NOTE DE PLUMKETT
A partir de cette époque on ne trouve plus que de loin en loin dans le journal de Loti quelques traces de souvenirs conservés au fond de son cœur pour la lointaine Polynésie ; – dans sa mémoire, l’image de Rarahu s’éloigne et s’efface.
Ces fragments sont mêlés aux aventures d’une vie enfiévrée et légèrement excentrique, qui se déroulent un peu partout, – en Afrique principalement, – et plus tard en Italie.
FRAGMENTS DU JOURNAL DE LOTI
Sierra-Leone, mars 1875.
O ma bien-aimée petite amie, nous retrouverons-nous jamais là-bas – dans notre chère île, – assis le soir sur les plages de corail ?…
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Bobdiara (Sénégambie), octobre 1875.
C’est la saison des grandes pluies, là-bas, – la saison où la terre est couverte de fleurs roses, semblables à nos perce-neige d’Angleterre ; les mousses sont humides, les forêts pleines d’eau.
Le soleil se couche ici, terne et sanglant, sur les solitudes de sable. Il est trois heures du matin là-bas, il fait nuit noire, les toupapahous rôdent dans les bois…
Deux années ont passé déjà sur ces souvenirs, et j’aime ce pays comme aux premiers jours : – l’impression persiste comme celle de Brightbury, celle de la patrie, – quand tant d’autres se sont effacées depuis.
Au pied des grands arbres, ma case enfouie dans la verdure, – et ma petite amie sauvage !… Mon Dieu, ne les reverrai-je jamais, – n’entendrai-je plus jamais le vivo plaintif, le soir, sous les cocotiers des plages ?…
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Southampton, mars 1876.
(Journal de Loti)
… Tahiti, Bora-Bora, l’Océanie, – que c’est loin tout cela, mon Dieu !
Y reviendrai-je jamais, et qu’y trouverai-je à présent, – sinon les désenchantements amers, et les regrets poignants du passé ?… Je pleure, en songeant au charme perdu de ces premières années, – à ce charme qu’aucune puissance ne peut plus me rendre, – à tout cela que je n’ai même pas le pouvoir de fixer sur mon papier, et qui déjà s’obscurcit et s’efface dans mon souvenir.
Hélas ! où est-elle notre vie tahitienne, – les fêtes de la reine, – les himéné au clair de lune ? – Rarahu, Ariitéa, Taïmaha, où sont-elles toutes ?… La terrible nuit de Moorea, toutes mes émotions, tous mes rêves d’autrefois, où est-ce tout cela ?… Où est ce bien-aimé frère John, qui partageait avec moi ces premières impressions de jeunesse vibrantes, étranges, enchanteresses ?…
Ces parfums ambrés des gardénias, ce bruit du grand vent sur les récifs de corail, – cette ombre mystérieuse, et ces voix rauques qui parlaient la nuit, ce grand vent qui passait partout dans l’obscurité… Où est tout le charme indéfinissable de ce pays, toute la fraîcheur de nos impressions partagées, de nos joies à deux ?…
Hélas, il y a pour moi comme un attrait navrant à repasser ces souvenirs, que le temps emporte, quand par hasard quelque chose les éveille, – une page écrite là-bas, – une plante sèche, un reva-reva, un parfum tahitien gardé encore par de pauvres couronnes de fleurs qui s’en vont en poussière, – ou un mot de cette langue triste et douce, la langue de là-bas que déjà j’oublie.
Ici, à Southampton, vie d’escadre, vie de restaurants et d’estaminets, logis de hasard, camarades de hasard ; – on se réunit on ne sait pourquoi, on s’étourdit comme on peut…
J’ai bien changé depuis deux années, et je ne me reconnais plus quand je regarde en arrière. – A corps perdu je me suis jeté dans une vie de plaisirs ; c’est là, il me semble, la seule façon logique de prendre une existence que je n’avais pas demandée, – et dont le but et la fin sont pour moi des problèmes insolubles…
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