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25 avril

Nous partions le lendemain, et notre dernière nuit venait de finir.

Aux premières blancheurs incertaines du jour, je m'en allais, et j'étais déjà dans l'échelle par où l'on descendait du taudis sombre, quand Suleïma, qui semblait s'être endormie, se leva et vint jeter ses bras autour de mon cou. Que me voulait-elle, la pauvre petite perdue ?… Elle savait bien que je n'avais plus d'argent et que d'ailleurs je ne reviendrais plus… Le baiser d'adieu qu'elle vint me donner là, et que je lui rendis avec un peu de mon âme, je ne l'avais pas acheté. D'ailleurs il n'y a pas de louis d'or qui puisse payer un baiser spontané qu'une petite fille charmante de seize ans vous donne. Tous deux, sans le vouloir, nous avions un peu joué Rolla

Dehors, dans la rue endormie, je retrouvai le Bédouin couché au milieu de ses chèvres ; et l'échoppe qui s'ouvrait, avec les deux Maures cuisinant leurs beignets sur la même flamme de feu follet ; et les senteurs de plantes qui montaient du ravin aux aloès, et le bien-être, et la fraîcheur délicieuse du matin. Mais je m'en allais d'un pas moins léger que le premier jour, et cette fois je regrettais le bouge noir. Et, tout le temps que je cheminai sur cette route de Mers-el-Kébir, au beau soleil levant, le long des aloès vert pâle et des grands rochers rouges, je songeai avec un peu de tristesse à ce pauvre baiser de petite abandonnée…

Dans l'après-midi, nous donnions un bal à bord, et, le soir, un dîner d'adieu à des officiers de l'armée algérienne.

Après ce dîner, deux lieutenants de spahis très gentils du reste qui se sont pris pour Plumkett et moi d'une grande affection, parce qu'ils sont un peu gris, veulent absolument que nous les reconduisions jusqu'à Oran ; ils ont justement deux chevaux en plus, disent-ils, qui attendent là, à Mers-el-Kébir, dans le fort.

J'avais pourtant bien décidé de ne plus remettre les pieds à terre avant le départ ; et d'ailleurs je suis de service ce soir, je « prends le quart » à minuit.

Mais cette idée de retourner à Oran une dernière fois me trouble un peu la tête. Pourvu que je sois de retour à minuit, pour ce quart, qui s'en apercevra ?…

Allons, nous les reconduirons, puisqu'ils y tiennent.

Dans le fort de Mers-el-Kébir, il y a une vingtaine de chevaux sellés, que gardent des spahis arabes. Il s'en trouve en effet deux de trop, et cela tombe à point.

C'est joli, dans cette vieille forteresse hispano-mauresque, tous ces chevaux éclairés par la lune, et tous ces burnous. Il y a des clartés d'argent sur les groupes arabes, et de longues traînées d'ombres, qui descendent des murailles. Par cette nuit. pure et délicieuse, à travers cette transparence de l'air d'Afrique, tout cela est très lumineux dans le vague, et semble agrandi ; tous ces manteaux blancs et rouges agités au milieu de chevaux impatients qui piaffent, c'est encore de la vraie Algérie, cela. Nous en voyons plus qu'il n'y en a, assurément : on dirait une armée du Prophète, et autour de nous ces hauts pans de murs crénelés, bien ordinaires en plein jour, se dressent ce soir sous la lune comme des choses enchantées.

Les chevaux se sont grisés d'avoine ; les cavaliers, d'autre chose. Tout cela s'ébranle, se met en route avec force cabrioles, part au galop sur la route bordée d'aloès, et traverse le village comme une fantasia.

Une demi-heure après, cet ouragan s'abat aux portes d'Oran ; tout le monde a tenu bon et rien n'est cassé.

À toute force il me faut être rentré à minuit, comme feu Cendrillon. Quelques minutes tout au plus à passer à Oran, et vite je fais monter Plumkett dans le quartier maure, sous prétexte de lui montrer la Kasbah la nuit.

Dans le haut d'une vieille petite rue sombre, au bord d'un ravin sans fond, je m'arrête, je regarde et je cherche ; j'écoute à une porte, je frappe, et puis j'appelle.

« Que faites-vous, mon pauvre Loti ? » dit Plumkett, qui trouve que le lieu a mauvaise mine.

… Mais non, Suleïma n'est pas là ce soir. Elle ne m'attendait plus.

Vite, il faut redescendre au quartier français, prendre une voiture pour Mers-el-Kébir, et donner bon pourboire au cocher.

À minuit juste, je suis de retour, pour prendre le quart jusqu'à quatre heures du matin, et, à cinq heures, au jour levé, nous appareillons pour Alger.

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