XV

21 juin 1880

Un des recoins de la terre où je me suis toujours trouvé bien, c'est ici, sur un certain banc vert où jadis, dans le bon temps heureux, je venais faire mes devoirs à l'ombre et apprendre mes leçons, les jambes en l'air toujours, dans des poses nullement classiques, élève peu studieux, rêvant de voyages et d'aventures.

À présent que j'ai tout vu, au lieu de rêves, ce sont des souvenirs. Cela se ressemble et cela se mêle. Et, quand je me retrouve sur ce banc, je ne sais plus trop distinguer les uns des autres.

Parmi ces souvenirs que le hasard ramène, il y en a de tristes et d'adorés qui passent à leur tour, et qui tout à coup me font me redresser et tordre mes mains d'angoisse. Ils s'en vont comme les autres, mon Dieu, et le temps peu à peu rend ces retours moins déchirants.

C'est mon vrai chez-moi, ce banc vert, malgré tous mes enthousiasmes éprouvés pour d'autres climats et d'autres lieux. Rien ne change alentour. Il y a toujours, à côté, les mêmes iris jaunes, qui sortent en grande gerbe d'un bassin d'eau fraîche entre des pierres moussues ; et les herbes humides sur lesquelles se posent les libellules égarées venues de la campagne. Plus loin, au beau soleil, la rangée des cactus aux grandes fleurs exotiques ; et puis toujours les mêmes roses blanches sur les murs ; les mêmes plantes retombant de partout, plus longues peut-être, plus incultes, envahissant davantage, comme sur les tombeaux, à mesure que la maison est plus dépeuplée et plus silencieuse.

Ce mois de juin est bien beau ; le ciel est bien pur et bien bleu. Et pourtant ce n'est pas encore cette splendeur de l'Orient, ni cette lumière de l'Afrique ; c'est plus voilé et plus doux ; c'est autre chose. Et la nostalgie me prend quelquefois, de ce grand soleil et de ce Baal implacable qui rayonne là-bas…

Aujourd'hui, en songeant à cette Afrique, j'ai retrouvé par hasard l'image de Suleïma. Pauvre petite sauterelle du Désert, vite je l'ai chassée de ma mémoire avec une sorte de pudeur, n'admettant pas que son souvenir à elle vînt me trouver jusqu'ici.

À ce moment même, dans ses vêtements noirs de veuve, je voyais passer ma mère très chérie qui m'envoyait son bon sourire. Elle traversait la cour, à l'ombre du grand bégonia à fleurs rouges, et, de loin, elle me semblait un peu courbée, avec une démarche plus vieillie. Les séparations peut-être, les chagrins !… Alors, je sentis un serrement de cœur inexprimable, en songeant qu'en effet elle était déjà très âgée, et je comptai à vues humaines combien d'années elle me resterait encore, elle qui résume à présent toutes mes affections terrestres.

Et puis je me fis à moi-même un grand serment de ne plus la quitter, de demeurer toujours là près d'elle, dans la paix bienfaisante du foyer…

Les ombres s'allongeaient, les coins de soleil devenaient plus dorés et certaines fleurs se fermaient.

Le soir de ma troisième journée de retour approchait, tranquille et tiède, tandis que les hirondelles noires faisaient en l'air, avec des cris aigus et des courbes folles, leur dernière grande chasse du soir avant l'heure grise des chauves-souris. Je regardais toutes ces choses familières à mon enfance avec une mélancolie douce, comme ayant fini mes longues promenades par le monde, et ne devant plus jamais les perdre de vue.

… L'amour qu'on a pour sa mère, c'est le seul qui soit vraiment pur, vraiment immuable, le seul que n'entache ni égoïsme, ni rien, qui n'amène ni déceptions ni amertume, le seul qui fasse un peu croire à l'âme et espérer l'éternité.

Share on Twitter Share on Facebook