LIV

Alors Marie s’assit, brisée, anéantie, auprès du petit berceau où leur fils venait de se rendormir.

Par les fenêtres sans rideaux une lueur blanche commençait à entrer, une lueur pâle, pâle, qui donnait froid.

Encore un jour ! – dans la rue, on entendait ce bruit caractéristique des bas quartiers de Brest aux heures d’embauchée : des milliers de sabots de bois martelant les pavés de granit dur. Les ouvriers rentraient dans le port de guerre, s’arrêtant en chemin pour boire encore de l’eau-de-vie, dans des cabarets à peine ouverts qui mêlaient au jour naissant les lueurs sales de leurs petites lampes.

Marie restait là, immobile, percevant avec une espèce d’acuité douloureuse tous ces bruits déjà familiers des matins d’hiver qui montaient de la rue, voix noyées d’alcool et grouillements de sabots. C’était dans une de ces vieilles maisons hautes d’étages, profondes, immenses, avec des cours noires, des murs de granit brut, épais comme des remparts, renfermant toute sorte de monde, ouvriers, vétérans, marins ; – au moins trente ménages d’ivrognes. Il y avait quatre mois – depuis qu’Yves était revenu des Antilles – qu’elle avait quitté Toulven pour venir habiter là.

Une clarté plus blanche entrait par les vitres, tombait sur ces murs délabrés et sordides, pénétrait peu à peu toute cette grande chambre, où leur modeste petit ménage, aujourd’hui tout en désordre, semblait perdu. – Décidément c’était le jour ; elle alla, par économie, souffler sa chandelle, et puis revint s’asseoir.

Qu’allait-elle faire de sa journée ? Travaillerait-elle aujourd’hui ? Non, elle n’en avait pas le courage, et puis à quoi bon ? Encore un jour qu’il faudrait passer sans feu, avec la mort dans le cœur, à regarder tomber la pluie et à attendre !… Attendre, attendre avec une anxiété qui croîtrait d’heure en heure, attendre la tombée de la nuit, le moment où le martellement des sabots recommencerait en bas dans la rue grise, la débauchée. Car Yves et les autres marins dont les navires étaient dans le port sortaient en même temps que les ouvriers de l’arsenal, et alors, elle, chaque soir, appuyée à sa fenêtre, regardait passer ce flot d’hommes, les yeux inquiets, fouillant le plus loin possible dans tous ces groupes, cherchant celui qui lui avait pris sa vie.

Elle le reconnaissait de loin, à sa haute taille droite, à sa carrure ; son col bleu dominait les autres. Quand elle l’avait découvert, marchant vite, se hâtant vers le logis, il lui semblait que son pauvre cœur se desserrait, qu’elle respirait mieux ; quand elle l’avait vu enfin au-dessous d’elle entrer par la vieille porte basse, elle était presque heureuse. Il arrivait ; – et quand il était là et qu’il les avait embrassés tous deux, elle et le petit Pierre, le danger était fini, il ne ressortait plus.

Mais, s’il tardait à paraître, peu à peu elle sentait l’angoisse l’étreindre… Et, quand l’heure était passée, la nuit venue, la foule des hommes dispersée, et que lui n’était pas rentré, oh ! alors commençaient ces soirées sinistres qu’elle connaissait si bien, ces soirées mortelles d’attente qu’elle passait, la porte ouverte, assise dans une chaise, les mains jointes, à dire des prières, l’oreille tendue à tous les chants de matelots qui venaient du dehors, tremblant à tous les bruits de pas qu’elle entendait dans l’escalier noir.

Et puis, très tard, quand les autres, les voisines, étaient couchées et ne pouvaient plus la voir, elle descendait ; sous le froid, sous la pluie, elle s’en allait comme une insensée attendre aux coins des rues, écouter aux portes des bouges où l’on buvait encore, coller sa joue pâlie aux vitres des cabarets…

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