Cette longue lettre fut mystérieusement apportée chez André Lhéry le lendemain soir.
« Hier, vous nous avez dit que vous ne connaissiez pas la femme turque de nos jours, et nous nous en doutions bien, car qui donc la connaîtrait, quand elle-même s’ignore ?
« D’ailleurs, quels sont les étrangers qui auraient pu pénétrer le mystère de son âme ? Elle leur livrerait plus aisément celui de son visage. Quant aux femmes étrangères, quelques-unes, il est vrai, sont entrées chez nous : mais elles n’ont vu que nos salons, aujourd’hui à la mode d’Europe ; le côté extérieur de notre vie.
« Eh bien ! voulez-vous que nous vous aidions, vous, à nous déchiffrer, si le déchiffrage est possible ? Nous savons, à présent que l’épreuve est faite, que nous pouvons être amis ; car c’était une épreuve : nous voulions nous assurer s’il y avait autre chose que du talent derrière vos phrases ciselées… Nous sommes-nous donc trompées en nous imaginant qu’au moment de vous éloigner de ces fantômes noirs en danger, quelque chose s’est ému en vous ? curiosité, déception, pitié peut-être ; mais ce n’était pas l’indifférence laissée par une rencontre banale.
« Et puis surtout vous avez bien senti, nous en sommes sûres, que ces paquets sans forme ni grâce n’étaient point des femmes, ainsi que nous vous le disions nous-mêmes, mais des âmes, une âme : celle de la musulmane nouvelle, dont l’intelligence s’est affranchie, et qui souffre, mais en aimant la souffrance libératrice, et qui est venue vers nous, son ami d’hier.
« Maintenant, pour devenir son ami de demain, il vous faut apprendre à voir autre chose en elle qu’un joli amusement de voyage, une jolie figure marquant une étape enchantée de votre vie d’artiste. Qu’elle ne soit pas plus maintenant pour vous l’enfant sur qui vous vous êtes penché, ni l’amante aisément heureuse par l’aumône de votre tendresse. Vous devrez, si vous tenez à ce qu’elle vous aime, recueillir les premières vibrations de son âme qui s’éveille enfin.
« Votre « Medjé » est au cimetière. Merci en son nom, et au nom de toutes, pour les fleurs jetées par vous sur la tombe de la petite esclave. En ces jours de votre jeunesse, vous avez cueilli le bonheur sans effort, là où il était à portée de votre main. Mais la petite Circassienne, que l’entraînement jeta dans vos bras, ne se retrouve plus, et le temps est venu où, pour la musulmane même, l’amour d’instinct et l’amour d’obéissance ont cédé la place à l’amour de choix.
« Et le temps aussi est venu pour vous de chercher et de décrire dans l’amour autre chose que le côté pittoresque et sensuel. Essayez, par exemple, d’extérioriser aujourd’hui votre cœur jusqu’à lui faire sentir l’amertume de cette souffrance suprême qui est la nôtre : ne pouvoir aimer qu’un rêve.
« Car, toutes, nous sommes condamnées à n’aimer que cela.
« On nous marie, vous savez de quelle manière ?… Et pourtant ce semblant de ménage à l’européenne, installé depuis une génération dans nos demeures occidentalisées, là ou régnaient jadis les divans de satin et les odalisques, représente déjà un progrès qui nous flatte, – bien que ce soit encore très fragile, un tel ménage, à toute heure menacé par le caprice d’un époux changeant, qui peut le briser ou bien y introduire une étrangère. – Donc, on nous marie sans notre aveu, comme des brebis ou des pouliches. Souvent, il est vrai, l’homme que le hasard ainsi nous procure est doux et bon ; mais nous ne l’avons pas choisi. Nous nous attachons à lui, avec le temps, mais cette affection n’est pas de l’amour ; alors des sentiments naissent en nous, qui s’envolent et vont se poser parfois bien loin, à jamais ignorés de tous excepté de nous-mêmes. Nous aimons ; mais nous aimons, avec notre âme, une autre âme ; notre pensée s’attache à une autre pensée, notre cœur s’asservit à un autre cœur. Et cet amour reste à l’état de rêve, parce que nous sommes honnêtes, et surtout parce qu’il nous est trop cher, ce rêve-là, parce que nous risquions de le perdre en essayant de le réaliser. Et cet amour reste innocent, comme notre promenade d’hier à Pacha-Bagtché, quand il ventait si fort.
« Voilà le secret de l’âme de la musulmane, en Turquie, l’année 1322 de l’hégire. Notre éducation actuelle a amené ce dédoublement de notre être.
« Plus extravagante que notre rencontre va vous sembler cette déclaration… Nous nous amusions à l’avance de ce qu’allait être votre surprise. D’abord vous avez cru que l’on vous mystifiait. Ensuite vous êtes venu, encore indécis, tenté de croire à une aventure, l’espérant peut-être ; vaguement vous vous attendiez à trouver une Zahidé escortée d’esclaves complaisants, curieuse de voir de près un auteur célèbre, et pas trop rétive à lever son voile.
« Et vous avez rencontré des âmes.
« Et ces âmes seront vos amies, si vous savez être le leur.
« Signé : ZAHIDÉ, NÉCHÉDIL ET IKBAL. »