V

Après dîner, en remontant sur le pont, je regarde là-bas, dans la direction d'Oran, et ma résolution ne tient plus. Ces sortes de résolutions, la nuit tiède qui tombe les emporte toujours.

La pluie est passée. Le ciel est assombri encore par des nuages opaques, d'un gris livide, qui se tiennent par longues bandes, et semblent très haut, très loin de notre monde. Le vent vient de terre, et la montagne mouillée nous envoie ses senteurs plus fortes.

Il est déjà tard. Je trouve encore sur le quai de Mers-el-Kébir une petite voiture ouverte, attelée de deux bêtes maigres qui s'emballent au départ. Le vent de cette course me fouette délicieusement le visage, une demi-heure durant, jusqu'aux portes de la ville. Je monte à pied au quartier maure, et Suleïma est là qui m'attend, au point convenu, dans un carrefour noir.

La rue que Suleïma habite est une très vieille petite rue, haut perchée, sur le bord d'un ravin qui semble, la nuit, n'avoir plus de fond.

À Oran, on ne trouve pas, comme à Alger, de ces belles habitations mauresques d'autrefois, qui gardent dans leur décrépitude le charme de leur splendeur morte. Cette maison de Suleïma est sordide et misérable.

D'abord nous traversons une Cour des Miracles, puis des corridors, où elle m'entraîne par la main parce qu'il fait noir, et nous montons par une échelle.

Je me laisse conduire, en tenant dans l'obscurité cette main frêle de jeune fille ; déjà elle m'impressionne, cette pauvre petite main de prostituée, parce que j'ai vu, au jour, qu'elle a du henné sur les ongles, comme une autre main orientale que j'ai bien adorée.

Un grenier avec une natte, un matelas blanc et une couverture arabe : c'est la chambre de Suleïma. Elle allume une petite lampe de cuivre par terre, puis fait signe que nous sommes chez nous.

Et me voici, à demi étendu sur cette couche, contemplant Suleïma, qui est debout devant moi, éclairée en dessous par la flamme de sa lampe. Elle est svelte comme une forme grecque dans ses longs vêtements blancs ; elle a relevé ses bras nus au-dessus de sa tête, et son ombre qui monte au plafond noir ressemble à une ombre d'amphore.

Elle me regarde en souriant, et son sourire est doux et bon ; son regard n'a plus du tout l'effronterie de la rue ; c'est une chose qu'on lui a apprise, cette effronterie-là, et cela ne lui est pas naturel.

Avec ses yeux trop grands et la régularité exquise de ses traits, elle a l'air ce soir d'une madone brune.

Elle ne sait pas encore bien faire son métier sans doute ; car autrement, pour sûr, elle serait moins pauvre.

Quand elle va et vient par la chambre, elle a ce léger balancement des hanches qui est toute la grâce d'une femme, et que, chez nous, les hauts talons et les étroites chaussures ont changé en autre chose d'artificiel ; les femmes antiques devaient avoir ce balancement-là, qui n'est possible qu'avec des pieds nus.

Ses vêtements sont imprégnés de cette odeur qu'ont toutes les femmes d'Orient, même les plus pauvres. Il semble aussi qu'elle sente le désert, et ses mouvements de petite fille nerveuse, encore maigre, ont par instants une souplesse et une élasticité de sauterelle.

Il y a ces deux ou trois mêmes questions éternelles, échangées toujours entre deux êtres qui vont se livrer l'un à l'autre, lorsqu'ils ne sont pas rapprochés par le vice tout seul, lorsqu'il y a encore chez eux un peu de ce quelque chose qu'on a appelé l'âme. On veut savoir d'où on vient, qui on est, qui on a été. Cette curiosité est un reste de pudeur, et comme une aspiration vers du vrai amour.

Nous causons tous deux dans un sabir un peu espagnol ; elle l'a appris avec les petites juives, dit-elle, et, en le parlant, elle y met partout, hors de propos, les aspirations dures de la langue du désert.

… Les morceaux de sucre à la porte du café Soubiran… Oui, elle croit bien qu'elle commence à s'en souvenir… Mais elle était si petite alors !… Elle s'est assise en croisant les jambes, pour chercher plus à son aise dans sa mémoire, comme si c'était très important. Et puis, réflexion faite, elle déclare que non ; je lui ai conté une histoire, cela ne peut pas être moi : il y a trop longtemps que cela se serait passé, et je n'aurais pas l'air si jeune.

Du reste, depuis cette époque, elle a fait un long séjour dans l'intérieur ; son père l'avait ramenée dans le cercle de Biskra, son pays, là-bas, très loin dans le Sud. D'abord on a marché longtemps à pied, et puis on a fait route avec une caravane ; elle-même était sur un chameau, avec des dames arabes. On est passé dans le pays où il n'y a plus que des sables…

Oui, moi aussi, je le connais, ce pays, où il n'y a plus que des sables. Je m'y suis enfoncé plus loin que Suleïma, par le Soudan noir, et j'y ai souffert. Je le retrouve, à mesure qu'elle en parle avec sa simplicité d'enfant. Et, pendant que mes yeux se ferment et que la petite lampe s'éteint, je vois très bien, sous le ciel éternellement bleu et sur les sables roses, passer cette caravane…

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