XIX

Ces crêpes qu’on nous faisait ressemblaient à la lune, tant elles étaient larges ; on nous les passait à mesure toutes brûlantes, au bout d’une longue palette de frêne taillée en forme d’aviron de chaloupe.

Yves en laissa choir une sur une grosse poule qu’on n’avait pas vue par terre et qui se sauva dans un recoin sombre, en secouant ce manteau d’un air revêche et offensé. J’avais bonne envie de rire et Jeannie aussi ; mais nous n’osions pas, sachant bien tous deux que c’était un signe de malheur.

« Encore la grosse noire ! » dit la vieille mère, lâchant son rouet et regardant Yves d’un air consterné. « Jeannie, ma fille, rappelez-vous de l’envoyer demain matin vendre au marché ; c’est toujours la même qui rôde à l’heure où toutes les autres poules sont couchées ; elle finirait par nous attirer du mal. »

Nous coupions nos crêpes en petits morceaux pour les mettre dans nos écuelles de soupe, et puis nous les mangions, bien trempées, avec nos cuillères de bois. Et Jeannie nous faisait boire tous trois dans une même grande moque qui était pleine d’un cidre très bon.

Après, quand nous eûmes bien mangé et bien bu, Jean commença d’une jolie voix haute une chanson de bord que connaissent tous les matelots bretons. Yves et moi, nous chantions les basses, et la vieille mère marquait la mesure avec sa tête et la pédale de son rouet. On n’entendait plus les refrains tristes que le vent chantait tout seul dehors.

La chanson disait :

Nous étions trois marins de Groix,

Nous étions trois marins de Groix,

Embarqués sur le Saint-françois.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Pauvre homme, ’l a tombé à la mer,

Pauvre homme, ’l a tombé à la mer,

Les autres étaient bien dans la peine.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Les autres étaient bien dans la peine,

Les autres étaient bien dans la peine.

Ils ont hissé l’ pavillon guen (pavillon blanc)

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Ils ont hissé l’ pavillon guen,

Ils ont hissé l’ pavillon guen,

Ils n’ont trouvé que son chapeau.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Ils n’ont trouvé que son chapeau,

Ils n’ont trouvé que son chapeau,

Son garde-pipe et son couteau.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

La maman qui s’en est allée,

La maman qui s’en est allée,

Prier la grande Sainte-Anne d’Auray.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

« Bonne Sainte-Anne, rendez-moi mon fils,

Bonne Sainte-Anne, rendez-moi mon fils. »

La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit…

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit,

La bonne Sainte-Anne, elle lui a dit :

« Tu le retrouv’ras en paradis ! »

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Dans son village s’en est retournée,

Dans son village s’en est retournée.

L’endemain, pauv’ femme, elle est trépassée.

Il vente !…

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

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