PASSAGE DE PROCESSION

Mardi 1er juin 1897

Tous les ans, depuis des siècles, dans la matinée du mercredi qui précède la Pentecôte, vingt ou trente villages basques perchés sur le versant espagnol des Pyrénées se vident de leurs paroissiens, qui, chargés chacun d'une croix comme celle du Christ, montent en pèlerinage au couvent de Roncevaux. Et, pour voir passer cette procession étrange, il faut aller la veille coucher à Burguette, le dernier des villages qu'elle traverse avant d'arriver au vénérable monastère.

Saint-Jean-Pied-de-Port, une petite ville paisible et charmante, que le chemin de fer, hélas ! ne tardera pas à déflorer, est le lieu d'où je pars, ce mardi 1er juin sous un ciel très sombre, pour monter en voiture à Burguette, par des lacets ombreux à travers une immense forêt de hêtres.

Une heure environ après Saint-Jean-Pied-de-Port, c'est l'Espagne ; c'est le village de Val-Carlos où il faut s'arrêter pour les formalités de frontière.

Et puis, comme Burguette est de l'autre côté des Pyrénées (près des sommets, à une altitude encore très grande), nous recommençons à monter pendant quatre heures encore, pénétrant au cœur de la forêt, qui se fait de plus en plus sauvage et plus verte. L'orage gronde sourdement autour de nous, derrière les nuées, et la cloche de Val-Carlos, pour conjurer la grêle, se met à tinter d'une petite voix fêlée et triste. Longtemps ses vibrations nous suivent, puis se perdent au-dessous de nous, dans le silence infini des arbres.

Sur les berges de la route, c'est un luxe monotone de fleurs roses : des silènes roses, des amourettes roses, des digitales roses ; aussi des ancolies, de grandes campanules, d'étonnantes saxifrages. Et partout des sources tombent, en gouttelettes fines ou bien en cascades vives, parmi les fougères…

La voici brusquement arrivée, la grêle d'orage, subite et cinglante comme un coup de fouet. Et nous nous arrêtons contre une paroi presque verticale de la montagne, qui est tapissée, avec une particulière magnificence, des mêmes fleurs. La grêle jette sur nous par myriades ses perles de verre ; alors, les longues quenouilles des digitales, coupées, hachées, sèment leurs fleurs sur la mousse, et il y en a tant que c'est comme une envolée de petits rubans roses au milieu des feuilles et des mousses si vertes.

Très vite, cela finit, l'averse passe, et les chevaux reprennent leur marche, nous élevant toujours par les interminables lacets dans la forêt de hêtres.

Et tous ces arbres de la forêt sont pareils, semblent de même forme et de même âge, arrivés à leur complet développement sans avoir été contrariés, un peu comme dans les forêts primitives.

Un bruit continu d'orage se fait en sourdine dans les lointains et, au-dessus de nous, est uniformément tendue une nuée sombre, de laquelle peu à peu nous nous rapprochons. De tous côtés, la forêt monte s'y plonger, dans cette nuée, et s'y perdre ; là-haut, les arbres, les rochers qui frôlent ce grand voile de ténèbres semblent mêlés à d'immobiles fumées et leur tête se noie tout à fait dans les épaisses choses grises. Nous nous élevons, semble-t-il, sur les parois d'un grand gouffre fermé ; des masses oppressantes nous surplombent de partout ! il fait si obscur, si obscur, que l'on dirait un hâtif crépuscule, et ce serait funèbre sans cette splendeur de la verdure et des fleurs roses.

Bientôt, nous voici tout près de la ténébreuse voûte que l'on dirait presque palpable. Et, à un tournant de la route si solitaire, une procession nous croise : une humble procession de village, toute transie par l'averse, d'une centaine de montagnards qui suivent une croix d'argent et trois prêtres en surplis de mousseline. Ils redescendent vers Val-Carlos, en chantant des litanies qui sont infiniment mélancoliques, entendues ici, au milieu de l'impassible souveraineté des arbres et du ciel noir.

Ensuite, plus personne, plus rien. Seulement, l'immobilité et le silence des gigantesques parois de verdure, le mystère de la forêt qui s'en va rejoindre là-haut ce vélum nébuleux, toujours plus voisin de nos têtes, comme une sorte de plafond dantesque. Nous cheminons à travers une morne obscurité verte et grise.

Et, après quatre heures environ de cette montée tranquillement régulière, nous entrons enfin dans le nuage, qui est une brume glacée ; alors on ne distingue plus que les ramures les plus proches, les massives ramures blanchâtres des hêtres. Le soir va venir, et tout s'assombrit encore.

Quand nous sommes au point culminant de cette route de lacets, qui devant nous commence à redescendre, la pluie tombe à torrents, tandis que le jour meurt ; à travers l'ondée, nous apercevons les hautes murailles et le donjon morose, du couvent de Roncevaux, où nous devons revenir avec la procession demain matin. Une demi-lieue plus loin, au dernier crépuscule, nous entrons dans Burguette. Et, sous la pluie ruisselante, dans un éclaboussement de boue, je descends à l'unique auberge du village, qui paraît vieille de deux ou trois siècles.

Là, j'attendais une nuit de solitude et de silence. Mais non, la veille du pèlerinage, c'est la coutume, paraît-il, de faire grande fête. Après le souper, arrive une première guitare, dont le manche est orné de pompons de laine comme la tête d'une mule ; puis une seconde, puis une troisième, tout un orchestre, avec un tambourin à paillettes de cuivre. Et la chaude musique d'Espagne commence, d'abord hésitante et légère, tandis que circulent le cidre et le vin, pour monter les têtes. Des fandangos, des jotas, des habaneras, peu à peu se renforcent et s'accélèrent, toujours plus bruyants, toujours plus rapides. Il vient des carabiniers, il vient des contrebandiers, il vient des pâtres. Point de femmes, que les deux servantes de la maison, ne sachant auquel courir. Mais les hommes dansent entre eux, jetant des petits cris d'enfantine joie.

Maintenant les guitaristes chantent, tout en promenant sur les cordes des mains effrénées ; la tête rejetée en arrière, les yeux clos comme par ivresse, la bouche largement ouverte, montrant des dents de loup, à demi pâmés, ils reprennent indéfiniment les mêmes vieux airs, avec une sorte de furie, sur des notes trop hautes. De minuit à deux heures, tandis que tombe dehors la grande pluie d'orage, tout le monde danse, même l'aubergiste, même sa femme, même des vieux et des vieilles que le bruit a réveillés dans les coins. Et l'auberge centenaire vibre du haut en bas ; on sent frémir ses boiseries déjetées, ses plafonds noircis ; ses murs sont comme imprégnés et, animés de la trépidation sautillante des guitares…

***

Mercredi 2 juin.

Auprès et au loin, les piétinements du bétail, les innombrables bruits de clochettes légères pendues au cou des moutons et des chèvres sont les musiques du matin sonore, dans ce solitaire village, au lever du jour frais, parmi les nuées des cimes.

L'antique auberge s'éveille, silencieuse maintenant, après avoir toute la nuit tant vibré de l'exaltation des chants et de la furie des guitares.

Sept heures, quand je descends de ma chambrette pour aller sur le seuil de la porte attendre la procession qui bientôt passera. Il ne pleut plus. Un peu de soleil perce les nuées errantes dont le village était enveloppé. La rue par où doit défiler ce cortège des croix s'en va assez régulière et longue entre de vieilles petites maisons toutes pareilles, dont les hauts toits noirâtres sont en planchettes de hêtre, en bois des forêts voisines. La boue de la chaussée est couverte à l'infini des hachures faites par les pieds fourchus des troupeaux qui, à la première heure, sont sortis pour se répandre dans les hauts pâturages, dans les prairies d'alentour. De temps à autre, des paysans, des paysannes passent, sur des mules qui ont aussi des clochettes et dont les harnais sont enjolivés de cuivre, dont les selles se terminent par des pendeloques rouges. C'est naturellement dans la direction du grand monastère de Roncevaux qu'ils s'en vont tous, pour le pèlerinage du jour.

Sur la place de l'église, on sera bien pour voir la procession arriver des villages d'en dessous, pour la voir sortir là-bas de cette brume blanche – qui est un nuage momentanément posé, dans un repli des Pyrénées.

Lourde, fruste, massive, étrangement rustique, battue depuis des siècles par les tourmentes des altitudes, est cette église de granit devant laquelle s'étend une petite place – au sol criblé, comme celui de la rue, par les empreintes des moutons et des chèvres.

Et tout à coup, là-haut, à chacune des deux fenêtres du clocher, par où deux cloches égales apparaissaient, des hommes surgissent, qui se mettent à sonner à toute volée, en maniant les battants comme des heurtoirs. Ding, ding, ding, ding, ils frappent l'airain avec une rapidité frénétique – comme ils jouaient de la guitare cette nuit, – et l'air s'emplit aussitôt d'un bruit fêlé, sauvage : c'est le signal de la procession, qu'ils ont déjà aperçue et qui sera bientôt visible pour nous.

En effet la voici venir, émergeant de la brume. Et on dirait d'abord un convoi de madriers, péniblement charroyés par des hommes en deuil. Puis, à mesure que cela s'approche, tous ces bois, en se dessinant mieux, montrent des formes d'instruments de torture : ce sont des croix comme celles du Calvaire, que des pénitents portent sur le dos et dont ils maintiennent les branches en étendant les bras dans des poses de suppliciés. On commence d'entendre une plainte intermittente, qui s'exhale en lamentation rythmée de cette foule en marche. Ils ont tous des robes noires, et, sur le visage, des cagoules noires ; pieds nus dans la boue, ils cheminent vite, contrairement à la coutume des lentes processions. Ils sont environ cinq cents, rangés en double file : Ora pro nobis !… Ora pro nobis !… crient-ils tous sur un ton de lugubre appel, en passant avec une sorte de hâte étrange, la tête courbée sous leur croix. De distance en distance, au milieu d'eux, les alcades de leurs villages les surveillent, le béret bas, drapés dans la grande cape des cérémonies. Derrière, viennent ensuite des groupes de diacres en surplis de mousseline, portant au bout de hampes les croix d'argent et de vermeil des vingt ou trente paroisses d'alentour, pièces d'ancienne orfèvrerie dont quelques-unes sont à demi barbares. Puis, pour finir, s'avance la nombreuse troupe de femmes en mantille noire qui chantent avec des voix tristes les litanies de la Vierge. Pas de cagoules sur leurs visages, à elles, et dans l'encadrement de leurs voiles de deuil, ce ne sont que pauvres laideurs flétries, que pauvres regards de naïveté souffrante : population étiolée des trop grandes altitudes, filles pâles des hauts plateaux où les conditions de vie deviennent dépressives…

Sur la place de l'église, et çà et là dans la rue de Burguette, il y a les inévitables touristes, attirés comme par quelque fête de barrière dans ce village perdu – qui, hélas ! n'est plus assez protégé par ses montagnes, plus assez loin de Biarritz ou de Bayonne. Il va de soi du reste que ces intrus ont des jumelles, des appareils variés, des kodaks, des bicyclettes, voire des mirlitons. Et, devant toute cette humble humanité de montagne, qui passe lamentable sous ses haillons sombres, mais suppliante et enfantine, s'en allant s'agenouiller avec confiance devant la Notre-Dame de Roncevaux, ces gens-là trouvent des rires qui mériteraient des gifles immédiates, des réflexions qui sont une quintessence d'idiotie.

Cependant, vers Roncevaux, la rapide procession continue de monter, en poussant son gémissement lugubre, – et, à sa suite, me voici de nouveau dans la campagne.

La campagne, ici, c'est quelque chose d'admirablement vert, de constamment humecté par le voisinage ou le contact des nuées, quelque chose de mélancolique, d'un peu paradisiaque en même temps, que la main des hommes est à peine venue déranger. Et un je ne sais quoi dans l'air y donne conscience de la hauteur à laquelle on respire.

La route traverse des bouquets d'énormes hêtres aux branches toutes chevelues de lichens blancs, traverse des prairies de marguerites où paissent en troupes des chèvres blanches. Mais plus loin, partout alentour, c'est la forêt, la forêt de tous côtés, la forêt de hêtres qu'on ne voit pas finir, tranquille et pareille, silencieuse, fraîche et verte. Aux environs de ce plateau de Burguette, les cimes, qui semblaient si haut perchées quand on les regardait des plaines d'en bas, font l'effet de petites collines très proches, boisées toujours des mêmes essences puissantes. Et les nuages, qui surit ici chez eux, se promènent autour de nous comme des fumées, comme des ouates légères ; se traînent ou se reposent sur cette verte splendeur des arbres…

La procession, que je continue de suivre, chemine toujours de son même pas alerte, sans bruit, parce que tous ces pieds de montagnards sont nus ou bien chaussés d'espadrilles. On n'entend que les lamentations, perpétuellement reprises en cadence. Devant moi, c'est d'abord la masse noire des femmes ; puis, le groupe des croix d'argent, où un rayon de soleil en ce moment tombe et qui brille sur tout le vert nébuleux des fonds ; puis, enfin, à l'avant-garde, là-bas, la foule indistincte des crucifiés aux bras étendus, qui va se perdre tout à fait au milieu d'une vapeur épaisse, grise à reflets de nacre. Et l'antique Roncevaux, vers lequel tout cela monte, est invisible, derrière un nuage ; une grande fumée pâle, qui passait, s'est arrêtée pour l'enténébrer.

Cependant nous en sommes très près, de ce Roncevaux qu'on n'aperçoit point, car voici le fracas subit des cloches du beffroi qui signalent notre arrivée, à coups précipités comme ce matin sonnaient les cloches de Burguette. Et, soudainement, le couvent se dessine, agrandi par l'indécision de ses contours, par le vague dans lequel ce nuage le maintient encore ; il paraît colossal et farouche, avec son donjon de forteresse et son entassement de lourdes murailles.

On s'engouffre, dans l'ombre d'un vieux porche de granit. On traverse un cloître désolé, aux arceaux en ruine, plein de décombres, de fougères et de mousses ; le nuage toujours y embrume les silhouettes humaines, y jette une humidité et un frisson de sépulcre, y donne aux choses des aspects irréels et ramène l'imagination à la demi-nuit des temps passés.

Et enfin, on pénètre comme un flot dans l'obscurité de l'église, embaumée d'encens, où des cierges brûlent au fond, devant les vieux tabernacles étincelants d'or. Les petites flammes des cires font scintiller là-bas des colonnes dorées, des retables dorés, des restes d'anciennes magnificences, au milieu de tant de délabrement et d'abandon. Mais dans la nef, on y voit à peine pour se conduire, et c'est d'abord, une sorte de mêlée où la procession se condense en tâtonnant ; les corps en sueur se frôlent et se poussent ; les croix s'entrechoquent, on entend des claquements de bois, des heurts pesants sur les dalles.

Peu à peu, cependant, la foule se tasse, et les yeux habitués commencent à mieux voir. Toute l'allée du milieu, entre les colonnes, est occupée par la masse noire des femmes voilées de deuil. Et des deux côtés sont symétriquement rangés les cinq cents crucifiés aux bras étendus, aux respirations haletantes et fatiguées ; c'est ici le terme de leur pénible course, avec les fardeaux qu'ils traînaient, et maintenant les moines vont dire pour eux la bienfaisante messe…

***

Mon Dieu !… sans ces nuages qui aujourd'hui passaient, tout cela, peut-être, m'aurait semblé vulgaire et quelconque…

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