Nous nous étions embrassés longuement, en nous serrant dans nos bras enlacés, et puis nous nous étions assis tous deux sur la mousse humide, près de la case où dormait ce cadavre. Elle ne songeait plus à avoir peur, et nous causions tout bas, comme dans le voisinage des morts.
Rarahu était seule au monde, bien seule. Elle avait décidé de quitter le lendemain le toit de pandanus où ses vieux parents venaient de mourir.
– Loti, disait-elle, si bas que sa petite voix douce était comme un souffle à mon oreille, Loti, veux-tu que nous habitions ensemble une case dans Papeete ? Nous vivrons comme vivaient ton frère Rouéri et Taïmaha, comme vivent plusieurs autres qui se trouvent très heureux, et auxquels la reine ni le gouverneur ne trouvent rien à redire. Je n’ai plus que toi au monde et tu ne peux pas m’abandonner… Tu sais même qu’il y a des hommes de ton pays qui se sont trouvés si bien de cette existence, qu’ils se sont faits Tahitiens pour ne plus partir…
Je savais cela fort bien ; j’avais parfaitement conscience de ce charme tout-puissant de volupté et de nonchalance ; et c’est pour cela que je le redoutais un peu…
Cependant, une à une, les femmes de la veillée funèbre étaient sorties sans bruit et s’en étaient allées par le sentier d’Apiré. Il se faisait fort tard…
– Maintenant, rentrons, dit-elle…
Les longs pieds nus se voyaient du dehors ; nous passâmes devant, tous deux, avec un même frisson de frayeur. Il n’y avait plus auprès du mort qu’une vieille femme accroupie, une parente, qui causait à demi-voix avec elle-même. Elle me souhaita le bonsoir à voix basse et me dit :
– « A parahi oé ! » (Assieds-toi !)
Alors je regardai ce vieillard, sur lequel tremblait la lueur indécise d’une lampe indigène. – Ses yeux et sa bouche étaient à demi ouverts ; sa barbe blanche avait dû pousser depuis la mort, on eût dit un lichen sur de la pierre brune ; ses longs bras tatoués de bleu, qui avaient depuis longtemps la rigidité de la momie, étaient tendus droits de chaque côté de son corps ; – ce qui surtout était saillant dans cette tête morte, c’étaient les traits caractéristiques de la race polynésienne, l’étrangeté maorie. – Tout le personnage était le type idéal du Toupapahou…
Rarahu ayant suivi mon regard, ses yeux tombèrent sur le mort ; elle frissonna et détourna la tête. – La pauvre petite se raidissait contre la terreur ; elle voulait rester quand même auprès de celui qui avait entouré de quelques soins son enfance. – Elle avait sincèrement pleuré la vieille Huamahine, mais ce vieillard glacé n’avait guère fait pour elle que la laisser croître ; elle ne lui était attachée que par un sentiment de respect et de devoir ; son corps effrayant qui était là ne lui inspirait plus qu’une immense horreur…
… La vieille parente de Tahaapaïru s’était endormie. – La pluie tombait, torrentielle, sur les arbres, sur le chaume du toit, avec des bruits singuliers, des fracas de branches, des craquements lugubres. – Les Toupapahous étaient là dans le bois, se pressant autour de nous, pour regarder par toutes les fentes de la muraille ce nouveau personnage, qui depuis le matin était des leurs. On s’attendait à toute minute à voir entre les barreaux passer leurs mains blêmes…
– Reste, ô mon Loti, disait Rarahu… Si tu partais, demain je serais morte de frayeur…
… Et je restai toute la nuit auprès d’elle, tenant sa main dans les miennes ; je restai auprès d’elle jusqu’au moment où les premières lueurs du jour se mirent à filtrer à travers les barreaux de sa demeure. – Elle avait fini par s’endormir, sa petite tête délicieuse, amaigrie et triste, appuyée sur mon épaule. – Je l’étendis tout doucement sur des nattes, et m’en allai sans bruit…
Je savais que le matin les Toupapahous s’évanouissent, et qu’à cette heure je pouvais sans danger la quitter…