Vers trois heures du matin, quand le salon fut vide, j’étais encore au piano, jouant je ne sais quels airs insensés, accompagnés dans le lointain par la upa-upa qui râlait au dehors.
J’étais seul avec la vieille reine, qui était restée pensive et immobile dans son grand fauteuil doré. – Elle avait l’air d’une idole incorrecte et sombre, parée avec un luxe encore sauvage.
Le salon de Pomaré avait cet aspect triste des fins de bal ; un grand désordre, une grande salle vide ; des bougies s’éteignant dans les torchères, tourmentées par le vent de la nuit.
La reine se leva péniblement, dans les plis de sa robe de velours cramoisi. – Elle vit Rarahu qui se tenait près de la porte, debout et silencieuse. – Elle comprit et lui fit signe d’entrer.
Rarahu entra… timide, les yeux baissés, et s’approcha de la reine. – Apparaissant après ce bal, dans cette salle déserte, dans ce silence, avec sa longue traîne de mousseline blanche, ses pieds nus, ses longs cheveux flottants, sa couronne de gardénias blancs, – et ses yeux agrandis par les larmes, – elle avait l’air d’une willi, d’une vision délicieuse de la nuit.
– Tu as à me parler, Loti, sans doute ; tu veux me demander de veiller sur elle, dit la vieille reine avec bienveillance. Mais c’est elle, je le crains, qui ne le voudra pas…
– Madame, répondis-je, elle va partir demain pour Papéuriri, demander l’hospitalité à Tiahoui son amie. – Là-bas comme ici, je vous supplie de ne pas l’abandonner. On ne la reverra plus à Papeete.
– Ah !… dit la reine, de sa grosse voix étonnée, et visiblement émue… C’est bien, cela, mon enfant ; c’est bien… à Papeete tu aurais été bien vite une petite fille perdue…
Nous pleurions tous les deux, ou pour mieux dire, tous les trois : la vieille reine nous tenait les mains, et ses yeux d’ordinaire si durs se mouillaient de larmes.
– Eh bien, mon enfant, dit-elle, il ne faut pas différer ce départ. – Si tes préparatifs, comme je le pense, ne sont pas longs à faire, veux-tu partir ce matin même, un peu après le soleil, vers sept heures, dans la voiture qui emmènera ma belle-fille Moé ? Moé s’en va à Atimaono, prendre le navire qui doit la conduire dans sa possession de Raïatéa. – Vous coucherez la nuit prochaine à Maraa, et demain matin vous serez à Papéuriri, où, en passant, la voiture te déposera.
Rarahu sourit à travers ses larmes, à cette idée qui lui causait une joie d’enfant, de partir avec la jeune reine de Raïatéa.
Il y avait entre Rarahu et Moé une affinité mystérieuse ; – étrangement malheureuses toutes deux, et brisées, elles avaient le même caractère, les mêmes allures et le même genre de charme.
Rarahu répondit qu’elle serait prête. – La pauvre petite en effet n’avait guère à emporter que quelques robes de mousseline de diverses couleurs, – et son fidèle vieux chat gris…
Et nous prîmes congé de Pomaré, en serrant avec effusion et de tout notre cœur ses vieilles mains royales. – La princesse Ariitéa, qui avait reparu dans le salon, vint en tenue de bal nous accompagner jusqu’à la porte du jardin ; elle disait à Rarahu pour la consoler des choses aussi douces que si elle eût été sa sœur… Et pour la dernière fois nous descendîmes à la plage…