LXXXV

« Hale le bout à bord, Goulven ! »

C’était dans un accostage difficile. Je venais, avec un canot du Primauguet, aborder un bâtiment baleinier d’allures suspectes, qui ne portait aucun pavillon.

Dans l’océan austral, toujours ; auprès de l’île Tonga-Tabou, du côté du vent. – Le Primauguet, lui, était mouillé dans une baie de l’île, en dedans de la ligne des récifs, à l’abri du corail. L’autre, le baleinier, s’était tenu au large, presque en pleine mer, comme pour rester prêt à fuir, et la houle était forte autour de lui.

On m’envoyait en corvée pour le reconnaître, pour l’arraisonner, comme on dit dans notre métier.

« Hale à bord, Goulven ! hale ! »

Je levai la tête vers l’homme qui s’appelait Goulven ; c’était lui qui, du haut du navire équivoque, tenait l’amarre qu’on venait de me lancer. Et je fus saisi de cette figure, de ce regard déjà connu ; c’était un autre Yves, moins jeune, encore plus basané et plus athlétique peut-être, – les traits plus durs, ayant plus souffert ; – mais il avait tellement ses yeux, son regard, que c’était comme un dédoublement de lui-même qui m’impressionnait.

Quelquefois j’avais pensé, en effet, que nous pourrions le rencontrer, ce frère Goulven, sur quelqu’un de ces baleiniers que nous trouvions, de loin en loin, dans les mouillages du Grand-Océan, et que nous arraisonnions quand ils avaient mauvais air.

J’allai à lui d’abord, sans m’inquiéter du capitaine, qui était un énorme Américain, à tête de pirate, avec une longue barbe épaisse comme le goémon. J’entrais là comme en pays conquis, et les convenances m’importaient peu.

« C’est vous, Goulven Kermadec ? »

Et déjà je m’avançais en lui tendant la main, tant j’en étais sûr. Mais lui blanchit sous son hâle brun, et recula. Il avait peur.

Et, par un mouvement sauvage, je le vis qui rassemblait ses poings, raidissait ses muscles, comme pour résister quand même, dans une lutte désespérée.

Pauvre Goulven ! Cette surprise de m’entendre dire son nom, – et puis mon uniforme, – et les seize matelots armés qui m’accompagnaient ! Il avait cru que je venais, au nom de la loi française, pour le reprendre, et il était comme Yves, s’exaspérant devant la force.

Il fallut un moment pour l’apprivoiser ; et puis, quand il sut que son petit frère était devenu le mien, et qu’il était là, sur le navire de guerre, il me demanda pardon de sa peur avec ce même bon sourire que je connaissais déjà chez Yves.

L’équipage avait singulière mine. Le navire lui-même avait les allures et la tenue d’un bandit. Tout léché, éraillé par la mer, depuis trois ans qu’il errait dans les houles du Grand-Océan sans avoir touché aucune terre civilisée, – mais solide encore, et taillé pour la route. Dans ses haubans, depuis le bas jusqu’en haut, à chaque enfléchure, pendaient des fanons de baleine pareils à de longues franges noires ; on eût dit qu’il avait passé sous l’eau et s’était couvert d’une chevelure d’algues.

En dedans, il était chargé des graisses et des huiles des corps de toutes ces grosses bêtes qu’il avait chassées. Il y en avait pour une fortune, et le capitaine comptait bientôt retourner en Amérique, en Californie, où était son port.

Un équipage mêlé : deux Français, deux Américains, trois Espagnols, un Allemand, un mousse indien, et un Chinois pour la cuisine. Plus une chola du Pérou, – à demi nue comme les hommes, – qui était la femme du capitaine, et qui allaitait un enfant de deux mois conçu et né sur la mer.

Le logement de cette famille, à l’arrière, avait des murailles de chêne épaisses comme des remparts, et des portes bardées de fer. Au dedans, c’était un arsenal de revolvers, et de coups-de-poing, et de casse-tête. Les précautions étaient prises ; on pouvait, en cas de besoin, tenir là un siège contre tout l’équipage.

D’ailleurs, des papiers en règle. On n’avait pas hissé de pavillon parce qu’on n’en avait plus ; les cafards avaient mangé le dernier, dont on me fit voir les lambeaux en s’excusant ; il était bien aux couleurs d’Amérique, rayé blanc et rouge, avec le yak étoilé. Rien à dire ; c’était, en somme, correct.

… Goulven me demandait si je connaissais Plouherzel ; et alors je lui contais que j’avais dormi une nuit sous le toit de sa vieille mère.

« Et vous, dis-je, n’y reviendrez-vous jamais ? »

Il souffrait encore, et très cruellement, à ce souvenir ; je le voyais bien.

« C’est trop tard à présent. Il y aurait ma punition à faire à l’état, et je suis marié en Californie, j’ai deux enfants à Sacramento.

– Voulez-vous venir avec moi voir Yves ?

– Venir avec vous ? » répéta-t-il bas, d’une voix sombre, comme très étonné de ce que je lui proposais. « Venir avec vous ?… mais vous savez bien… que je suis déserteur, moi ? »

À ce moment, il était tellement Yves, il avait dit cela tellement comme lui, qu’il me fit mal.

Après tout, je comprenais ses craintes d’homme libre et jaloux de sa liberté ; je respectais ses terreurs de la terre française, – car c’est une terre française que le pont d’un navire de guerre ; – à bord du Primauguet, on était en droit de le reprendre, c’était la loi.

« Au moins, dis-je, avez-vous envie de le voir ?

– Si j’ai envie de le voir !… mon pauvre petit Yves !

– Allons, c’est bien, je vous l’amènerai. Quand il viendra, je vous demande seulement de lui conseiller d’être sage. Vous me comprenez… Goulven ? »

Ce fut lui alors qui me prit la main, et la serra dans les siennes.

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