Toutefois des jours de calme apparent leur étaient réservés encore.
Il est vrai, juillet passa sans qu’il leur fût possible de se revoir, même de loin, aux Eaux-Douces, – juillet qui est à Constantinople une saison de grand vent et d’orages, une période pendant laquelle le Bosphore, du matin au soir, se couvre d’écume blanche. Ce mois-là, c’est à peine si Djénane put lui écrire, tant elle était surveillée par une vieille tante revêche, venue d’Erivan pour faire une visite interminable, et qui ne supporterait pas de sortir en caïque si l’eau n’était lisse comme un miroir.
Mais la dame, qu’André et ses trois amies appelaient « Peste Hanum », déguerpit au commencement d’août, et le reste de l’été, de leur dernier été, ne cessa plus d’être si beau ! Août, septembre et octobre, c’est au Bosphore la saison délicieuse, où le ciel a des limpidités édéniques, où les jours déclinent, se recueillent et s’apaisent, mais en gardant la splendeur.
Ils redevinrent les habitués des Eaux-Douces d’Asie, et arrangèrent des entrevues à Stamboul dans la maisonnette de Sultan-Selim. Extérieurement, tout se retrouvait pour eux comme pendant l’été de 1904, même le voile noir baissé à demeure sur le visage de Djénane ; mais il y avait dans leurs âmes des sentiments nouveaux, des sentiments encore inexprimés, dont on n’était pas tout à fait certain, et qui cependant amenaient parfois au milieu de leurs causeries des silences trop lourds.
Et puis, l’année précédente ils se disaient : « Nous avons un autre été en réserve devant nous. » Tandis que maintenant tout allait finir, puisque André quittait la Turquie en novembre ; et constamment ils pensaient à cette séparation prochaine, qui leur apparaissait comme aussi définitive qu’une mise au tombeau. Étant de vieux amis, ils avaient déjà des souvenirs en commun, et ils formaient des projets pour recommencer avant l’inexorable fin, des choses d’antan, promenades ou pèlerinages faits naguère à eux quatre : « Il faudrait tâcher de revoir ensemble, encore une fois dans la vie, notre petite forêt vierge de l’automne passé, à Béicos… La tombe de Nedjibé, il faudrait y retourner une suprême fois, nous tous… »
Pour André, qui cette année-là éprouvait la petite mort chaque fois que changeait le nom du mois, le matin du 1er septembre marqua un grand échelon franchi, dans cette descente de la vie qui s’accélérait comme une chute. Il lui parut que, depuis la veille, l’air avait soudainement pris sa limpidité et sa fraîcheur de l’automne, et qu’il était plus sonore aussi, comme cela arrive d’habitude à l’arrière-saison ; mieux qu’hier on entendait les trompettes turques, au timbre grave, qui sonnaient en face, sur la côte d’Asie où les soldats ont un poste, à l’ombre des platanes de Béicos. L’été s’enfuyait décidément, et ils songea, avec un frisson, que les colchiques violets allaient commencer de fleurir parmi des feuilles mortes, dans la Vallée-du-Grand-Seigneur.
Cependant combien tout était radieux ce matin, et quel calme inaltéré sur le Bosphore ! Pas un souffle, et, à mesure que montait le soleil, une tiédeur délicieuse. Sur l’eau passait maintenant une longue caravane de navires voiliers, remorqués par un bateau à vapeur ; navires turcs d’autrefois, avec des châteaux-d’arrière aux peinturlures archaïques, navires comme on n’en voit plus qu’en ces parages ; toute toile serrée, ils s’en allaient docilement ensemble vers la Mer Noire, dont l’entrée s’apercevait là-bas entre deux plans d’abruptes montagnes, et qui semblait une mer si tranquille et inoffensive, pour qui ne l’eût point connue. Directement au-dessous de ses fenêtres, André regarda le petit quai ensoleillé, le long duquel de beaux caïques attendaient, entre autres le sien, qui ce soir le conduirait aux Eaux-Douces…
Les Eaux-Douces !… Encore cinq ou six fois à reparaître là, en Oriental, sur ce ruisseau bordé de verdure, où il exerçait comme une petite royauté éphémère et où les dames voilées reconnaissaient de loin la livrée de ses rameurs. Et beaucoup de jours encore à s’asseoir, au baisser du soleil, sous les platanes géants du Grand-Seigneur, à fumer là des narguilés au milieu d’une paix sans nom, tout en regardant la lente promenade des femmes, des « ombres heureuses », dans les lointains de la prairie élyséenne… Au moins trente ou trente-cinq jours d’été, un répit vraiment acceptable avant la grande fin, qui ne serait tout de même pas immédiate… Les collines d’Asie, ce matin-là, au-dessus de Béicos, étaient entièrement roses sous le floraison des bruyères, mais roses comme des rubans roses. Les maisonnettes des villages turcs qui s’avancent dans l’eau, les grands platanes verts aux branches desquels depuis trois cents ans les pêcheurs suspendent leurs filets, tout cela, et le ciel bleu, se regardait tranquillement dans la glace du Bosphore qui avait sa netteté des inaltérables beaux jours. Et ces choses ensemble paraissaient tellement confiantes dans la durée de l’été, et du calme, et de la vie, et de la jeunesse, qu’André une fois de plus s’y laissa prendre, oublia la date et ne sentit plus la menace des proches lendemains.
L’après-midi, il alla donc aux Eaux-Douces, où tout rayonnait dans une lumière idéale ; il y croisa ses trois amies, et cueillit d’autres regards de femmes voilées. Il en revint par un incomparable soir, en longeant la côte d’Asie : vieilles maisons muettes où l’on ne sait jamais quel drame se passe ; vieux jardins secrets sous des retombées de verdure ; vieux quais de marbre très gardés, où d’invisibles belles sont toujours assises les vendredis pour assister au retour des caïques. Entraîné par la cadence vive de ses rameurs, il fendait l’air caressant et suave ; respirer était une ivresse. Il se sentait reposé, il avait conscience d’être jeune d’aspect à ce moment, et en lui s’éveillait la même ardeur à vivre qu’au temps de sa prime jeunesse, la même soif de jouir éperdument de tout ce qui passe. Son âme, qui le plus souvent n’était qu’un obscur abîme de lassitude, pouvait ainsi changer, sous le voluptueux enjôlement des choses extérieures, ou devant quelque fantasmagorie jouée pour ses yeux d’artiste, – changer, redevenir comme neuve, se sentir prête pour toute une suite d’aventures et d’amours.
Il ramenait dans son caïque Jean Renaud, qui lui confia avec des plaintes brûlantes sa peine d’être amoureux d’une belle dame des ambassades, très aimablement indifférente à son désir, et d’être amoureux en même temps de Djénane qu’il n’avait jamais vue, mais dont la silhouette et la voix troublaient son sommeil. Et André écoutait sans hausser les épaules de tels aveux, qui étaient bien dans le ton de cette soirée ; il se sentait au diapason avec ce jeune, et préoccupé uniquement des mêmes questions, tout le reste ne comptant plus. L’amour était partout dans l’air. Confidence pour confidence, il avait envie de lui crier, dans une sorte de triomphe : « Eh bien ! moi, tenez, je suis plus aimé que vous !… »
Ils continuèrent leur chemin sans plus se parler, chacun pour soi égoïstement plongé dans ses pensées que dominait l’amour ; et la splendeur d’un soir d’été sur le Bosphore magnifiait leur rêverie. Auprès d’eux, les quais interdits des vieilles demeures continuaient de défiler ; des femmes assises tout au bord les regardaient glisser, dans les rayons maintenant couleur de cuivre rouge, et ils s’amusaient en eux-mêmes de savoir que, pour les spectatrices voilées, leur passage, leur caïque avec ses nuances rares, devait faire bien, au milieu de cette apothéose du soleil couchant.