XIX

Le lendemain, dès le matin, je m'acheminai vers ce quartier d'Alger où est la prison.

C'était encore le calme délicieux des premières heures du jour ; très bas dans le ciel, le Baal resplendissait comme un grand feu d'argent.

La notion plus exacte des situations et des choses m'était revenue avec le jour, comme il arrive d'ordinaire. J'espérais seulement qu'en allant là de très bonne heure, avant le lever des gens de justice, j'obtiendrais peut-être, par un procédé vieux comme le monde, la permission de la voir.

Je sonnai à cette porte de prison, et, en affectant un ton très dégagé et très bref, je m'adressai au gardien.

C'était impossible, naturellement, je l'avais prévu : il aurait fallu des démarches longues, que personne n'aurait comprises, et pour lesquelles d'ailleurs le temps manquait (nous partions à midi pour Tunis).

J'avais envie d'offrir de l'argent à cet homme ; j'étais venu pour cela, et c'était le moment de risquer ce coup décisif. Mais maintenant j'hésitais : il avait par hasard l'air honnête… Je n'osais plus.

D'ailleurs, elle n'avait pas été condamnée à mort ; on avait déclaré les preuves insuffisantes, me dit-il ; cinq années de prison, c'était tout ce qu'on avait osé lui donner. Les juges aussi, évidemment, l'avaient trouvée belle.

Et l'histoire finit de la manière la plus banale du monde. Je donnai à ce gardien un louis, en lui disant, sur un ton redevenu naturel et poli : « Portez-le à cette Suleïma, et dites-lui, je vous prie, que c'est de la part du Roumi qui lui donnait des morceaux de sucre à la porte d'un café d'Oran, quand elle était petite fille. » Tant pis ! Je voulais que mon souvenir au moins allât encore une fois jusqu'à elle, et je n'avais rien trouvé de mieux que cet expédient pitoyable.

Si-Mohammed m'attendait au coin de la place du Gouvernement ; nous avions pris rendez-vous sous les arcades d'un grand café français qui est là. Assis à l'ombre, je lui contai ce dénouement, et il sourit d'un air légèrement ironique, en regardant les lointains bleus de la Méditerranée.

Dix heures approchaient. La journée s'annonçait terriblement chaude, et des tourbillons de poussière commençaient à courir par les rues.

En haut, le Baal brillait d'un éclat terne et lourd, le ciel s'obscurcissait, prenait cette teinte bleu de plomb qui est particulière aux journées accablantes où le sirocco souffle du désert.

Onze heures maintenant. Finies les douces flâneries d'Alger sous les arcades blanches. Il était temps de partir, peut-être pour ne revenir jamais.

Si-Mohammed vint me conduire à mon canot. Nous descendîmes ensemble, par les grands escaliers de la Marine, sur le quai qui était désert et inondé de soleil.

Et, à midi, quand je vis Alger s'éloigner, tout blanc dans la grande chaleur, sous le ciel obscurci de sable, je me mis à songer à ce Grand-Désert, un peu oublié depuis cinq années, par suite de voyages ailleurs. Je sentais son voisinage, à cette grande fournaise du Sahara, qui par derrière cette ville et le Sahel nous envoyait sa soif et son sable. Et voilà maintenant qu'au lieu d'un regret pour Suleïma et pour l'Algérie, c'était un regret poignant pour ce désert qui me prenait tout à coup ; un regret pour ce Bled-el-Ateuch, le plus grand et le plus mystérieux de tous les sanctuaires de Baal ; un regret pour le Soudan noir, pour ce temps déjà lointain où j'ai vécu là-bas, et souffert… Et je comprenais une fois de plus quelle chose folle et dévorante cela est, de s'éparpiller par le monde, de s'acclimater partout, de s'attacher à tout, de vivre cinq ou six existences humaines, au lieu d'une seule bonne, comme font les simples qui restent et meurent dans le coin de monde toujours chéri où leurs yeux se sont ouverts.

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