PASSAGE DE REINE

J'habite en France, mais sur une sorte de balcon avancé qui regarde l'Espagne. Des fenêtres, des terrasses de ma maisonnette à demi baignée dans la Bidassoa, je vois et j'entends tout ce qui se passe sur la rive d'en face, qui n'est plus française.

Aujourd'hui, jour quelconque, en pleine splendeur d'été, voici tout à coup une agitation inattendue des cloches de là-bas : l'église de Fontarabie, l'église d'Irun, les couvents de moines, sonnent, sonnent, comme pour les grandes fêtes carillonnées… Puis, c'est un large drapeau national, rouge à bande jaune, qui monte bien vite au-dessus du château de Jeanne-la-Folle, éclatant de couleur sur le brun sombre des montagnes, – et des barques françaises, qui se hâtent de partir vers Fontarabie, emmenant des gens d'ici comme pour un spectacle.

Qu'est-ce qu'il y a ?… J'interroge un batelier par ma fenêtre :

– C'est la Reine ! la reine d'Espagne ! Nous allons la voir passer !

En effet, je savais, que, chaque été, Sa Majesté la Reine Régente venait de Saint-Sébastien faire un pèlerinage de quelques heures au vieux Fontarabie.

– Tiens, si j'allais, moi aussi, voir passer la Reine, mêlé à la foule des paysans et des pêcheurs !

Et je descends prendre place dans la joyeuse barque, où une bande de jeunes filles et de jeunes garçons échangent leurs gaîtés naïves en une des langues les plus vieilles et les plus mystérieuses du monde, avec ce roulement sonore et léger des r qui est particulier aux mots basques

Dix minutes sur cette Bidassoa, endormie et lente, à l'heure de la haute marée, sous l'éclatante lumière méridionale, – et nous abordons à la rive espagnole, au quai désert de Fontarabie.

Elles disent, les jeunes filles, qu'il est déjà presque trop tard : la Reine va sortir de l'église et s'en aller ; alors il faut courir…

Par un raccourci familier, lestement nous grimpons, entre des maisons du plus noir moyen âge, sinistres et mortes sous le soleil ardent, – et tout de suite nous voici dans l'étonnante vieille rue des Chevaliers, à côté de l'église aux murs de forteresse blasonnés si magnifiquement.

Bien tard, en effet, à peine le temps d'ôter nos bérets, d'ouvrir nos yeux éblouis de soleil, la Reine passe, très vite, très vite, dans une voiture découverte que des mules emportent ventre à terre sur les bruyants pavés. A peine apparue, à peine reconnue, la Reine est déjà en fuite rapide, ayant à ses côtés l'enfant roi, qui se retourne une demi-seconde pour jeter sur l'église ses jeunes yeux profonds. Et si simplement habillée, cette Reine, d'après l'usage moderne qui exige que les souverains ressemblent le plus qu'ils peuvent à leurs sujets ; il est vrai, tellement reine d'aspect, malgré sa simplicité voulue, que, dans ce cas particulier, la confusion ne serait guère possible.

Je souris du désappointement de mes compagnons de barque, accourus de notre France où il n'y a plus de rois dans l'espoir sans doute d'admirer une belle robe dorée. Mais vraiment ce nivellement étrange qui emporte tout, les usages, les traditions, les costumes, la pompe et les splendeurs, me frappe davantage, ici, dans ce décor si intact du passé espagnol, parmi ces sombres maisons armoriées, et au carillon d'honneur de toutes ces cloches d'autrefois…

Là-bas, au bout de l'antique petite rue, déjà la voiture royale va disparaître, – et les campagnards, les pêcheurs attroupés près de l'église, sont lents à remettre leurs bérets, lents à s'agiter et à élever la voix, comme après une émotion un peu religieuse. Tous Carlistes, pourtant, par bien ancienne tradition ; mais on sent que, à ceux-là même, la souveraine et la mère qui vient de passer, simple et grave dans sa robe unie, impose le sympathique respect par le seul charme de sa présence.

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