XVII

Je marchais depuis une heure. – Au hasard, j’avais pris le même chemin qu’hier avec Yves, – et j’étais repassé devant cette croix de Kergrist.

Maintenant Paimpol et la mer, et les îles, et les caps boisés de sapins sombres, tout cela venait de disparaître derrière un repli du terrain ; une campagne plus triste s’étendait devant moi.

Cette journée de février était calme, très morne ; l’air était presque doux, et le ciel restait bleu par places, un peu voilé seulement, comme toujours est le ciel breton.

Je m’en allais par des sentiers humides, bordés, suivant le vieil usage, de hauts talus en terre qui muraient tristement la vue. L’herbe rase, les mousses mouillées, les branches nues sentaient l’hiver. À tous les coins de ces chemins, de vieux calvaires étendaient leurs bras gris ; ils portaient des sculptures naïves, retouchées bizarrement par les siècles : les instruments de la passion, ou bien des images grimaçantes du christ.

De loin en loin, on voyait les chaumières à toit de paille, toutes verdies de mousse, à demi enfouies dans la terre et les branchages morts. Les arbres étaient rabougris, dépouillés par l’hiver, tourmentés par le vent du large. Personne nulle part, et tout cela était silencieux.

Une chapelle de granit gris, avec un enclos de hêtres et des tombes… Ah ! Oui, je la reconnaissais sans l’avoir jamais vue : la chapelle de Plouherzel ! Yves m’en avait souvent parlé à bord pendant les nuits de quart, pendant les nuits limpides de là-bas où on rêvait du pays : – « Quand on est rendu à la chapelle, disait-il, c’est tout près ; on n’a plus qu’à tourner dans le sentier à gauche, deux cents pas, et on est chez nous. »

Je tournai à gauche, et, au bord du sentier, j’aperçus la chaumière.

Elle était isolée et toute basse sous de vieux hêtres.

Elle regardait un grand paysage triste dont les lointains s’estompaient dans les gris noirs. C’étaient des plaines, des plaines monotones avec des fantômes d’arbres ; un lac d’eau marine à l’heure de la basse mer, un lac vide creusé dans des assises de granit, prairie profonde d’algues et de varechs, avec une île au milieu.

L’île, étrange, en granit tout d’une pièce, polie comme un dos, ayant forme d’une grande bête assise. On cherchait des yeux la mer, la vraie qui devait revenir pourtant à ces réservoirs abandonnés, et on ne la découvrait nulle part. Une brume froide et sombre montait à l’horizon, et le soleil d’hiver commençait à s’éteindre.

Pauvre Yves ! Une chaumière isolée au bord du chemin, c’est la sienne ; une pauvre petite chaumière bretonne, au détour d’un sentier perdu, bien basse, sous un ciel obscur, à moitié dans la terre, avec de vieux petits murs de granit où poussent les pariétaires et la mousse.

Là sont tous ses souvenirs d’enfance, à lui ; là était son berceau de petit sauvage, là était son nid ; foyer chéri habité par sa mère, foyer auquel, dans les pays lointains, dans les grandes villes d’Amérique ou d’Asie, son imagination toujours le ramenait. Il y songeait avec amour, à ce petit coin de monde, pendant les belles nuits calmes de la mer et pendant les nuits troublées, brutalement joyeuses, de sa vie d’aventures. Une pauvre chaumière isolée, au détour d’un chemin, et c’est tout.

Dans ses rêves de marin, c’était là ce qu’il revoyait : sous le ciel pluvieux, au milieu de la campagne morne du pays de Goëlo, ces vieux petits murs humides, tout verdis de pariétaires ; et les chaumières voisines où des bonnes vieilles en coiffe le gâtaient au temps de son enfance ; et puis, au coin des chemins, les calvaires de granit, mangés par les siècles…

Mon Dieu ! Que ce pays est sombre et me serre le cœur !

Je frappai à cette porte, et une jeune fille qui ressemblait à Yves parut sur le seuil.

Je lui demandai si c’était bien la maison des Kermadec.

« Oui, dit-elle, un peu étonnée et craintive.

Et puis, tout à coup :

« C’est vous, monsieur, qui êtes l’ami de mon frère et qui êtes arrivé de Brest hier au soir avec lui ?… »

Seulement elle s’inquiétait de me voir venir seul.

J’entrai. Je vis les bahuts, les lits bretons, les vieilles assiettes rangées au vaisselier. Tout cela avait la mine propre et honnête ; mais la chaumière était bien petite et modeste.

« Tous nos parents sont riches », m’avait souvent dit Yves ; « il n’y a que nous autres qui sommes pauvres. »

On me montra un de ces lits en forme d’armoire, à deux places, qui avait été préparé pour Yves et pour moi. Je devais habiter l’étagère supérieure, qui était garnie de gros draps de toile rousse bien propres et bien raides.

« Restez donc, monsieur ; ils vont bientôt revenir de la ville. »

Mais non, je remerciai pour ce premier jour et je m’en allai.

À mi-chemin de Paimpol, nuit tombante, j’aperçus de loin un grand col bleu, dans une carriole qui s’en revenait bon train vers Plouherzel : la petite voiture de l’ami Jean ramenant Yves et sa mère. Je n’eus que le temps de me jeter derrière les buissons ; s’ils m’avaient reconnu, il n’y aurait plus eu moyen de les quitter, bien certainement.

Il faisait tout à fait nuit quand j’arrivai à Paimpol, et les petites lanternes des rues étaient allumées. J’essayai de me mêler à cette foule qui s’agitait sur la place : c’était de ces marins qu’on appelle là des Islandais, qui s’exilent tous les étés, six mois durant, pour aller faire la grande pêche dangereuse dans les mers froides.

Aucun de ces hommes n’était seul. Ils circulaient en chantant par les rues avec des jeunes femmes au bras, des sœurs, des fiancés, des maîtresses. Et ces images de joie et de vie me donnaient le sentiment de mon isolement profond. Je marchais seul, moi, triste et inconnu d’eux tous, sous mon costume d’emprunt pareil au leur. On me dévisageait. « Qui est celui-là ? Un marin d’ailleurs, à la recherche d’un navire ? Nous ne l’avons jamais vu parmi nous. »

Je me sentais froid au cœur, et brusquement je repris le chemin de Plouherzel. Après tout, je ne les gênerais peut-être pas beaucoup, mes amis simples de là-bas, en allant un peu me réchauffer près d’eux.

J’avais oublié de dîner et je marchais d’un pas rapide, craignant d’arriver bien tard, de trouver là-bas la chaumière fermée et mes amis couchés.

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