LXXIX

« Tiens ! C’est vous, Kermadec ?

– Oui, monsieur Kerjean.

– Et, en bordée, je parie ?

– Oui, Monsieur Kerjean. »

En effet, cela se voyait à sa tenue.

« Eh bien, je croyais que vous étiez marié, Yves ? C’est quelqu’un de Paimpol, le grand Lisbatz, je crois, qui m’avait conté que vous étiez père de famille. »

Yves secoua ses épaules d’un mouvement d’insouciance méchante, et dit :

« S’il vous manquait du monde, Monsieur Kerjean, … Ça m’irait, à moi, de partir à votre bord. »

Ce n’était pas la première fois que ce capitaine Kerjean enrôlait des déserteurs. Il comprit. Il savait comment on les prend et ensuite comment on les mène. Son navire, la Belle-Rose, qui naviguait sous un pavillon d’Amérique, partait le lendemain pour la Californie. Yves lui convenait ; c’était une acquisition excellente pour un équipage comme le sien.

Ils s’isolèrent tous deux pour ébaucher, à voix basse, leur traité d’alliance.

Cela se passait au port de commerce, le matin du second jour, après sa fuite de chez lui.

La veille, il avait été à Recouvrance, en rasant les murs, pour tâcher d’avoir des nouvelles de son petit Pierre. De loin, il l’avait aperçu, qui regardait passer le monde à la fenêtre, avec un petit bandeau sur son front. Alors il était revenu sur ses pas, suffisamment rassuré, dans son égarement d’ivresse qui durait encore ; il était revenu sur ses pas pour « aller retrouver ses amis ».

Ce matin-là, il s’était réveillé au jour, sous un hangar du quai où ses amis l’avaient couché. L’ivresse était cette fois passée, bien complètement passée. Il faisait toujours ce même beau temps d’octobre, frais et pur ; les choses avaient leurs aspects habituels, comme si de rien n’était, et d’abord il songea avec attendrissement à son fils et à Marie, prêt à se lever pour aller les retrouver là-bas et leur demander pardon. Il lui fallut un moment pour se rappeler tout, et se dire que c’était fini, qu’il était perdu…

Retourner près d’eux, maintenant ? – Oh ! non, jamais, – quelle honte !

D’ailleurs, s’être échappé du bord étant puni de fers, et avoir ensuite couru bordée trois jours, tout cela ne pouvait plus se racheter. Prendre encore ces mêmes résolutions, reprises vingt fois, faire encore ces mêmes promesses, dire encore ces mêmes mots de repentir… oh ! non ! assez ! Il en avait un mauvais sourire de pitié et de dégoût.

Et puis sa femme lui avait dit : « Va-t’en ! » il s’en souvenait bien, de son regard de haine, en lui montrant la porte. Il avait beau l’avoir mille fois mérité, il ne lui pardonnerait jamais cela, lui, habitué à être le seigneur et le maître. Elle l’avait chassé ; c’était bien, il était parti, il suivrait sa destinée, elle ne le reverrait plus…

Cette rechute aussi lui était plus répugnante, après cette bonne période de paix honnête, pendant laquelle il avait entrevu et compris une vie plus haute ; ce retour de misère lui paraissait quelque chose de décisif et de fatal. À ce moment, il s’aperçut qu’il était couvert de poussière, de boue, de souillures immondes, et il commença de s’épousseter, en redressant sa tête, qui s’animait peu à peu, à ce réveil, d’une expression dure et dédaigneuse.

Être tombé comme une brute sur son fils et avoir meurtri ce pauvre petit front !… Il se faisait tout à coup à lui-même l’effet d’un misérable bien repoussant.

Il brisait entre ses mains les planches d’une caisse qui traînait là près de lui, et, à demi-voix, après un coup d’œil instinctif pour s’assurer qu’il était seul, il se disait, avec une espèce de rire moqueur, d’odieuses injures de matelot.

Maintenant il était debout avec un air fier et méchant.

Déserter !… Si quelque navire pouvait l’emmener tout de suite !… Cela devait se trouver sur les quais ; justement il y en avait beaucoup ce jour-là. Oh ! oui ! à n’importe quel prix, déserter, pour ne plus reparaître !

Sa décision venait d’être prise avec une volonté implacable. Il marchait vers les navires, cambré, la tête haute, l’entêtement breton dans ses yeux à demi fermés, dans ses sourcils froncés.

Il se disait : « Je ne vaux rien, je le sais, je le savais, ils auraient dû me laisser tous. J’ai essayé ce que j’ai pu, mais je suis fait ainsi et ce n’est pas ma faute. »

Et il avait raison peut-être : ce n’était pas sa faute. À cet instant, il était irresponsable ; il cédait à des influences lointaines et mystérieuses qui lui venaient de son sang ; il subissait la loi d’hérédité de toute une famille, de toute une race.

Share on Twitter Share on Facebook