UN VIEUX MISSIONNAIRE D'ANNAM

Là-bas, dans le sinistre pays jaune d'Extrême Orient, pendant la mauvaise période de la guerre, depuis des semaines notre navire, un lourd cuirassé, stationnait à son poste de blocus, dans une baie de la côte.

Avec la terre voisine, – montagnes invraisemblablement vertes ou rizières unies comme des plaines de velours, – nous communiquions à peine. Les gens des villages et des bois restaient chez eux, méfiants ou hostiles. Une accablante chaleur tombait sur nous, d'un ciel morne, presque toujours gris, que voilaient de continuels rideaux de plomb.

Certain matin, pendant mon quart, le timonier de veille vint me dire :

– Il y a un sampan, cap'taine, qui arrive du fond de la baie et qui a l'air de vouloir nous accoster.

– Ah ! et qu'est-ce qu'il y a dedans ?

Indécis, avant de répondre, il regarda de nouveau avec sa longue-vue :

– Il y a, cap'taine… une manière de bonze, de Chinois, de je ne sais pas quoi, qui est assis tout seul à l'arrière.

Sans hâte, sans bruit, il s'avançait, le sampan, sur l'eau inerte, huileuse et chaude. Une jeune fille à visage jaune, vêtue d'une robe noire, ramait debout pour nous amener ce visiteur ambigu, qui portait bien le costume, la coiffure et les lunettes rondes des bonzes d'Annam, mais qui avait de la barbe et une surprenante figure pas du tout asiatique.

Il monta à bord et vint me saluer en français, parlant d'une façon timide et lourde.

– Je suis un missionnaire, me dit-il, je suis de la Lorraine, mais j'habite depuis plus de trente ans un village qui est ici, à six heures de marche dans les terres et où tout le monde s'est fait chrétien… Je voudrais parler au commandant pour lui demander du secours. Les rebelles nous ont menacés et ils sont déjà près de chez nous. Tous mes paroissiens vont être massacrés, c'est très certain, si l'on ne vient pas bien promptement à notre aide !

Hélas ! le commandant fut obligé de refuser le secours. Tout ce que nous avions d'hommes et de fusils avait été envoyé dans une autre région ; il nous restait, en ce moment, juste le nombre de matelots nécessaires pour garder le navire ; vraiment, nous ne pouvions rien pour ces pauvres « paroissiens-là », et il fallait les abandonner comme chose perdue.

Maintenant, arrivait l'heure accablante de midi, la torpeur quotidienne qui suspend partout la vie. Le petit sampan et la jeune fille s'en étaient retournés à terre, venant de disparaître là-bas, dans les malsaines verdures de la rive, et le missionnaire nous restait – naturellement – un peu taciturne, mais ne récriminant pas.

Il ne se montra guère brillant, le pauvre homme, pendant le déjeuner qu'il partagea avec nous. Il était devenu tellement Annamite, qu'aucune conversation ne semblait possible avec lui. Après le café, il s'anima seulement quand parurent les cigarettes, et il demanda du tabac français pour bourrer sa pipe ; depuis vingt ans, disait-il, pareil plaisir lui avait été refusé. Ensuite, s'excusant sur la longue route qu'il venait de faire, il s'assoupit sur des coussins.

Et dire que nous allions sans doute le garder plusieurs mois, jusqu'à son rapatriement, cet hôte imprévu que le ciel nous envoyait ! Ce fut sans enthousiasme, je l'avoue, que l'un de nous vint enfin lui annoncer de la part du commandant :

– On vous a préparé une chambre, mon Père. Il va sans dire que vous êtes des nôtres jusqu'au jour où nous pourrons vous déposer en lieu sûr.

Il parut ne pas comprendre.

– Mais… j'attendais la tombée de la nuit pour vous demander un petit canot et me faire reconduire là-bas, au fond de la baie. Avant la nuit vous pourrez bien me faire porter à terre, au moins ? reprit-il avec inquiétude.

– A terre !… Et que feriez-vous à terre ?

– Mais, je retournerai dans mon village, dit-il avec une simplicité tout à fait sublime. Ah ! je ne peux pas dormir ici, vous comprenez bien… Si c'était pour cette nuit, l'attaque !

Voici qu'il grandissait à chaque mot, cet être d'un premier aspect si vulgaire, et nous commencions à l'entourer avec une curiosité charmée.

– Cependant, c'est vous qui serez le moins épargné de tous, mon Père ?

– Oh ! c'est bien probable, en effet, répondit-il, tranquille et admirable comme un martyr antique.

Dix de ses paroissiens l'attendaient sur la plage au coucher du soleil ; tous ensemble, ils retourneraient la nuit au village menacé, et alors, à la volonté de Dieu !

Et comme on le pressait de rester, – car c'était courir à la mort, à quelque atroce mort chinoise, que de s'en retourner là-bas après ce refus de secours, – il s'indigna doucement, obstiné, inébranlable, mais sans grandes phrases et sans colère :

– C'est moi qui les ai convertis, et vous voulez que je les abandonne quand on les persécute pour leur foi ? Mais ce sont mes enfants, vous comprenez bien !…

Avec une certaine émotion, l'officier de quart fit préparer un de nos canots pour le reconduire, et nous allâmes tous lui serrer la main à son départ. Toujours tranquille, redevenu insignifiant et muet, il nous confia une lettre pour un vieux parent de Lorraine, prit une petite provision de tabac français, puis se mit en route.

Et, tandis que le jour baissait, nous restâmes longtemps à regarder en silence s'éloigner, sur l'eau lourde et chaude, la silhouette de cet apôtre qui s'en allait simplement à son martyre obscur.

Nous appareillâmes la semaine suivante, pour je ne sais plus où, et les événements, à partir de cette époque, nous bousculèrent sans trêve. Jamais nous n'entendîmes plus parler de lui, et je crois que, pour ma part, je n'y aurais jamais repensé, si monseigneur Morel, directeur des missions catholiques, ne m'avait demandé un jour avec instance d'écrire une petite histoire de missionnaire.

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