III

Mers-el-Kébir, 5 avril

À onze heures, Plumkett, dont le navire est voisin du mien, vient me prendre en tartane et, après une heure de traversée sur l'eau bleue du golfe, nous arrivons à Oran.

Par hasard, nous sommes bien disposés l'un et l'autre, et contents d'être ensemble, ne nous étant pas rencontrés depuis longtemps. Oran, par ce beau soleil, ce temps splendide, nous paraît aujourd'hui très pittoresque et très africain.

Nous décidons d'aller revoir le lac Salé et le village de Mizerguin. Mais, avant, par respect pour notre tradition de jeunesse, il faut nous reposer en plein air, devant le café Soubiran. Et nous voilà, assis dans la rue, sous ces tentes, éventés par de grands souffles chauds qui nous apportent du sable.

Devant nous, appuyée à un mur blanc, il y a une jeune fille arabe, en haillons qui nous regarde avec deux yeux noirs déjà effrontés, mais bien beaux… Un ressouvenir, un je ne sais quoi de déjà connu, me repasse en tête, et je l'appelle : « Suleïma ! » Elle relève un peu ses sourcils, l'air étonné, et mord sa petite lèvre rouge, et puis se cache sous son voile en souriant.

Je lui dis : « Tu es Suleïma, la fille de Kaddour, la petite à qui je donnais tous les jours des morceaux de sucre ici, il y a dix ans ? Regarde-moi, tu ne te souviens pas ? Oui, dit-elle, je suis bien Suleïma-ben-Kaddour. » Mais elle a oublié ces morceaux de sucre et s'étonne un peu que je la connaisse par son nom. Et puis elle continue de rire, et ce rire très particulier dit clairement le vilain métier qu'elle a déjà commencé à faire.

Cette promenade au lac Salé, je ne sais pourquoi, ne me tente plus ; après tout, on est très bien à Oran, assis à l'ombre.

Cependant, pour le plaisir de galoper en compagnie de Plumkett…

Les chevaux sont commandés depuis la veille ; on nous les amène et nous voilà partis.

La route est longue au soleil ; la campagne, pierreuse, sauvage, parfumée.

Rien que des palmiers nains et des lavandes, mélangeant au milieu de toutes ces pierres les nuances ternes de leurs deux verdures ; de temps en temps un grand glaïeul rouge jetant là-dessus sa couleur éclatante, ou bien un berger bédouin, demi-nu avec capuchon de laine, promenant des chèvres brunes.

Vers quatre heures nous arrivons à Mizerguin. Nous commandons notre dîner à l'auberge du village, et nous poussons plus loin : je veux cependant montrer à Plumkett certaine vallée où j'étais venu il y a dix ans, un jour d'hiver, avec mon ami John B…, qui disait que c'était le pays de Mignon.

Cette vallée était charmante en janvier ; elle avait une mélancolie tranquille et suave avec ses grands arbres dépouillés et ses orangers en fleur.

Aujourd'hui, c'est un autre charme : c'est la splendeur du printemps, mais d'un printemps qui n'est pas le nôtre. Tout autour, la montagne aride, et ici, une profusion, un luxe inouï de fleurs, un pêle-mêle délicieux de la nature d'Afrique avec celle d'Europe.

Il y a des « bouillées » d'iris qui se penchent sur l'eau ; il y a, parmi les palmiers et les orangers, des recoins humides, ombreux comme des recoins du Nord, où des buissons d'aubépines sont tout fleuris et tout blancs, sous de grands peupliers frêles.

Nous dînons dans cette auberge de Mizerguin à la même place qu'il y a dix ans. Et cela me rend très pensif, de me retrouver à cette table, dans ce village ignoré ; d'être encore jeune, après tant de courses par le monde, tant d'années passées, tant de choses évanouies…

Il y a dix ans, il faisait froid ici ; un vilain vent d'hiver balayait cette route ; et puis, je me rappelle que nous avions quitté la table pour regarder une noce de colons qui passait, avec une belle mariée en blanc et un violon en tête. Tout cela nous avait même paru un bizarre assemblage de choses : un village d'Algérie, une soirée d'hiver très froide, et une pauvre noce campagnarde défilant gaiement en musique, au crépuscule, devant des Bédouins et des chameaux.

À la tombée de la nuit, nous remontons à cheval, pour rentrer bon train à Oran.

Au couchant, le ciel qui s'éteint est vert comme une lueur de phosphore. Quand on vient de quitter l'hiver de France, il faut deux ou trois jours pour que les yeux ne s'étonnent plus de la lumière de ce pays.

Il est nuit close quand nous arrivons à la ville. Les boutiques européennes, les échoppes arabes sont éclairées. Les matelots, les spahis, les zouaves, font tapage dans les rues. Et toutes ces filles brunes au regard noir, mauresques ou juives, qui les appellent aux portes, hélas ! me troublent aussi… Plumkett me parle, et je ne l'écoute plus ; je lui dis des choses quelconques qui sont absurdes ; mon esprit ne peut plus suivre le sien. Et ces créatures, et ce printemps, et cette vie chaude et libre, et les effluves capiteux de ce pays, de plus en plus me montent à la tête et me grisent. Puis, je m'aperçois maintenant que cette petite Suleïma personnifie ce grand trouble inattendu ; je tremble en songeant tout à coup qu'elle est là à ma merci, si je la veux. Une pudeur me retient pourtant, surtout devant Plumkett ; il y voit toujours trop clair, lui, dans tout ce que je voudrais cacher. Et puis, ces sortes d'amour-là, qu'il faut subir, me confondent et me font douter de tout…

Je suis encore un peu grisé ce soir par mon retour en Algérie, par le grand soleil, par toutes les senteurs de ce printemps arabe. Je sais que c'est l'affaire des premiers moments ; ce sera passé demain. J'essayerai de chasser cette petite fille, au moins par respect pour d'autres, qui ont passé avant elle dans mon cœur, et que j'aime encore…

Plumkett imagine d'aller au bain maure, où nous commençons à nous quereller. Lui, veut coucher au bain ; je trouve, moi, la chose absurde et tiens à rentrer à Mers-el-Kébir.

Cette discussion nous conduit fort tard, et il en résulte qu'il n'y a plus de voitures sur la place d'Oran.

De onze heures à minuit, il nous faut faire à pied cette longue route de Mers-el-Kébir. Le temps s'est couvert : nuit noire. Ce n'est même pas très prudent, cette promenade, sans avoir pris seulement un bâton.

Plumkett prétend que c'est ma faute, et moi, je lui en veux parce que la pluie commence. Sur ce dernier point, je sens que je suis dans mon tort, et j'en deviens d'autant plus insupportable. Lui m'écoute avec son calme de philosophe qui m'exaspère.

L'image de Suleïma me poursuit et je médite de le laisser là tout seul, pour rebrousser chemin vers Oran.

Enfin nous voici sur le port de Mers-el-Kébir ; nous réveillons un batelier, et, par grosse mer, sous la pluie à torrents, nous montons dans une petite barque qui se remplit d'eau. Nous arrivons à bord trempés et de détestable humeur.

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