Nous n’étions pas revenus là depuis le retour du Rendeer à Tahiti. – En nous retrouvant dans ce petit recoin qui jadis était à nous, nous éprouvâmes une émotion vive, – et aussi une sensation délicieuse, qu’aucun autre lieu au monde n’eût été capable de nous causer.
Tout était bien resté tel qu’autrefois, dans cet endroit où l’air avait toujours la fraîcheur de l’eau courante ; nous connaissions là toutes les pierres, toutes les branches, – tout, jusqu’aux moindres mousses. – Rien n’avait changé ; c’étaient bien ces mêmes herbes et cette même odeur, – mélangée de plantes aromatiques et de goyaves mûres.
Nous suspendîmes nos vêtements aux branches, – et puis nous nous assîmes dans l’eau, savourant le plaisir de nous retrouver encore, et pour la dernière fois, en pareo, au baisser du soleil, dans le ruisseau de Fataoua.
Cette eau, claire, délicieuse, arrivait de l’Orœna par la grande cascade. – Le ruisseau courait sur de grosses pierres luisantes, entre lesquelles sortaient les troncs frêles des goyaviers. – Les branches de ces arbustes se penchaient en voûte au-dessus de nos têtes, et dessinaient sur ce miroir légèrement agité les mille découpures de leur feuillage. – Les fruits mûrs tombaient dans l’eau ; le ruisseau en roulait ; son lit était semé de goyaves, d’oranges et de citrons.
Nous ne disions rien tous deux ; – assis près l’un de l’autre, nous devinions mutuellement nos pensées tristes, sans avoir besoin de troubler ce silence pour nous les communiquer.
Les frêles poissons et les tout petits lézards bleus se promenaient aussi tranquillement que s’il n’y eût eu là aucun être humain ; nous étions tellement immobiles, que les varos, si craintifs, sortaient des pierres et circulaient autour de nous.
Le soleil qui baissait déjà, – le dernier soleil de mon dernier soir d’Océanie, – éclairait certaines branches de lueurs chaudes et dorées ; j’admirais toutes ces choses pour la dernière fois. Les sensitives commençaient à replier pour la nuit leurs feuilles délicates ; – les mimosas légers, les goyaviers noirs, avaient déjà pris leurs teintes du soir, – et ce soir était le dernier, – et demain, au lever du soleil, j’allais partir pour toujours… Tout ce pays et ma petite amie bien-aimée allaient disparaître, comme s’évanouit le décor de l’acte qui vient de finir…
Celui-là était un acte de féerie au milieu de ma vie, – mais il était fini sans retour !… Finis les rêves, les émotions douces, enivrantes, ou poignantes de tristesse, – tout était fini, était mort…
Et je regardai Rarahu dont je tenais la main dans les miennes… De grosses larmes coulaient sur ses joues ; des larmes silencieuses, qui tombaient pressées, comme d’un vase trop plein…
– Loti, dit-elle, je suis à toi… je suis ta petite femme, n’est-ce pas ?… N’aie pas peur, je crois en Dieu ; je prie, et je prierai… Va, tout ce que tu m’as demandé, je le ferai… Demain je quitterai Papeete en même temps que toi, et on ne m’y reverra plus… J’irai vivre avec Tiahoui, je n’aurai point d’autre époux, et, jusqu’à ce que je meure, je prierai pour toi…
Alors les sanglots coupèrent les paroles de Rarahu, qui passa ses deux bras autour de moi et appuya sa tête sur mes genoux… Je pleurai aussi, mais des larmes douces ; – j’avais retrouvé ma petite amie, elle était brisée, elle était sauvée. Je pouvais la quitter maintenant, puisque nos destinées nous séparaient d’une manière irrévocable et fatale ; ce départ aurait moins d’amertume, moins d’angoisse déchirante ; je pouvais m’en aller au moins avec d’incertaines mais consolantes pensées de retour, – peut-être aussi avec de vagues espérances dans l’éternité !
--------------------