LXVIII

Dimanche, 31 mars 1881.

Toulven, au printemps ; les sentiers pleins de primevères. Un premier souffle un peu tiède passe et surprend délicieusement, passe sur les branchages des chênes et des hêtres, sur les grands bois effeuillés, et nous apporte, dans cette Bretagne grise, des effluves d’ailleurs, des ressouvenirs de pays plus lumineux. Un été pâle va venir, avec de longues, longues soirées douces.

Nous sommes tous sortis sur la porte de la chaumière, les deux vieux Keremenen, Yves, sa femme, et puis Anne, la petite Corentine et le petit Pierre. Des chants d’église, que nous avions d’abord entendus dans le lointain, se rapprochent très lentement. C’est la procession qui arrive d’un pas rythmé, la première procession du printemps. – La voilà dans le chemin vert, – elle va passer devant nous.

« Monte-moi, parrain, monte !… » dit petit Pierre, qui me tend les bras pour se faire prendre à mon cou, pour mieux voir.

Mais Yves le veut pour lui, et, l’enlevant très haut, le pose tout debout sur sa tête ; alors petit Pierre sourit de se trouver si grand, et plonge ses mains dans les branches moussues des vieux arbres.

La bannière de la vierge passe, portée par deux jeunes hommes recueillis et graves. Tous les hommes de Trémeulé et de Toulven la suivent, tête nue, jeunes et vieux, leur feutre bas, de longs cheveux, blonds ou blanchis par l’âge, qui tombent sur des vestes bretonnes ornées de broderies vieilles.

Toutes les femmes viennent derrière : des corselets noirs tous brodés d’yeux, un petit brouhaha contenu de voix qui prononcent des mots celtiques, un remuement de grandes choses en mousseline blanche sur les têtes. La vieille sage-femme défile la dernière, courbée et trottant menu, toujours avec son allure de fée ; elle nous adresse un signe de connaissance et menace petit Pierre, par plaisanterie, du bout de son bâton.

Cela s’éloigne et le bruit aussi…

Maintenant nous voyons, par derrière et de loin, toute cette file qui monte entre les étroites parois de mousse, tout ce plein sentier de coiffes à grandes ailes et de collerettes blanches.

Cela s’en va, en zigzags, montant toujours vers Saint-Éloi de Toulven. C’est très bizarre, cette queue de procession.

« Oh !… toutes ces coiffes ! » dit Anne, qui a fini son chapelet la première, et qui se met à rire, saisie de l’effet de toutes ces têtes blanches élargies par les tuyaux de mousseline.

C’est fini, – perdu dans les lointains de la voûte de hêtres ; – on ne voit plus que le vert tendre du chemin, et les touffes de primevères semées partout : végétations hâtives qui n’ont pas pris le temps de voir le soleil, et qui se pressent sur la mousse en gros bouquets compacts, d’un jaune pâle de soufre, d’une teinte laiteuse d’ambre. Les Bretons les appellent fleurs de lait.

Je prends petit Pierre par la main, et l’emmène avec moi dans les bois, pour laisser Yves seul avec ses parents. Ils ont des affaires très graves, paraît-il, à discuter ensemble ; toujours ces questions d’intérêt et de partage qui, à la campagne, tiennent une si grande place dans la vie.

Cette fois, il s’agit d’un rêve qu’ils ont fait tous deux, Yves et sa femme : réunir tout leur avoir et bâtir une petite maison, couverte en ardoise, dans Toulven. J’aurai ma chambre à moi, dans cette petite maison, et on y mettra des vieilleries bretonnes que j’aime, et des fleurs et des fougères. Ils ne veulent plus demeurer dans les grandes villes, ni dans Brest surtout ; – c’est trop mauvais pour Yves.

« Comme ça, dit-il, c’est vrai que je n’habiterai pas bien souvent chez moi ; mais, quand je pourrai y venir, nous y serons tout à fait heureux. Et puis, vous comprenez, c’est surtout pour plus tard, quand j’aurai ma retraite ; je serai très bien dans ma maison, avec mon petit jardin. »

La retraite !… Toujours ce rêve que les matelots commencent à faire en pleine jeunesse, comme si leur vie présente n’était qu’un temps d’épreuve. Prendre sa retraite, vers quarante ans ; après avoir fait les cent coups par le monde, posséder un petit coin de terre à soi, y vivre très sage et n’en plus sortir ; devenir quelqu’un de posé dans son hameau, dans sa paroisse, – marguillier après avoir été rouleur de mer ; vieux diable, se faire bon ermite, bien tranquille… Combien d’entre eux sont fauchés avant de l’atteindre, cette heure plus paisible de l’âge mûr ? Et, pourtant, interrogez-les, ils y songent tous.

Cette manière sûre qu’Yves avait trouvée pour être sage lui avait réussi très bien ; à bord, il était le marin exemplaire qu’il avait toujours été, et, à terre, nous ne nous quittions plus.

À dater de cette mauvaise journée qui avait commencé l’an 81, notre façon d’être ensemble avait complètement changé, et je le traitais à présent tout à fait en frère.

Sur cette Sèvre, un très petit bateau où nous vivions, entre officiers, dans une intimité bien cordiale, Yves était maintenant de notre bande. – Au théâtre, dans notre loge ; de part dans nos excursions, dans nos entreprises généralement quelconques. Lui, intimidé d’abord, refusant, se dérobant, avait fini par se laisser faire, parce qu’il se sentait aimé de tous. Et moi, j’espérais dans ce moyen nouveau et peut-être étrange : le rapprocher de moi le plus possible et l’élever au-dessus de sa vie passée, de ses amis d’autrefois.

Cette chose qu’on est convenu d’appeler éducation, cette espèce de vernis, appliqué d’ailleurs assez grossièrement sur tant d’autres, manquait tout à fait à mon frère Yves ; mais il avait par nature un certain tact, une délicatesse beaucoup plus rares et qui ne se donnent pas. Quand il était avec nous, il se tenait si bien à sa place toujours, que lui-même commençait à s’y trouver à l’aise. Il parlait très peu, et jamais pour dire ces choses banales que tout le monde a dites. Et même, lorsqu’il quittait sa tenue de marin pour prendre certain costume gris fort bien ajusté avec des gants de Suède d’une nuance assortie, alors, tout en gardant sa désinvolture de forban, sa tête en arrière et sa peau bronzée, il prenait tout à coup fort grand air.

Cela nous amusait, de le mener avec nous, de le présenter à de braves gens auxquels son silence et sa carrure imposaient, et qui le trouvaient dédaigneux. Et c’était drôle, le lendemain, de le voir redevenu matelot, aussi bon gabier que devant.

… Donc, nous étions dans les bois de Toulven, petit Pierre et moi, à chercher des fleurs, pendant le conseil de famille.

Nous en trouvions beaucoup, des primevères jaune pâle, des pervenches violettes, des bourraches bleues, et même des silènes roses, les premières du printemps.

Petit Pierre en ramassait tant qu’il pouvait, très agité, ne sachant jamais auxquelles courir, et poussant de gros soupirs, comme accablé d’une besogne très importante ; il me les apportait bien vite par petits paquets, toutes mal cueillies, à moitié chiffonnées dans ses petits doigts, et la queue trop courte.

De la hauteur où nous étions, on voyait des bois à perte de vue ; les épines-noires étaient déjà fleuries ; toutes les branches, toutes les brindilles rougeâtres, pleines de bourgeons, attendaient le printemps. Et, là-bas, l’église de Toulven dressait au milieu de ce pays d’arbres sa flèche grise.

Nous étions restés si longtemps dehors, qu’on avait mis Corentine en vigie dans le sentier vert pour annoncer notre retour. Nous la voyions de loin qui sautait, qui sautait, qui faisait le diable toute seule, avec sa grande coiffe et sa collerette au vent. Et elle criait bien fort :

« Les voilà qui arrivent, Pierre brass et Pierre vienn ! (Pierre grand et Pierre petit) en se donnant main tous deux. »

Et elle tournait la chose en chanson et la chantait sur un air de Bretagne très vif, en dansant en mesure :

Les voilà qui arrivent !

Et ils se donnent la main tous deux,

Pierre brass et Pierre vienn !

Sa grande coiffe et sa collerette au vent, elle dansait comme une petite poupée devenue folle. Et la nuit tombait, nuit de mars, toujours triste, sous la voûte effeuillée des vieux arbres. Un froid courait tout à coup comme un frisson de mort sur les bois, après le soleil tiède du jour :

Et ils se donnent la main tous deux,

Pierre brass et Pierre vienn !

Et Pierre vienn bugel-du !

Bugel-du (le petit bonhomme noir), ce même surnom qu’Yves avait porté, elle le donnait à son petit cousin Pierre, toujours à cause de cette couleur bronzée des Kermadec. Alors je l’appelai : Moisel vienn pen-melen (petite demoiselle à tête jaune), et ce nom lui resta ; il lui allait bien, à cause de ses cheveux toujours échappés de sa coiffe, comme des écheveaux de soie couleur d’or.

Tout le monde avait l’air heureux dans la chaumière, et Yves me prit à part pour me dire qu’on s’était très bien entendu. Le vieux Corentin leur donnait deux mille francs, et une tante leur en prêtait mille autres. Avec cela, ils pourraient acheter un terrain à terme et commencer tout de suite à bâtir.

Après dîner, vite il fallut aller prendre la voiture à Toulven, et le train à Bannalec. Yves et moi, nous nous en retournions à Lorient, où notre Sèvre nous attendait dans le port.

Vers onze heures, quand nous fûmes rentrés dans le logis de hasard que nous avions loué en ville, Yves, avant de se coucher, arrangea dans des vases nos fleurs des bois de Toulven.

Pour la première fois de sa vie, il faisait pareil ouvrage ; il était étonné de lui-même et de trouver jolies ces pauvres fleurettes auxquelles il n’avait encore jamais pris garde.

« Eh bien, dit-il, quand j’aurai ma petite maison à Toulven, j’en mettrai chez nous, car je trouve que ça fait très bien. C’est pourtant vous, tenez, qui m’avez donné l’idée de ces choses… »

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