Quatre jours après. La nouvelle mariée, au fond de la maison très ancienne et tout à fait seigneuriale de son jeune maître, est seule, dans la partie du harem qu’on lui a donnée comme salon particulier : un salon Louis XVI blanc, or et bleu pâle, fraîchement aménagé pour elle. Sa robe rose, venue de la rue de la Paix, est faite de tissus impalpables qui ont l’air de nuages enveloppants, ainsi que l’exige la fantaisie de la mode ce printemps-là, et ses cheveux sont arrangés à la façon la dernière inventée. Dans un coin, il y a un bureau laqué blanc, à peu près comme celui de sa chambre à Khassim-Pacha, et les tiroirs ferment à clef, ce qui était son rêve.
On croirait une Parisienne chez elle, – sans les grillages, bien entendu, et sans les inscriptions d’Islam, brodées sur de vieilles soies précieuses, qui çà et là décorent les panneaux des murailles : le nom d’Allah, et quelques sentences du Coran. – Il est vrai, il y a aussi un trône, qui surprendrait à Paris : son trône de mariage, très pompeux, surélevé par une estrade à deux ou trois marches, et couronné d’un baldaquin d’où retombent des rideaux de satin bleu, magnifiquement brodés de grappes de fleurs en argent. – Pour tout dire, il y a bien encore la bonne Kondja-Gul, dont l’aspect n’est pas très parisien ; assise près d’une fenêtre, elle chantonne tout bas, tout bas, un air du pays noir.
La mère du bey, la dame 1320 un peu niaise, aux manières de vieille chatte, s’est montrée au fond une créature inoffensive, plutôt bonne, et qui pourrait même être excellente, n’était son idolâtrie aveugle pour son fils. La voici du reste séduite tout à fait par la grâce de sa belle-fille, tellement qu’hier elle est venue d’elle-même lui offrir le piano tant désiré ; vite alors, en voiture fermée, sous l’escorte d’un eunuque, on a passé le pont de la Corne-d’Or, pour aller en choisir un dans le meilleur magasin de Péra, et deux relèves de portefaix, avec des mâts de charge, viennent d’être commandées pour l’apporter demain matin, à l’épaule, dans ce haut quartier d’un accès plutôt difficile.
Quant au jeune bey, l’ennemi, – le plus élégant capitaine de cette armée turque, où il y a tant d’uniformes bien portés, décidément très joli garçon, avec la voix douce que Kondja-Gul avait annoncée, et le sourire un peu félin que lui a légué sa mère, – quant au jeune bey, jusqu’ici d’une délicatesse accomplie, il fait à sa femme, dont la supériorité lui est déjà apparue, une cour discrète, moitié enjouée, moitié respectueuse, et, comme c’est la règle en Orient, dans le monde, il s’efforce de la conquérir avant de la posséder. (Car, si le mariage musulman est brusque et insuffisamment consenti avant la cérémonie, après en revanche il a des ménagements et des pudeurs qui ne sont guère dans nos habitudes occidentales.)
De service chaque jour au palais d’Yldiz, Hamdi-Bey rentre à cheval le soir, se fait annoncer chez sa femme et s’y tient d’abord comme en visite. Après le souper, il s’assied plus intimement sur un canapé près d’elle, pour fumer en sa compagnie ses cigarettes blondes, et tous deux alors s’observent et s’épient comme des adversaires en garde ; lui, tendre et câlin, avec des silences pleins de trouble ; elle, spirituelle, éblouissante tant qu’il ne s’agit que d’une causerie, mais tout à coup le désarmant par une résignation affectée d’esclave, s’il tente de l’attirer sur sa poitrine ou de l’embrasser. Ensuite, quand dix heures sonnent, il se retire en lui baisant la main… Si c’était elle qui l’eût choisi, elle l’aurait aimé probablement ; mais la petite princesse indomptée de la plaine de Karadjiamir ne fléchirait point devant le maître imposé… Elle savait du reste que le temps était tout proche et inévitable où ce maître, au lieu de la saluer courtoisement le soir, la suivrait dans sa chambre. Elle ne tenterait aucune résistance, ni surtout aucune prière. Elle avait fait de sa personnalité cette sorte de dédoublement coutumier à beaucoup de jeunes femmes turques de son âge et de son monde, qui disent : « Mon corps a été livré par contrat à un inconnu, et je le lui garde parce que je suis honnête : mais mon âme, qui n’a pas été consultée, m’appartient encore, et je la tiens jalousement close, en réserve pour quelque amant idéal… que je ne rencontrerai peut-être point, et qui, dans tous les cas, n’en saura sans doute jamais rien. »
Donc, elle est seule chez elle, tout l’après-midi, la jeune mariée.
Aujourd’hui, en attendant que l’ennemi rentre d’Yldiz, l’idée lui vient de continuer pour André son journal interrompu, et de le reprendre à la date fatale du 28 Zil-hidjé 1318 de l’hégire, jour de son mariage. Les anciens feuillets du reste lui reviendront demain : elle les a redemandés à l’amie qui en était chargée, trouvant ce nouveau bureau assez sûr pour les déposer là. Et elle commence d’écrire :
« Le 28 Zil-hidjé 1318 (19 avril 1901, à la franque).
« C’est ma grand-mère en personne qui vient me réveiller. (Cette nuit-là, je m’étais endormie si tard !…) « Dépêche-toi, me dit-elle. Tu oublies sans doute que tu devras être prête à neuf heures. On ne dort pas ainsi, le jour de son mariage. »
« Que de dureté dans l’accent ! C’était la dernière matinée que je passais chez elle, dans ma chère chambre de jeune fille. Ne pouvait-elle s’abstenir d’être sévère, ne fût-ce qu’un seul jour ? En ouvrant les yeux, je vois mes cousines, qui se sont déjà levées sans bruit et qui mettent leur tcharchaf ; c’est pour rentrer vite au logis, commencer leur toilette qui sera longue. Jamais plus nous ne nous éveillerons là, ensemble, et nous échangeons encore de grands adieux. On entend les hirondelles chanter à cœur joie ; on devine que dehors le printemps resplendit ; une claire journée de soleil se lève sur mon sacrifice. Je me sens comme une noyée, à qui personne ne voudra porter secours.
« Bientôt, dans la maison, un vacarme d’enfer. Des portes qui s’ouvrent et qui se ferment, des pas empressés, des bruits de traînes de soie. Des voix de femmes, et puis les voix de fausset des nègres. Des pleurs et des rires, des sermons et des plaintes. Dans ma chambre, entrées et sorties continuelles : les parentes, les amies, les esclaves, toute une foule qui vient donner son avis sur la manière de coiffer la mariée. De temps à autre un grand nègre de service rappelle à l’ordre et supplie qu’on se dépêche.
« Voici neuf heures ; les voitures sont là ; le cortège attend, la belle-mère, les belles-sœurs, les invitées du jeune bey. Mais la mariée n’est pas prête. Les dames qui l’entourent s’empressent alors de lui offrir leurs services. Mais c’est leur présence justement qui complique tout. À la fin, nerveuse, elle les remercie et demande qu’on lui laisse place. Elle se coiffe elle-même, passe fiévreusement sa robe garnie de fleurs d’oranger, qui a trois mètres de queue, met ses diamants, son voile et les longs écheveaux de fils d’or à sa coiffure… Il est une seule chose qu’elle n’a pas le droit de toucher : son diadème.
« Ce lourd diadème de brillants, qui remplace chez nous le piquet de fleurs des Européennes, l’usage veut que, pour le placer, on choisisse parmi les amies présentes une jeune femme ne s’étant mariée qu’une fois, n’ayant pas divorcé, et notoirement heureuse en ménage. Elle doit, cette élue, dire d’abord une courte prière du Coran, puis couronner de ses mains la nouvelle épouse, en lui présentant ses vœux de bonheur, et en lui souhaitant surtout que pareil couronnement ne lui arrive qu’une fois dans la vie. (En d’autres termes, – vous comprenez bien, André, – ni divorce, ni remariage.)
« Parmi les jeunes femmes présentes, une semblait tellement indiquée, que, à l’unanimité, on la choisit : Djavidé, ma bien chère cousine. Que lui manquait-il, à celle-la ? Jeune, belle, immensément riche, et mariée depuis dix-huit mois à un homme réputé si charmant !
« Mais quand elle s’approche, pour frapper son bonheur sur ma tête, je vois deux grosses larmes perler à ses paupières : « Ma pauvre chérie, me dit-elle, pourquoi donc est-ce moi ?… J’ai beau n’être pas superstitieuse, je ne pourrai jamais me consoler de t’avoir donné mon bonheur. Si dans l’avenir tu es appelée à souffrir comme je souffre, il me semblera que c’est ma faute, mon crime… » Alors, celle-là aussi, en apparence la plus heureuse de toutes, celle-là aussi, en détresse !… Oh ! malheur sur moi !… Avant que je quitte cette maison, personne donc n’entendra mon cri de grâce !…
« Mais le diadème est placé, et je dis : « Je suis prête. » Un grand nègre s’avance pour prendre ma traîne de robe, et, par des couloirs, je m’achemine vers l’escalier. (Ces longs couloirs, nuit et jour garnis de servantes ou d’esclaves, qui précèdent toujours nos chambres, André, afin que nous y soyons comme en souricière.)
« On me conduit en bas, dans le plus grand des salons où je trouve réunie toute la famille. Mon père d’abord, à qui je dois faire mes adieux. Je lui baise les mains. Il me dit des choses de circonstance que je n’entends point. On m’a bien recommandé de le remercier ici, publiquement, de toutes ses bontés passées et surtout de celle d’aujourd’hui, de ce mariage qu’il me fait faire… Mais cela, non, c’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas. Je reste devant lui, muette et glacée, détournant les yeux, pas un mot ne sort de mes lèvres. Il a conclu le pacte, il m’a livrée, perdue, il est responsable de tout. Le remercier, quand au fond de moi-même je le maudis !… Oh ! c’était donc possible, cette chose affreuse : sentir tout à coup que l’on en veut mortellement à l’être qu’on a le plus chéri !… Oh ! la minute atroce, celle où l’on passe de l’affection la plus tendre à de la haine toute pure… Et je souriais toujours, André, parce que ce jour-là, il faut sourire…
« Pendant que de vieux oncles me donnent leur bénédiction, les dames du cortège, qui prenaient des rafraîchissements dans le jardin sous les platanes, commencent de mettre leur tcharchaf.
« La mariée seule peut ne pas mettre le sien ; mais les nègres tiennent des draperies en soie de damas, pour lui faire comme un corridor et la rendre invisible aux gens de la rue, entre la porte de la maison et le landau fermé dont les glaces sont masquées par des panneaux de bois à petits trous. Il est l’heure de partir, et je franchis ce couloir de soie tendue. Zeyneb et Mélek, mes demoiselles d’honneur, toutes deux en domino bleu par-dessus leur toilette de gala, me suivent, montent avec moi, – et nous voici dans une caisse bien close, impénétrable aux regards.
« Après la « mise en voiture », qui me fait l’effet d’une mise en bière, un grand moment se passe. Ma belle-mère, mes belles-sœurs qui étaient venues me chercher, n’ont pas fini leur verre de sirop et retardent tout le départ… Tant mieux ! C’est autant de gagné ; un quart d’heure de moins que j’aurai donné à l’autre.
« La longue file de voitures cependant s’ébranle, la mienne en tête, et les cahots commencent sur le pavé des rues. Pas un mot ne s’échange, entre mes deux compagnes et moi. Dans notre cellule mouvante, nous nous en allons en silence et sans rien voir. Oh ! cette envie de tout casser, de tout mettre en pièces, d’ouvrir les portières et de crier aux passants : « Sauvez-moi ! On me prend mon bonheur, ma jeunesse, ma vie ! » Et les mains se convulsent, le teint s’empourpre, les larmes jaillissent, – tandis que les pauvres petites, devant moi, sont comme terrassées par ma trop visible souffrance.
« Maintenant le bruit change : on roule sur du bois ; c’est l’interminable pont flottant de la Corne-d’Or… En effet, je vais devenir une habitante de l’autre rive… Et puis commencent les pavés du grand Stamboul, et je me sens aussitôt plus affreusement prisonnière, car je dois approcher beaucoup de mon nouveau cloître, d’avance abhorré… Et comme il est loin dans la ville ! Par quelles rues nous fait-on passer, par quelles impossibles rampes !… Mon Dieu, comme il est loin, et combien je vais être sinistrement exilée !
« On s’arrête enfin, et ma voiture s’ouvre. Dans un éclair, j’aperçois une foule qui attend, devant un portail sombre : des nègres en redingote, des cavas chamarrés d’or et de décorations, des intendants à « chalvar », jusqu’au veilleur de nuit du quartier avec son long bâton. Et puis, crac ! les voiles de damas, tendus à bout de bras ainsi qu’au départ, m’enveloppent ; je redeviens invisible et ne vois plus rien. Je fonce en affolée dans ce nouveau couloir de soie, – et trouve, au bout, un large vestibule plein de fleurs, où un jeune homme blond, en grand uniforme de capitaine de cavalerie, vient à ma rencontre. Le sourire aux lèvres tous deux, nous échangeons un regard d’interrogation et de défi suprêmes : c’est fait, j’ai vu mon maître, et mon maître m’a vue…
« Il s’incline, m’offre le bras, m’emmène au premier étage, où je monte comme emportée ; me conduit, au fond d’un grand salon, vers un trône à trois marches sur lequel je m’assieds ; puis me resalue et s’en va : son rôle, à lui, est fini jusqu’à ce soir… Et je le regarde s’en aller ; il se heurte à un flot de dames, qui envahit les escaliers, les salons ; un flot de gazes légères, de pierreries, d’épaules nues ; pas un voile sur ces visages, ni sur ces chevelures endiamantées ; tous les tcharchafs sont tombés dès la porte ; on dirait une foule d’Européennes en toilette du soir, – et le marié, qui n’a jamais vu et ne reverra jamais pareille chose, me semble troublé malgré son aisance, seul homme perdu au milieu de cette marée féminine, et point de mire de tous ces regards qui le détaillent.
« Il a fini, lui ; mais moi, j’en ai pour toute la journée à faire la bête rare et curieuse, sur mon siège de parade. Près de moi, il y a d’un côté mademoiselle Esther ; de l’autre, Zeyneb et Mélek, qui, elles aussi, ont dépouillé le tcharchaf, et sont en robe ouverte, fleurs et diamants. Je les ai priées de ne pas me quitter, pendant le défilé devant mon trône, qui sera interminable : les parentes, les amies, les simples relations, chacune me posant la question exaspérante : « Eh bien ! chère, comment le trouvez-vous ? » Est-ce que je sais, moi, comment je le trouve ! Un homme dont j’ai à peine entendu la voix, à peine entrevu le visage et que je ne reconnaîtrais pas dans la rue… Pas un mot ne me vient pour leur répondre ; un sourire, seulement, puisque c’est de rigueur, ou plutôt une contradiction des lèvres qui y ressemble. Les unes, en me demandant cela, ont une expression ironique et mauvaise : les aigries, les révoltées. D’autres croient devoir prendre un certain petit air d’encouragement : les accommodantes, les résignées. Mais dans les regards du plus grand nombre, je lis surtout l’incurable tristesse, avec la pitié pour une de leurs sœurs qui tombe aujourd’hui dans le gouffre commun, devient leur compagne d’humiliation et de misère… Et je souris toujours des lèvres… C’était donc bien ce que je pensais, le mariage ! J’en ai la certitude à présent ; dans leurs yeux, à toutes, je viens de le lire ! Alors je commence à songer, sur mon trône de mariée, qu’il y a un moyen, après tout, de se libérer, de reprendre possession de ses actes, de ses pensées, de sa vie ; un moyen qu’Allah et de Prophète ont permis : oui, c’est cela, je divorcerai !… Comment donc n’y avais-je pas pensé plus tôt ?… Isolée à présent de la foule et concentrée en moi-même, bien que souriant toujours, je combine ardemment mon nouveau plan de campagne, j’escompte déjà le bienheureux divorce ; après tout, les mariages, dans notre pays, quand on le veut bien, se défont si vite !…
« Mais que c’est joli pourtant, ce défilé ! Je m’y intéresserais vraiment beaucoup, si ce n’était moi-même la triste idole que toutes ces femmes viennent voir… Rien que des dentelles, de la gaze, des couleurs claires et gaies ; pas un habit noir, il va sans dire, pour faire tache d’encre, comme dans vos galas européens. Et puis, André, d’après le peu que j’en ai vu aux ambassades, je ne crois pas que vos fêtes réunissent tant de charmantes figures que les nôtres. Toutes ces Turques, invisibles aux hommes, sont si fines, élégantes, gracieuses, souples comme des chattes, – j’entends les Turques de la génération nouvelle, naturellement ; – les moins bien ont toujours quelques choses pour elles ; toutes sont agréables à regarder. Il y a aussi les vieilles 1320, évoluant parmi cette jeunesse aux yeux délicieusement mélancoliques ou tourmentés, les bonnes vieilles si étonnantes à présent, avec leur visage placide et grave, leur magnifique chevelure nattée que le travail intellectuel n’a point éclaircie, leur turban de gaze brodé de fleurettes au crochet, et leurs lourdes soies, toujours achetées à Damas pour ne pas faire gagner les marchands de Lyon qui sont des infidèles… De temps à autres, quand passe une invitée de distinction, je dois me lever, pour lui rendre sa révérence aussi profonde qu’il lui a plu de me la faire, et si c’est une jeune, la prier de prendre place un instant à mes côtés.
« En vérité, je crois que maintenant je commence à m’amuser pour tout de bon, comme si l’on défilait pour une autre, et que je ne fusse point en cause. C’est que le spectacle vient de changer soudain, et, du haut de mon trône, je suis si bien placée pour n’en rien perdre : on a ouvert toutes grandes les portes de la rue ; entre qui veut ; invitée ou pas, est admise toute femme qui a envie de voir la mariée. Et il en vient de si extraordinaires, de ces passantes inconnues, toutes en tcharchaf, ou en yachmak, toutes fantômes, le visage caché suivant la mode d’une province ou d’une autre. Les antiques maisons grillées et regrillées d’alentour se vident de leurs habitantes ou de leurs hôtesses de hasard, et les étoffes anciennes sont sorties de tous les coffres. Il vient des femmes enveloppées de la tête aux pieds dans des soies asiatiques étrangement lamées d’argent ou d’or ; il vient des Syriennes éclatantes et des Persanes toutes drapées de noir ; il passe jusqu’à des vieilles centenaires courbées sur des bâtons. « La galerie des costumes », me dit tout bas Mélek, qui s’amuse aussi.
« À quatre heures, arrivée des dames européennes : ça, c’est l’épisode le plus pénible de la journée. On les a retenues longtemps au buffet, mangeant des petits fours, buvant du thé ou même fumant des cigarettes ; mais les voilà qui s’avancent en cohorte vers le trône de la bête curieuse.
« Il faut vous dire, André, qu’il y a presque toujours avec elles une étrangère imprévue qu’elles s’excusent d’avoir amenée, une touriste anglaise ou américaine de passage, très excitée par le spectacle d’un mariage turc. Elle arrive, celle-ci, en costume de voyage, peut-être même en bottes d’alpiniste. Avec ses mêmes yeux hagards, qui ont vu la terre du sommet de l’Himalaya ou contemplé du haut du Cap Nord le soleil de minuit, elle dévisage la mariée… Pour comble, ma voyageuse à moi, celle que le destin me réservait en partage, est une journaliste, qui a gardé aux mains ses gants sales du paquebot : indiscrète, fureteuse, avide de copie pour une feuille nouvellement lancée, elle me pose les questions les plus stupéfiantes, avec un manque de tact absolu. Mon humiliation n’a plus de bornes.
« Bien déplaisantes et bien vilaines, les dames Pérotes, qui arrivent très empanachées. Elles ont déjà vu cinquante mariages, celles-ci, et savent au bout du doigt comment les choses se passent. Cela n’empêche point, au contraire, leurs questions aussi niaises que méchantes :
« – Vous ne connaissez pas encore votre mari, n’est-ce pas ?… Comme c’est drôle tout de même !… Quel étrange usage !… Mais, ma chère amie, vous auriez dû tricher, tout simplement !… Et vous ne l’avez pas fait, bien vrai, non ?… Tout de même, à votre place, moi j’aurais refusé net !…
« Et ce disant, des regards de moquerie, échangés avec une dame grecque, la voisine, également Pérote, et des petits ricanements de pitié… Je souris quand même, puisque c’est la consigne ; mais il me semble que ces pimbêches me giflent au sang sur les deux joues…
« Enfin elles sont parties, toutes, les visiteuses en tcharchaf ou en chapeau. Restent les seules invitées.
« Et les lustres, les lampes qu’on vient d’allumer, n’éclairent plus que des toilettes de grand apparat ; rien de noir puisqu’il n’y a pas d’hommes ; rien de sombre ; une foule délicieusement colorée et diaprée. Je ne crois pas, André, que vous ayez en Occident des réunions d’un pareil effet ; du moins ce que j’en ai pu voir dans des bals d’ambassade, quand j’étais petite fille, n’approchait point de ceci comme éclat. À côté des admirables soies asiatiques étalées par les grand-mères, quantité de robes parisiennes qui semblent encore plus diaphanes ; on les dirait faites de brouillard bleu ou de brouillard rose ; toutes les dernières créations de vos grands couturiers (pour parler comme ces imbéciles-là), portées à ravir par ces petites personnes, dont les institutrices ont fait des Françaises, des Suissesses, des Anglaises, des Allemandes, mais qui s’appellent encore Kadidjé, ou Chéref, ou Fatma, ou Aïché, et qu’aucun homme n’a jamais aperçues.
« Je puis à présent me permettre de descendre de mon trône, où j’ai paradé cinq ou six heures ; je puis même sortir de ce salon bleu, où sont groupées surtout les aïeules, les fanatiques et dédaigneuses 1320 à l’esprit sain et rigide sous les bandeaux à la vierge et le petit turban. J’ai envie plutôt de me mêler à la foule des jeunes, « déséquilibrées » comme moi, qui se pressent depuis un moment dans un salon voisin où l’orchestre joue.
« Un orchestre de cordes, accompagnant six chanteurs qui disent à tour de rôle des strophes de Zia-Pacha, d’Hafiz ou de Saâdi. Vous savez, André, ce qu’il y a de mélancolie ou de passion dans notre musique orientale ; d’ailleurs vous avez essayé de l’exprimer, bien que ce soit indicible… Les musiciens – des hommes – sont enveloppés hermétiquement d’un immense velum en soie de Damas : songez donc, quel scandale, si l’un d’eux allait nous apercevoir !… Et mes amies, quand j’arrive, viennent d’organiser une séance de « bonne aventure » chantée. (Un jeu qui se fait autour des orchestres, les soirs de mariage ; l’une dit : « La première chanson sera pour moi » ; l’autre dit : « Je prends la seconde ou la troisième », etc. Et chacune considère comme prophétiques pour soi-même les paroles de cette chanson-là.)
« – La mariée prend la cinquième, dis-je en entrant.
« Et, quand cette cinquième va commencer, toutes s’approchent, l’oreille tendue pour n’en rien perdre, se serrent contre le velum de soie, tirent dessus au risque de le faire tomber.
« Moi qui suis l’amour (dit alors la voix du chanteur invisible), mon geste est trop brûlant !
« Même si je ne fais que passer dans les âmes,
« Toute la vie ne suffit pas à fermer la blessure que j’y laisse.
« Je passe, mais la trace de mon pas reste éternellement.
« Moi qui suis l’amour, mon geste est trop brûlant…
« Comme elle est vibrante et belle, la voix de cet homme, que je sens tout proche, mais qui reste caché, et à qui je puis prêter l’aspect, le visage, les yeux qu’il me plaît… J’étais venue là pour essayer de m’amuser comme les autres : l’horoscope si souvent suggère quelque interprétation drôle, et on l’accueille par des rires, malgré la beauté de sa forme. Mais cette fois sans doute l’homme a trop bien et trop passionnément chanté. Les jeunes femmes ne rient pas, – non, aucune d’elles, – et me regardent. Quant à moi, il ne me semble plus, comme j’en avais le sentiment ce matin, que l’on ensevelit aujourd’hui ma jeunesse. Non, d’une façon ou d’une autre, je me séparerai de cet homme, à qui on me livre, et je vivrai ma vie ailleurs, je ne sais où, et je rencontrerai « l’amour au geste trop brûlant… » Alors tout me paraît transfiguré, dans ce salon où je ne vois plus les compagnes qui m’entourent ; toutes ces fleurs, dans les grands vases, répandent soudainement des parfums dont je suis grisée, et les lustres de cristal rayonnent comme des astres. Est-ce de fatigue ou d’extase, je ne sais plus ; mais ma tête tourne. Je ne vois plus personne, ni ce qui se passe autour de moi ; et tout m’est égal, parce que je sens à présent qu’un jour, sur la route de ma vie, je trouverai l’amour, et tant pis si j’en meurs !…
« Un moment après, un moment ou longtemps, je ne sais pas, ma cousine Djavidé, celle qui a ce matin « frappé » son bonheur sur ma tête, s’avance vers moi :
« – Mais tu es toute seule ! Les autres sont descendues pour le souper et elles attendent. Que peux-tu bien faire de si absorbant ?
« C’est pourtant vrai, que je suis seule, et le salon vide… Parties, les autres ?… Et quand donc ?… Je ne m’en suis pas aperçue.
« Djavidé est accompagnée du nègre qui doit porter ma traîne et crier sur mon passage : « Destour ! » pour faire écarter la foule. Elle prend mon bras, et, tandis que nous descendons l’escalier, me demande tout bas :
« – Je t’en prie, ma chérie, dis-moi la vérité. À qui pensais-tu, quand je suis montée ?
« – À André Lhéry.
« – À André Lhéry !… Non !… Tu es folle, ou tu t’amuses de moi… À André Lhéry ! Alors c’était vrai, ce qu’on m’avait conté de ta fantaisie… (Elle riait maintenant, tout à fait rassurée.) – Enfin, avec celui-là, au moins, on est sûr qu’il n’y a pas de rencontre à craindre… Mais moi, à ta place, je rêverais mieux encore : ainsi, tiens, je me suis laissé dire que dans la lune on trouvait des hommes charmants… Il faudra creuser cette idée, ma chérie ; un Lunois, tant qu’à faire, il me semble que, pour une petite maboul comme toi, ce serait plus indiqué.
« Nous avons une vingtaine de marches à descendre, très regardées par celles qui nous attendent au bas de l’escalier : nos queues de robe, l’une blanche, et l’autre mauve, réunies à présent entre les mains gantées de ce singe. Par bonheur, son Lunois, à ma chère Djavidé, son Lunois si imprévu me fait rire comme elle, et nous voici toutes deux avec la figure qu’il faut, pour notre entrée dans les salles du souper.
« Sur ma prière, il y a tablée à part pour les jeunes ; autour de la mariée, une cinquantaine de convives au-dessous de vingt-cinq ans, et presque toutes jolies. Sur ma prière aussi, la nappe est couverte de roses blanches, sans tiges ni feuillage, posées à se toucher. Vous savez, André, que de nos jours, on ne dresse plus le couvert à la turque ; donc, argenterie française, porcelaine de Sèvres et verrerie de Bohême, le tout marqué à mon nouveau chiffre ; notre vieux faste oriental, à ce dîner de mariage, ne se retrouve plus guère que dans la profusion des candélabres d’argent, tous pareils, qui sont rangés en guirlande autour de la table, se touchant comme les roses. Il se retrouve aussi, j’oubliais, dans la quantité d’esclaves qui nous servent, cinquante pour le moins, rien que pour notre salle des jeunes, toutes Circassiennes, admirablement stylées, et si agréables à regarder : des beautés blondes et tranquilles, évoluant avec une sorte de majesté native, comme des princesses !
« Parmi les jeunes Turques assises à ma table, – presque toutes d’une taille moyenne, d’une grâce frêle, avec des yeux bruns, – les quelques dames du palais impérial qui sont venues, les « Saraylis », se distinguent par leur stature de déesse, leurs admirables épaules et leurs yeux couleur de mer : des Circassiennes encore, celles-ci, des Circassiennes de la montagne ou des champs, filles de laboureur ou de berger, achetées toutes petites pour leur beauté, ayant fait leurs années d’esclavage dans quelque sérail, et puis d’un coup de baguette devenues grandes dames avec une grâce stupéfiante, pour avoir épousé tel chambellan ou tel autre seigneur. Elles ont des regards de pitié, les belles Saraylis, pour les petites citadines au corps fragile, aux yeux cernés, au teint de cire, qu’elles nomment les « dégénérées » ; c’est leur rôle, à elles et à leurs milliers de sœurs que l’on vient vendre ici tous les ans, leur rôle d’apporter, dans la vieille cité fatiguée, le trésor de leur sang pur.
« Grande gaieté parmi les convives. On parle et on rit de tout. Un souper de mariage, pour nous autres Turques, est toujours une occasion d’oublier, de se détendre et de s’étourdir. D’ailleurs, André, nous sommes foncièrement gaies, je vous assure ; sitôt qu’un rien nous détourne de nos contraintes, de nos humiliations quotidiennes, de nos souffrances, nous nous jetons volontiers dans l’enfantillage et le fou rire. – On m’a conté qu’il en était de même dans les cloîtres d’Occident, les religieuses les plus murées s’y amusant parfois entre elles à des plaisanteries d’école primaire. – Et une Française de l’ambassade, sur le point de retourner à Paris, me disait un jour :
« – C’est fini, jamais plus je ne rirai d’aussi bon cœur, ni aussi innocemment du reste, que dans vos harems de Constantinople.
« Le repas ayant pris fin, sur un toast au champagne en l’honneur de la mariée, les jeunes femmes assises à ma table proposent de laisser reposer l’orchestre turc et de faire de la musique européenne. Presque toutes sont d’habiles exécutantes, et il s’en trouve de merveilleuses ; leurs doigts, qui ont eu tant de loisirs pour s’exercer, arrivent le plus souvent à la perfection impeccable. Beethoven, Grieg, Liszt ou Chopin leur sont familiers. Et, pour le chant, c’est Wagner, Saint-Saëns, Holmès ou même Chaminade.
« Hélas ! je suis obligée de répondre, en rougissant, qu’il n’y a point de piano dans ma demeure. Stupéfaction alors parmi mes invitées, et on me regarde avec un air de dire : « Pauvre petite ! Faut-il qu’on soit assez 1320, chez son mari !… Eh bien ! ça promet d’être réjouissant, l’existence dans cette maison ! »
« Onze heures. On entend piaffer, sur les pavés dangereux, les chevaux des magnifiques équipages, et la vieille rue montante est toute pleine de nègres en livrée qui tiennent des lanternes. Les invitées remettent leurs voiles, s’apprêtent à partir. L’heure est même bien tardive pour des musulmanes, et sans la circonstance exceptionnelle d’un grand mariage, elles ne seraient point dehors. Elles commencent à prendre congé, et la mariée, debout indéfiniment, doit saluer et remercier chaque dame qui « a daigné assister à cette humble réunion ». Quand ma grand-mère, à son tour, s’avance pour me dire adieu, son air satisfait exprime clairement : « Enfin nous avons marié cette capricieuse ! Quelle bonne affaire ! »
« On s’en va, on me laisse seule, dans ma prison nouvelle ; plus rien pour m’étourdir ; me voici toute au sentiment que l’irrémédiable s’accomplit.
« Zeyneb et Mélek, mes bien-aimées petites sœurs, restées les dernières, s’approchent maintenant pour m’embrasser ; nous n’osons pas échanger un regard, par crainte des larmes. Elles s’en vont, elles aussi, laissant retomber les voiles sur leur visage. C’est fini ; je me sens descendue au fond d’un abîme de solitude et d’inconnu… Mais, ce soir, j’ai la volonté d’en sortir ; plus vivante que ce matin, je suis prête à la lutte, car j’ai entendu l’appel de « l’amour au geste trop brûlant… »
« On vient m’informer alors que le jeune bey, mon époux, en haut, dans le salon bleu, attend depuis quelques minutes le plaisir de causer avec moi. (Il arrive de Khassim-Pacha, de chez mon père, où il y avait un dîner d’hommes.) Eh bien ! moi aussi, il me tarde de le revoir et de l’affronter. Et je vais à lui le sourire aux lèvres, tout armée de ruse, décidée à l’étonner d’abord, à l’éblouir, mais l’âme emplie de haine et de projets de vengeance… »
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Un frou-frou de soie derrière elle, tout près, la fit tressaillir : sa belle-mère, arrivée à pas veloutés de vieille chatte ! Heureusement elle ne lisait point le français, celle-ci, étant tout à fait vieux jeu, et, de plus, elle avait oublié son face-à-main.
– Eh bien ! chère petite, c’est trop écrire, ça !… Depuis tantôt trois heures, assise à votre bureau !… C’est que je suis déjà venue souvent, moi, sur la pointe du pied !… Voilà notre Hamdi qui va rentrer d’Yldiz, et vous aurez vos jolis yeux tout fatigués pour le recevoir… Allons, allons ! reposez-vous un peu. Serrez-moi ces papiers jusqu’à demain…
Pour serrer les papiers, elle ne se fit point prier, – vite les serrer à clef dans un tiroir, – car une autre personne venait d’apparaître à la porte du salon, une qui lisait le français et qui avait le regard perçant : la belle Durdané (Grain de perle), cousine d’Hamdi-Bey, récemment divorcée, et en visite dans la maison depuis avant-hier. Des yeux au henneh, des cheveux au henneh, un trop joli visage, avec un mauvais sourire. En elle, la petite mariée avait déjà pressenti une perfide. Inutile de lui recommander, à celle-là, de soigner son aspect pour l’arrivée d’Hamdi, car elle était la coquetterie même, devant son beau cousin surtout.
– Tenez, ma chère petite, reprit la vieille dame, en présentant un écrin fané, je vous ai apporté une parure de ma jeunesse ; comme elle est orientale, vous ne pourrez pas dire qu’elle est démodée, et elle fera si bien sur votre robe d’aujourd’hui !
C’était un collier ancien, qu’elle lui passa au cou ; des émeraudes, dont le vert en effet s’harmonisait délicieusement avec le rose du costume :
– Oh ! ça vous va, ma chère enfant, ça vous va, c’est à ravir !… Notre Hamdi, qui s’y entend si bien aux couleurs, vous trouvera irrésistible ce soir !…
Elle-même y tenait, certainement, à ce que Hamdi la trouvât plaisante, car elle comptait sur son charme comme principal moyen de lutte et de revanche. Mais rien ne l’humiliait plus que cette manie qu’on avait de la parer du matin au soir : « Ma chère petite, relevez donc un peu cette gentille mèche, là, sur l’oreille ; notre Hamdi vous trouvera encore plus jolie… Ma chère petite, mettez donc cette rose-thé dans vos cheveux ; c’est la fleur que notre Hamdi préfère… » Tout le temps ainsi, traitée en odalisque, en poupée de luxe, pour le plus grand plaisir du maître !…
Une rougeur aux joues, elle avait remercié à peine de ce collier d’émeraudes, quand un nègre de service vint dire que le bey était en vue, qu’il arrivait à cheval et tournait l’angle de la plus proche mosquée. La vieille dame aussitôt se leva :
– Il n’est que temps de battre en retraite, Durdané, nous autres. Ne gênons pas les nouveaux mariés, ma chère…
Elles prirent la fuite comme deux Cendrillons, et Durdané, se retournant sur le seuil, avant de disparaître, envoya pour adieu son méchant sourire agressif.
La petite mariée alors s’approcha d’un miroir… L’autre jour, elle était entrée chez son mari aussi blanche que sa robe à traîne, aussi pure que l’eau de ses diamants ; pendant sa vie antérieure, toute consacrée à l’étude, loin du contact des jeunes hommes, jamais une image sensuelle n’avait seulement traversé son imagination. Mais les câlineries de plus en plus enlaçantes de ce Hamdi, la senteur saine de son corps, la fumée de ses cigarettes, commençaient, malgré elle, de lui insinuer en pleine chair un trouble que jamais elle n’aurait soupçonné…
Dans l’escalier, le cliquetis d’un sabre de cavalerie, il arrivait, il était tout près !… Et elle savait imminente l’heure où s’accomplirait, entre leurs deux êtres, cette communion intime, qu’elle ne se représentait du reste qu’imparfaitement… Or, voici qu’elle sentait pour la première fois un désir inavoué de sa présence, – et la honte de désirer quelque chose de cet homme lui faisait monter dans l’âme une poussée nouvelle de révolte et de haine…