I

25 mars 1879

Dix ans plus tard.

… Dans notre pays, cette année, le printemps tarde à venir, et c'est encore l'hiver pâle et triste.

La nuit de mars tombe lentement, et je suis seul dans ma chambre…

Jamais, depuis mon enfance déjà lointaine, je n'étais resté si longtemps au foyer. Six mois, c'est un long repos ! Et je l'aime, ce foyer que j'ai tant de fois déserté. Et, chaque fois que je le quitte, je sens une angoisse en songeant qu'au retour je pourrais y trouver peut-être encore quelque place vide. Les figures très chéries qui me le gardent sont déjà, hélas ! marquées par le temps ; je vois bien qu'elles s'affaiblissent avec les années, et cela me fait peur.

Je ne sais rien de triste comme la tombée des nuits d'hiver, ces airs ternes et mourants que prennent les choses, ce silence de ma maison, augmente encore par le silence de la petite ville qui l'enserre.

Auprès de moi, il y a Suleïma qui dort (Suleïma la tortue). Depuis les premières fraîcheurs de novembre, elle est enfermée dans sa boîte, qui est pareille à celles où couchent les perruches, et elle dort son sommeil de petite bête hibernante. Il y a dix ans qu'elle habite ma maison, tenant fidèle compagnie aux hôtes du foyer pendant que je cours le monde, et gâtée assurément comme l'ont été fort peu de tortues.

L'idée me vient d'ouvrir cette boîte : on voit son dos poli, à moitié enfoui dans un matelas de foin très fin.

Elle est devenue fort grosse depuis le jour où je l'ai prise dans la montagne d'Oran, par un temps d'hiver comme celui d'aujourd'hui.

Et, en regardant Suleïma, je retrouve des souvenirs arabes. La figure enfantine de Suleïma, la petite fille, repasse dans mon esprit, pour la première fois depuis tant d'années : Suleïma mangeant ses morceaux de sucre avec un petit air de singe espiègle et charmant.

Ma pensée se promène vaguement dans cette Algérie où je ne suis plus revenu ; je revois de loin cette époque plus jeune, où les pays nouveaux me jetaient en plein visage leur intraduisible étrangeté, avec une puissance de couleur et de lumière qui me semble aujourd'hui perdue…

Comme ici mon imagination s'obscurcit et s'éteint !… Mes souvenirs des pays du soleil s'éloignent, s'embrument, prennent les teintes vagues des choses passées. Ils se mêlent dans ma mémoire et dans mes rêves ; et tout se confond un peu, les minarets de Stamboul, les sable du Soudan, les plages blanches d'Océanie, et les villes d'Amérique, et les écueils sombres de la « mer Brumeuse ».

C'est là l'impression la plus décevante de toutes : sentir qu'on s'ennuie au foyer de famille !…

Mais qu'y faire ? Il y a toujours ce vent d'inconnu et d'aventures qui nous talonne tous, et sans lequel notre métier ne serait pas possible ; quand une fois on a respiré ce vent-là, on étouffe après, en air calme ; toutes les choses douces et aimées, après lesquelles on a soupiré quand on était au loin, deviennent peu à peu monotones, incolores ; et, sourdement, on rêve de repartir.

Et puis ce crépuscule de mars est par trop triste aussi ; on dirait un suaire qui tombe, et ma chambre prend un air funèbre… Si j'allais à côté, dans ma chambre turque, pour essayer de changer ? J'ouvre une double porte, et soulève une portière d'un vieux rose cerise à feuillages d'or. C'est le coin le plus retiré de la maison, cette chambre turque, et les fenêtres, qui donnent sur une cour et des jardins, sont toujours fermées.

Je regarde au-dedans : il y fait déjà nuit, et le velours rouge du mur a l'air noir ; par places, on voit briller la lame courbe d'un yatagan, la crosse damasquinée d'un fusil, ou le dessin bizarre d'une vieille broderie ; une odeur de latakié et d'encens traîne dans l'air, qui est lourd et froid. Il s'y fait un silence particulier : on dirait qu'on entend la nuit venir.

Et voilà que cette chambre me jette ce soir un souvenir déchirant de ce Stamboul d'où j'ai apporté toutes ces choses.

Pourtant ce n'est pas l'Orient, tout cela ; j'ai eu beau faire, le charme n'y est pas venu ; il y manque la lumière, et un je ne sais quoi du dehors qui ne s'apporte pas. Ce n'est pas l'Orient, et ce n'est pas davantage le foyer ; ce n'est plus rien. Je regrette à présent d'avoir détruit ce qui existait avant, qui était bien plus simple, mais qui était plein des souvenirs de mon enfance car il n'y a plus que cela de bon pour moi : pouvoir, à certains moments, oublier ma vie d'homme dépensée ailleurs, et me retrouver ici enfant, tout enfant ; c'est l'illusion que je m'amuse à chercher par toute sorte de moyens, conservant, respectant mille petites choses d'autrefois, avec une sollicitude exagérée.

Où est donc ma mère ? Il y aura tantôt deux heures que je ne l'ai vue, et il me prend une grande envie de sa présence. Je laisse retomber la portière de couleur cerise et je m'en vais.

Un instant je cherche ma mère dans la maison, sans la trouver. Elle est unique, cette maison, d'ailleurs ; on dirait toujours qu'on y joue à cache-cache ; elle est vraiment trop grande à présent, pour nous trois qui restons.

Je rencontre Mélanie, qui traverse la cour, enflant le dos, avec un air gelé.

« Mélanie, savez-vous où est madame ? Mon Dieu ! elle était là tout à l'heure, monsieur Pierre. » Allons, je verrai ma mère un peu plus tard, à l'heure du dîner. Je vais monter au second étage trouver ma grand-tante Berthe.

Dans les escaliers, l'obscurité s'est déjà faite.

Étant enfant, j'avais peur le soir dans ces escaliers ; il me semblait que des morts montaient après moi pour m'attraper les jambes, et alors je prenais ma course avec des angoisses folles.

Je me souviens bien de ces frayeurs ; elles étaient si fortes, qu'elles ont persisté longtemps, même à un âge où je n'avais déjà plus peur de rien.

J'essaye de monter quatre à quatre ce soir, pour retrouver, dans la vitesse, un peu de ces impressions d'autrefois. Mais non, hélas ! les formes qui s'allongeaient, les bras noirs qui passaient à travers les barreaux des rampes, les mains des fantômes, n'y sont plus…

Plus même moyen d'avoir cette peur-là ! Au second, j'ouvre la porte d'une chambre calfeutrée, et j'entre. On dirait qu'il n'y a personne, car rien ne bouge. Pourtant, une intelligence est là qui veille.

« C'est toi, petit ? » dit une voix de quatre-vingt-dix ans qui part d'un grand fauteuil au coin du feu.

La tête qui s'enfonce dans les coussins a été jadis bien belle ; on la devine encore aux lignes droites et régulières du profil. Les yeux ternes ne voient plus, mais derrière ce miroir obscurci par les années l'intelligence a gardé sa flamme claire.

Tous les jours, tous les jours, elle est là, à ce même coin de feu, la vieille, vieille tante Berthe.

« C'est toi, petit ? » Je réponds : « Oui, tante. » Je touche une pauvre main ridée qui se tend vers moi en tremblant et en tâtant, et puis je m'assieds par terre à ses pieds. (Je déteste les chaises. Plumkett dit même que c'est là un des indices de ma nature et de mes mauvaises fréquentations : ne savoir plus m'asseoir comme tout le monde, et toujours m'étendre ou m'accroupir comme font les sauvages.) Cela a été bien souvent ma place de cet hiver : là, devant ce feu, par terre, au pied du fauteuil de ma grand-tante Berthe, lui faisant conter des histoires du temps passé, ou écrivant sous sa dictée de curieuses vieilles choses que personne ne sait plus.

Dans le corridor, une grande pendule sonne lentement six fois, c'est l'heure triste et grise du chien et loup.

« Dis-moi, petit (elle m'a conservé ce nom ; en effet, je suis toujours le plus jeune, l'enfant, pour elle qui a vu passer trois générations)… dis-moi, petit, à vos cloches de bord, n'est-ce pas, vous sonnez deux coups doubles pour six heures, trois coups doubles pour sept heures, et quatre, pour huit ? Oui, tante Berthe.

Et vous dites piquer les heures, au lieu de sonner, comme nous disons, nous autres, les gens de terre ? Oui, continue-t-elle d'une voix plus lente, comme fouillant dans les profondeurs d'un passé presque mort, parmi toutes ces choses accumulées dans sa vieille mémoire, oui, je me souviens ; quand j'étais petite fille et que nous habitions notre campagne de la Tublerie, j'entendais les soirs d'été ces cloches des navires de la rade… » Or, il y a environ quatre-vingts ans que tante Berthe était une petite fille, et quatre-vingts ans aussi que cette Tublerie a été vendue par mon arrière-grand-père. Ces matelots qui sonnaient ces cloches, et qui étaient jeunes alors, sont morts de vieillesse depuis longtemps ; leurs navires sont démolis et tombés en poussière. Et ces soirs d'été où ces cloches s'entendaient sur la mer… c'est singulier, ils m'apparaissent, dans ce lointain, plus lumineux que les nôtres et plus beaux. Ce n'est rien, pourtant, quatre-vingts ans, quand il s'agit des transformations lentes, des règles sensiblement immuables du Cosmos.

« Dis-moi, ta tortue a-t-elle commencé à se remuer, petit ? Non, tante, elle n'est pas réveillée. Signe de retard dans les saisons, vois-tu. Je parierais que nous aurons encore de la gelée blanche cette nuit ; je la sens qui me tombe sur les épaules.

Remonte un peu mon châle, je te prie. Et puis fais flamber le feu, cela t'occupera. » Le fait est que tout s'en mêle : la grosse bûche se consume comme avec souffrance, exhalant une petite flamme intermittente et pâle. Elle se refuse à mieux flamber.

Tante Berthe se met à chanter d'une petite voix cassée et flûtée, qui semble venir de très loin dans le passé ; elle chante en marquant la mesure avec son pied, un vieux noël du pays que j'ai noté hier sous sa dictée.

Après, elle ne dit plus rien, et s'affaisse dans une sorte de somnolence. Il lui faut du bruit à présent pour redevenir gaie et spirituelle ; il lui faut des visites, du mouvement autour d'elle et de la lumière.' Et la nuit grise continue de descendre… Je crois que je vais m'assoupir, moi aussi, dans une sorte de rêve mélancolique. Ce qui me manque au foyer, c'est l'élément jeune, c'est quelque chose qui réponde à ma jeunesse à moi. Cette maison, qui jadis était joyeuse, est bien vide à présent et bien morne ; on dirait qu'il s'y promène des fantômes. Ma vie s'y écoule, tranquille et régulière, en compagnie de vieilles personnes, bien chéries pourtant ; mais il me semble par instants que, moi aussi, je suis devenu vieux, et que c'est fini à jamais du soleil, de la mer, et des aventures, et des pays lumineux de l'islam.

Et, là, auprès de ma vieille tante, je me perds dans des rêves bizarres de vieillesse et de mort, pendant que la nuit froide de mars s'épaissit lentement autour de nous.

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