Ils se rencontrèrent beaucoup, pendant toute cette délicieuse fin de l’été. Aux Eaux-Douces d’Asie, chaque semaine au moins une fois, leurs caïques se frôlèrent, eux ne bronchant point, Zeyneb et Mélek, dont les traits se voyaient un peu, osant à peine sourire à travers leurs gazes noires. À Stamboul, chez la bonne nourrice, ils se revirent aussi ; elles étaient plus libres au Bosphore que dans leurs grandes maisons d’hiver à Khassim-Pacha, trouvaient mille prétextes pour venir en ville et semaient leurs esclaves en route ; il est vrai, chaque entrevue nouvelle nécessitait des tissus d’audaces et de ruses, qui toujours paraissaient près de se rompre et de changer en drame l’innocente aventure, mais qui toujours finissaient par réussir miraculeusement. Et le succès leur donnait plus d’assurance, leur faisait imaginer de plus téméraires entreprises. « Vous pourriez raconter cela dans le monde, à Constantinople, s’amusaient-elles à lui dire, personne ne vous croirait. »
Dans la petite maison de Stamboul, quand ils étaient ensemble, à causer comme de vieux amis, il arrivait maintenant que Zeyneb et Mélek relevaient leur voile, montraient l’ovale entier de leur visage, les cheveux seuls restant cachés sous la mante noire, et ainsi elles ressemblaient à des petites nonnains, toutes jeunes et élégantes. Djénane seule ne transigeait point ; rien ne pouvait se deviner de ses traits, aussi funèbrement enveloppés de noir que le premier jour, et, lui, tremblait d’en faire la remarque, prévoyant quelque réponse absolue qui enlèverait toute espérance de jamais connaître ses yeux.
Il osait aller quelquefois, le soir, après entente avec elles, les écouter faire de la musique, par ces nuits immobiles et perfides du Bosphore, qui n’ont pas un souffle, qui sont tièdes, enjôleuses, mais vous imprègnent tout de suite d’une pénétrante rosée froide. Presque chaque jour, l’été, le courant d’air violent de la Mer Noire passe dans ce détroit et le blanchit d’écume ; mais il ne manque jamais de s’apaiser au coucher du soleil, comme si on fermait soudain les écluses du vent ; dès le crépuscule, rien n’agite plus les arbres sur les rives, tout s’immobilise et se recueille ; la surface de la mer devient un miroir sans rides, pour les étoiles, pour la lune, pour les mille lumières des maisons ou des palais ; une langueur orientale se répand, avec l’obscurité, sur ces bords extrêmes de l’Europe et de l’Asie qui se regardent, et l’humidité continuelle de ces parages enveloppe les choses d’une buée qui les harmonise et les grandit, les choses proches comme les choses lointaines, les montagnes, les bois, les mosquées, les villages turcs et les villages grecs, les petites baies asiatiques plus silencieuses que celles de la côte européenne et plus figées chaque soir dans leur calme absolu.
Entre Thérapia, où André habitait, et le yali de ses trois amies, il fallait, à l’aviron, presque une demi-heure.
La première fois, il avait pris son caïque, et c’était toujours un enchantement de circuler, la nuit, en cet équipage, de s’en aller ainsi presque à toucher l’eau même, et comme étendu sur ce beau miroir bleu pâle et argent que devenait la surface apaisée. La rive d’Europe, à mesure qu’on s’en éloignait, reprenait, elle aussi, du mystère et de la paix ; tous ses feux traçaient sur le Bosphore d’innombrables petites raies lumineuses qui avaient l’air de descendre jusqu’aux profondeurs d’en dessous ; ses musiques d’Orient dans les petits cafés en plein air, les vocalises étranges de ses chanteurs continuaient de vous suivre, portées et embellies par les sonorités de la mer ; même les affreux orchestres de Thérapia s’adoucissaient dans le lointain et dans la magie nocturne, jusqu’à être agréables à entendre. Et, là-bas en face, il y avait cette rive d’Asie, vers laquelle on se rendait, si voluptueusement couché ; ses fouillis d’épaisse verdure, ses collines tapissées d’arbres faisaient des masses noires, qui paraissaient démesurément grandes au-dessus de leurs reflets renversés ; quant à ses lumières, plus discrètes et plus rares, elles étaient projetées par des fenêtres garnies de grillages, derrière lesquels on devinait la présence des femmes qu’il ne faut pas voir.
Cette fois-là, en caïque, André n’osa pas s’arrêter sous les fenêtres éclairées de ses amies, et il passa son chemin. Ses rameurs, dont les broderies du reste brillaient trop à la lune, et pouvaient éveiller le soupçon de quelque nègre aux aguets sur la rive, ses rameurs étaient des Turcs, et, malgré leur dévouement, capables de le trahir, dans leur indignation, s’ils avaient flairé la moindre connivence entre leur maître européen et les femmes de ce harem.
Il revint les autres soirs dans la plus humble de ces barques de pêche qui se répandent par milliers toutes les nuits sur le Bosphore. Ainsi il put longuement s’arrêter, en faisant mine de tendre des filets ; il écouta Zeyneb qui chantait, accompagnée au piano par Mélek ou Djénane ; il connut sa jeune voix chaude. Une voix si belle et si naturellement posée, surtout en ses notes graves, – et où l’on sentait par instants une imperceptible fêlure, qui la rendait peut-être plus prenante encore, en la marquant pour bientôt mourir.
Vers la mi-septembre, ils osèrent une chose inouïe : gravir ensemble une colline toute rose de bruyères et se promener dans un bois. Cela se fit sans encombre au-dessus de Béicos, le point de la côte d’Asie qui est en face de Thérapia et qu’André avait adopté pour y venir chaque soir, au déclin du soleil. Comment dire le charme de ce Béicos, qui fit plus tard un de leurs lieux de rendez-vous les plus chers et les moins troublés par la crainte… De Thérapia, si niaisement agité avec ses prétentions mondaines, on arrive là, par contraste, dans le silence ombreux des grands arbres, dans la paix réfléchie du temps passé. Un petit débarcadère aux vieilles dalles blanches, et tout de suite on trouve une plaine édénique, sous des platanes de quatre cents ans, qui n’ont plus l’air d’appartenir à nos climats, tant ils ont pris avec les siècles des formes de baobab ou de banian indien. C’est une plaine parfaitement unie, qui est veloutée en automne d’une herbe plus fine que celle des pelouses dans nos jardins les mieux soignés, une plaine qui a l’air d’avoir été créée exprès pour les promenades de méditation et de sage mélancolie ; elle a juste la grandeur qu’il faut (une demi-lieu à peine) pour rester intime, sans que l’on s’y sente prisonnier ; elle est close de tous côtés par des collines solitaires, couvertes de bois, – et les Turcs, frappés de son charme unique, l’ont nommée « la Vallée-du-Grand-Seigneur ». On ne s’y doute point que le Bosphore est là tout près, avec son va-et-vient qui dérangeait le recueillement ; les collines vous le cachent. On y est isolé de tout, et on n’y entend aucun bruit, si ce n’est, à la tombée du soir, les chalumeaux des berges qui rassemblent leurs chèvres, dans les montagnes alentour. Les majestueux platanes, qui étendent sur la terre leurs racines comme d’énormes serpents, forment à l’entrée de cette plaine une sorte de bois sacré ; mais, plus loin, ils s’espacent, puis se rangent en allée, pour laisser libres les grandes pelouses où se promènent lentement, le soir, les musulmanes au voile blanc. Il y a aussi un ruisseau qui coule dans cette Vallée-du-Grand-Seigneur, un ruisseau frais, habité par des tortues ; des petits ponts en planches le traversent ; sur ses bords, à l’ombre de quelques vieux arbres, les marchands de café turc s’installent pour l’été dans des cabanes, et c’est là que les hommes prennent place pour fumer leur narguilé, le vendredi surtout, en regardant de loin les femmes voilées qui vont et viennent sur cette prairie des longs rêves. Elles marchent par groupes de trois, de quatre, de dix, ces femmes, un peu clairsemées là, un peu perdues, car ces pelouses déploient pour elles de très vastes tapis. Elles ont des vêtements tout d’une pièce et tout d’une couleur, – souvent des soies de Damas roses ou bleues, lamées d’or, – qui tombent en plis à l’antique, et des mousselines blanches enveloppent toutes les têtes ; ces costumes, au milieu de ce site très particulier, et cette quiétude charmée qu’elles ont dans l’allure, font songer, quand approche le crépuscule, aux Ombres bienheureuses du paganisme se promenant dans les Champs Élyséens…
André était un des fidèles habitués de la Vallée-du-Grand-Seigneur ; il y vivait presque journellement, depuis qu’il était censé résider à Thérapia.
À l’heure fixée il avait débarqué là sous les platanes-baobabs, en compagnie de Jean Renaud, chargé encore de faire le guet et s’amusant toujours de ce rôle. Ses domestiques musulmans, impossibles en pareille circonstance, il les avait laissés sur la rive d’Europe, pour n’amener qu’un fidèle serviteur français qui lui apportait comme d’habitude un fez turc dans un sac de voyage. Depuis ses intimités nouvelles, il était coutumier de ces changements de coiffure qui avaient jusqu’ici conjuré le danger, et qui se faisaient n’importe où, dans un fiacre, dans une barque, ou simplement au milieu d’une rue déserte.
Il les vit arriver toutes les trois en talika, puis mettre pied à terre ; et, comme des petites personnes qui vont innocemment se promener, elles prirent à travers la plaine, qui déjà, par places, devenait violette sous la floraison des colchiques d’automne. Zeyneb et Mélek portaient le yeldirmé léger que l’on tolère à la campagne et le voile de gaze blanche qui laisse paraître les yeux ; Djénane seule avait gardé le tcharchaf noir des citadines, pour continuer d’être strictement invisible.
Quand elles s’engagèrent dans certain sentier, convenu entre eux, un sentier qui grimpe vers la montagne, il les rejoignit, présenta Jean Renaud, – à qui elles avaient désiré toucher le bout des doigts pour s’excuser d’avoir préparé sa mort, – et qui fut envoyé en avant comme éclaireur. Par l’exquise soirée qu’il faisait, ils montèrent gaiement au milieu des châtaigniers et des chênes ; l’herbe autour d’eux était pleine de scabieuses. Bientôt ce fut la région des bruyères, et les dessous de tous ces bois en devinrent entièrement roses. Et puis les lointains peu à peu se découvrirent. De ce côté-ci du Bosphore, le côté asiatique, c’étaient des forêts et des forêts : à perte de vue, sur les collines et les montagnes, s’étendait ce superbe et sauvage manteau vert, qui abrite encore ses brigands et ses ours. Ensuite ce fut la Mer Noire, qui tout à coup se déploya infinie sous leurs pieds ; d’un bleu plus décoloré et plus septentrional que celui de la Marmara pourtant si voisine, elle paraissait aujourd’hui doucereusement tranquille et pensive, au soleil de ces derniers beaux jours d’été, comme si elle méditait déjà ses continuelles fureurs et son tapage de l’hiver, pour quand recommencerait à se lever le terrible vent de Russie.
Le but de leur promenade était une vieille mosquée des bois, lieu de pèlerinage demi-abandonné, sur un plateau dominant cette mer des tempêtes, et battu en plein par les souffles du Nord. Il y avait là, dans une maison croulante, un petit café bien pauvre, tenu par un bonhomme tout blanc. Ils s’assirent devant la porte, pour regarder dormir au-dessous d’eux cette immensité pâle. Les quelques arbres, ici, se penchaient échevelés, tous dans la même direction, ayant cédé à la longue sous l’effort continu des mêmes rafales du large. L’air était vif et pur.
Ils ne causèrent point du livre, ni de rien de précis. Il n’y avait aujourd’hui que Zeyneb qui fût un peu grave ; Djénane et Mélek étaient toutes à la griserie de cette promenade en fraude, toutes à la contemplation de cette âpre magnificence des montagnes et des falaises qui dévalaient sous leurs pieds jusqu’à la mer. Pour être seules ici avec André, les petites révoltées avaient dû semer dans les villages de la route deux nègres et autant de négresses dont elles payaient le silence ; mais leurs audaces, qui jusqu’ici réussissaient toujours, ne les gênaient plus du tout. Et le bonhomme à barbe blanche leur servit du café dans ses vieilles tasses bleues, là, dehors, devant la triste Mer Noire, ne doutant point d’avoir affaire à un bey authentique, en pèlerinage avec les dames de son harem.
Cependant l’air ici devenait très frais, après la chaleur de la vallée, et Zeyneb fut prise d’une petite toux qu’elle cherchait à dissimuler, mais qui disait la même chose sinistre que la fêlure encore si légère de sa jolie voix. Au regard échangé entre les deux autres, André comprit qu’il y avait là un sujet d’anxiété déjà ancien ; elles voulurent resserrer les plis du costume sur la frêle poitrine, mais la malade, ou la seulement menacée, haussa les épaules :
– Laissez donc, dit-elle, du ton de la plus tranquille indifférence. Eh ! mon Dieu, qu’est-ce que cela peut faire ?
Cette Zeyneb était la seule du trio qu’André croyait un peu connaître : une désenchantée dans les deux sens de ce mot-la, une découragée de la vie, ne désirant plus rien, n’attendant plus rien, mais résignée avec une douceur inaltérable ; une créature toute de lassitude et de tendresse ; exactement l’âme indiquée par son délicieux visage, si régulier, et par ses yeux qui souriaient avec désespérance. Mélek au contraire, qui semblait pourtant avoir un bon petit cœur, ne cessait de se montrer fantasque à l’excès, violente, et puis enfant, capable de se moquer, de rire de tout. Quant à Djénane, la plus exquise des trois, combien elle restait mystérieuse, sous son éternel voile noir, si compliquée, si frottée de toutes les littératures : avec cela, inégale, à la fois soumise et altière, n’hésitant pas, par moments, à se livrer avec une confiance presque déconcertante, et puis rentrant aussitôt après dans sa tour d’ivoire pour y redevenir encore plus lointaine.
« Celle-là, songeait André, je ne démêle ni ce qu’elle me veut, ni pourquoi elle m’est déjà chère ; on dirait parfois qu’il y ait entre nous des ressouvenirs en commun d’on ne sait quel passé… Je ne commencerai à la déchiffrer que le jour où j’aurai vu enfin quels yeux elle peut bien avoir ; mais j’ai peur qu’elle ne me les montre jamais. »
Il fallut redescendre de bonne heure vers la plaine de Béicos pour leur laisser le temps de rassembler leurs esclaves et de rentrer avant la nuit. Ils se replongèrent donc bientôt dans les sentiers du bois, et elles voulurent qu’André leur donnât lui-même à chacune un brin de ces bruyères qui faisaient la montagne toute rose ; c’était pour le mettre à leur corsage ce soir, par bravade enfantine, pendant le dîner en compagnie des aïeules et des vieux ondes rigides.
En arrivant à la plaine, il les quitta par prudence, mais les suivit des yeux, marchant un peu loin derrière elles. Peu de monde aujourd’hui, dans cette Vallée-du-Grand-Seigneur où le soleil prenait déjà ses nuances dorées du soir ; seulement quelques femmes, la tête voilée de blanc, assises par terre, en groupes espacés dans le lointain. Elles s’en allaient, les trois petites audacieuses, d’un pas harmonieux et lent, Zeyneb et Mélek drapées de soies à peine teintées, presque blanches, marchant de chaque côté de Djénane toujours en élégie noire ; leurs vêtements traînaient sur la pelouse exquise, sur l’herbe courte et fine, froissant les fleurs violettes des colchiques, promenant les feuilles jaune d’or tombées déjà des platanes. Elles ressemblaient bien à trois ombres élyséennes, traversant la vallée du grand repos ; celle du milieu, celle en deuil étant sans doute une ombre encore inconsolée de l’amour terrestre…
Il les perdit de vue quand elles arrivèrent sous les grands platanes, dans le bois sacré qui est à l’autre bout de cette plaine fermée. Le soleil descendait derrière les collines, disparaissait lentement de cet éden ; le ciel prenait sa limpidité verte des beaux soirs d’été et les tout petits nuages, qui le traversaient en queues de chat, ressemblaient à des flammes orangées. Les autres ombres heureuses qui étaient restées longtemps assises, çà et là, sur l’herbe fleurie de colchiques, se levaient toutes pour s’en aller aussi, mais bien doucement comme il sied à des ombres. Les flûtes des bergers dans le lointain commençaient leur musiquette du temps passé pour faire rentrer les chèvres. Et tout ce lieu se préparait à devenir infiniment solitaire, au pied de ces grands bois, sous une nuit d’étoiles.
André Lhéry se dirigea à regret vers le Bosphore, qui apparut bientôt, comme une nappe d’argent rose, entre les silhouettes déjà noires des platanes géants du rivage. À ses rameurs, il recommanda de ne point se presser : il regagnait sans aucune avidité la côte d’Europe, Thérapia où les grands hôtels allumaient leurs feux électriques et accordaient (ou à peu près), pour la soirée dite élégante, leurs orchestres de foire.