judas s'entrebâille, par lequel deux yeux nous regardent ; puis cette porte s'ouvre, et un jeune homme de dix-huit à vingt ans, au charmant visage, en robe noire de Jésuite, un plumeau sous le bras, un balai à la main, nous fait signe d'entrer, en souriant.
Il est dans une vieille chambre somptueuse, tendue de brocart rouge, dont les meubles sont d'or et de marqueterie de marbre, et il s'occupe à épousseter là des reliquaires
Il nous demande si nous sommes français. Mon compagnon de voyage, qui croit deviner en lui un homme de sa race, répond en euscarrien.
– Ah ! oui, reprend le frère ; vous êtes des Français, mais des Français-Euscualdunac ! (des Français-Basques !)
Il semble sous-entendre : « Alors, vous l'êtes si peu, français ! Dites donc plutôt que nous sommes compatriotes ! » et il devient plus accueillant encore.
Il nous explique que c'est ici la propre chambre d'Ignace de Loyola, dont l'entretien est confié à ses soins. Ces os, aujourd'hui incrustés de pierreries, et ces vieilles étoffes qui remplissent les reliquaires, sont les débris de la personne et des vêtements du grand saint.
Si nous voulons visiter le couvent, nous dit-il, – toujours avec cette même absolue confiance qui semble être ici dans l'air, – nous n'avons qu'à redescendre au rez-de-chaussée, tourner à droite, puis à gauche, frapper à la deuxième porte ; nous trouverons là des pères qui se feront un plaisir de nous promener partout.
Nous allons donc frapper à la porte indiquée. Un frère portier, après nous avoir regardés par un judas, nous ouvre, en souriant, lui aussi, comme le jeune frère basque d'en haut.
Il nous introduit dans un grand parloir clair. Certainement, dit-il, on nous fera visiter tout ce que nous désirerons. On va même nous choisir pour guide un père français, si nous voulons bien prendre la peine de nous asseoir et d'attendre un moment. Impossible de souhaiter maison plus hospitalière, hôtes plus aimables.
Il arrive bientôt, la main tendue, le père désigné pour nous conduire. Sa figure est bonne et, franche ; ses yeux regardent bien en face ; rien de ce qu'on est convenu d'appeler l'air Jésuite. Il est cordial, et gai.
Le couvent, où il nous promène sans fin, est immense ; un vrai labyrinthe, dans lequel, dit-il, les jeunes novices souvent perdent leur chemin. Avec ses murs blancs et sa nudité, il ressemble à tous les couvents possibles. Ses interminables couloirs sont bordés de petites cellules qui regardent la tranquille et sauvage campagne d'alentour ; sur chacune d'elles, en haut de la porte, est écrit le nom du père qui l'habite. Beaucoup de noms français, des noms anglais, des noms russes : la Compagnie de Jésus étend partout sa puissante main cachée.
Mais la merveille du lieu, c'est le vieux château féodal de Saint-Ignace – où le hasard nous avait fait entrer d'abord. C'est un de ces petits nids de vautour, du moyen âge espagnol, aux murs archaïques faits de pierres et de briques rouges bizarrement agencées. Il est englobé, serti comme un joyau précieux, dans l'immense et redoutable couvent issu de lui ; on le respecte si religieusement que, dans les salles à lui adossées, quelle qu'en soit la décoration intérieure, on a laissé en pierres brutes, tels quels, tout de travers parfois, les pans de muraille qui lui appartiennent. Sa vieillesse extrême fait paraître presque jeunes les constructions déjà si âgées qui l'entourent ; sa petitesse paraît plus étonnante au milieu de ce monastère de proportions gigantesques : on dirait un joujou, un château fort construit jadis pour des enfants. Des lampes sacrées et des parfums y brûlent nuit et jour partout. Les Jésuites, qui se sont succédé là depuis des siècles, ont pris en sainte tâche de l'orner du haut en bas ; il y a des chapelles et des dorures jusque dans ses petites écuries. La salle, plafonnée de feuillages d'or comme une pagode, que nous avions vue en arrivant, est l'ancienne salle d'honneur du château, – fort modeste autrefois sans doute, – dont on a respecté les grosses solives basses, en les recouvrant avec tant de luxe, comme on mettrait une relique dans une châsse d'or.
Loyola est situé entre deux vieilles petites villes basques très voisines, Aspeïtia et Ascoïtia, toutes deux typiques, immobilisées depuis longtemps sans doute, avec leurs sombres maisons aux balcons de fer forgé, avec leurs petites boutiques, leurs petits métiers. Toutes deux ont des églises, sanctifiées comme Loyola par le passage terrestre de saint Ignace, et qui, même en Espagne, sont d'une richesse d'ornementation inusitée. A Aspeïtia, derrière le maître-autel, depuis les dalles jusqu'à la haute voûte, tout est revêtu des plus délicats feuillages d'or, sculptés profondément en plein bois avec une patience chinoise.
Dans ces deux villes, sur lesquelles darde aujourd'hui un lourd soleil d'automne, la principale industrie paraît être la confection des alpargates (espadrilles) et des avarcac (chaussures basques en peau de mouton qui s'attachent, à l'antique, par des cordelières le long du mollet).
A Ascoïtia surtout, c'est comique : tout le long des, rues, sur les trottoirs étroits, une file ininterrompue d'alpargatiers, travaillant tous avec une précipitation fiévreuse. On dirait que l'univers entier, pieds nus, attend avec avidité l'achèvement d'une commande gigantesque d'alpargates. Ces gens cousent, tapotent avec frénésie et les semelles de cordes s'empilent autour d'eux en petites montagnes…
La même carriole, qui nous a amenés hier dans l'obscurité noire, nous reporte aujourd'hui à Zumarraga par un beau et chaud soleil. Nous croisons des quantités de pesants chars à bœufs, remplis de pommes parfumées, qui cheminent avec lenteur, grinçant sur leurs roues massives. Nos chevaux couverts de clochettes s'en vont galopant sur une continuelle jonchée de feuilles mortes, par les petites vallées délicieuses, le long de ces frais torrents que nous n'avions fait qu'entendre pendant notre premier trajet nocturne…